En attendant la prohibition

par Guillaume Laffly

30/10/05

"Le tabac tue. Si tu meurs, tu as perdu une partie importante de ta vie." (Brooke Shields, lors d'un entretien pour une campagne fédérale anti-tabac)

Qui se souvient encore de cette campagne anti-tabac montrant des animaux, cigarette au bec, avec ce slogan : "Avec une cigarette, t'as l'air bête" ? Il est vrai que les animaux ne fument pas.
Ils n'écrivent pas non plus de romans, ne composent pas de cantates, ne découvrent pas de vaccins, ne font pas des mots d'esprit.

Comme l'écrit Stéphane Hoffmann dans son livre Le Bon Tabac, l'homme est un animal fumant.
Il fume même depuis la nuit des temps.

Et s’il n’a pas toujours fumé du tabac, c’est parce qu’il devait se contenter de feuilles de bouleau, d’anis, de noyer, de racines de rhubarbe, etc. …

Enfin est arrivé le Tabac. On l’accueille à bras ouverts, les scientifiques à ce moment, le parent de toutes les vertus. En 1574, un savant allemand, Carl Clusius, déclare à son propos : le tabac est un remède universel pour les maladies de toutes sortes.
Il guérit les migraines, et toutes sortes de choses.
C’est d’ailleurs ce que dirent les indiens d’Amérique du Nord aux premiers explorateurs : nous fumons pour calmer notre toux.
On va même, pour ranimer les noyés, jusqu’à leur insuffler de la fumée dans le fondement.
Je ne résiste d’ailleurs pas au plaisir de vous citer cet extrait de " Lettres sur la certitude des signes de la mort ", écrite par M. Louis, en 1752 :

M. Bruhier nous a donné une observation, où l'on voit que cette insufflation immédiate a été pratiquée. Une femme en traversant la rivière de Seine dans un batelet vis-à-vis Passy, tomba dans l'eau, et en fut retirée sans connaissance. On la réputait morte; "un soldat passant la pipe à la bouche, dit au mari de sécher ses larmes, et que dans peu sa femme serait vivante puis donnant la pipe au mari, il lui dit de lui introduire le tuyau dans l'anus, et d'y souffler de toute ses forces la fumée en mettant dans la bouche le fourneau couvert d'un papier percé de plusieurs trous. A la cinquième gorgée de fumée; on entendit dans le ventre de la femme un grouillement considérable, elle rendit de l'eau par la bouche, et un moment après la connaissance lui revint."

"La chaleur du fourneau de la pipe ne permet pas qu'on la tienne, aussi longtemps dans la bouche qu'il le faudrait.

L'insufflation est souvent interrompue dans cette méthode; assez désagréable d'ailleurs, par la nécessité d'avoir la bouche près du fondement d'une personne. Le motif, si l'on veut, anoblit la chose, mais il n'en ôte pas ce qu'elle a de déplaisant."

Mais hélas, les plaisirs simples de la vie ont toujours agacés certains mauvais coucheurs. Les ennuis commencent.

En 1601, Jacques 1er d’Angleterre écrit un pamphlet contre le tabac, " une déplorable habitude, une coutume dégoûtante pour la vue, désagréable à l’odorat, dangereuse pour le cerveau… ". Les Jésuites lui répondirent en arguant que c’était aussi bon pour la santé morale que physique. En réponse, la vente du tabac fut réservée aux médecins, privilège extrêmement lucratif dont-ils lui furent fort reconnaissants.

Quelques années plus tard, le même roi fit décapiter Walter Raleigh, importateur du tabac en Angleterre, et lui-même fumeur jusqu’au-boutiste : on peut voir au musée Dunhill la pipe qu’il fuma en montant à l’échafaud. A la mort de Jacques 1er, un poète écrivit : Sir Walter Raleigh, comme il doit être doux de savoir maintenant que le roi Jacques, qui ne fuma jamais sur terre, est en train de fumer en enfer !

En 1629, l’Inquisition décrète que celui qui sera pris à fumer dans une église sera passible d’une amende, et excommunié. L’église orthodoxe prétend, pour sa part, que Noé était intoxiqué par le tabac - sans doute avait-il pensé à en emporter dans l’arche.

En 1634, en Russie, après l’incendie de Moscou, les fumeurs sont condamnés à avoir le nez coupés. En cas de récidive, on les décapite. En Turquie, les fumeurs sont condamnés à mort, directement. On est loin du raffinement des Perses, qui coupent le nez des priseurs, et arrachent les lèvres des fumeurs. Un peu plus tard, le Shah de Perse, Sefi, faisait verser du plomb fondu dans la gorge des fumeurs. En Suisse, des protestants proposent d’ajouter un onzième commandement qui interdit de fumer et de priser, prévoyant des amendes et des peines de pilori.

En 1660, un anglais, du nom de Cobb, écrit : En une semaine, quatre personnes sont mortes de tabagie et l’une d’entre elles a même vomi un boisseau de suie !

En 1661, dans le canton de Berne, une loi interdit le tabac en raison de sa relation directe avec le 7ème commandement, qui, je ne vous l’apprends pas, concerne l’adultère.

Le sultan de Constantinople, Mourad IV, fait les choses sérieusement. Il va jusqu’à se déguiser pour surprendre les fumeurs dans les cafés. S’il en trouvait un, il coupait les pieds et les mains au tenancier. Quand au fumeur, s’il était soldat, il lui coupait les lèvres et le nez. Les civiles, eux, étaient asphyxiés dans de la fumée.

mourad 4

Mourad IV a trouvé un émule en la personne d’Adolf Hitler, persuadé que " fumer est une trahison et une insulte à l’encontre du Reich " et qui encouragea le mouradisme, afin de lutter contre l’affaiblissement de la race aryenne par le tabac.

hitler anti-tabac

Notre Fuhrer Adol Hitler ne boit ni ne fume. Sans la moindre autre inclination dans ce sens, il se tient dur comme fer dans cette règle de vie auto décidée. Sa puissance de travail est incroyable

Les nazis sont d’ailleurs à l’origine d’une campagne sans état d’âme, arguant que ni Hitler, ni Mussolini, ni Franco ne fumaient, quand Rossevelt, Staline et Chruchill ne quittaient pas cigarette, pipe ou cigare.

L’empereur de Mongolie, Jehangir, grand opiomane, faisait exécuter les fumeurs de tabacs, mais ne prit aucune mesure à l’encontre de l’opium.

En 1810, on interdit, à Berlin, de fumer en public.

En 1849, Adolphe Blanqui écrit qu’il faut interdire le tabac aux femmes car c’est le " commencement de tous les désordres ". Il est rejoint par Michelet, en 1857, certain que le tabac tue le désir sexuel, ce qui rejette les femmes dans la solitude. 1870 : le docteur Depierris explique la défaite par le fait que les soldats fument, ce qui leur enlève toute virilité.

Retour à Berne : on y interdit le tabac, qui rend les hommes impuissants.

Aux Etats-Unis, Thomas Edison refuse d’embaucher des fumeurs dans ses usines.

En 1919, une américaine, Lucy Page Gaston, écrit à la Reine d’Angleterre pour lui demander d’arrêter de fumer. Elle connaît bien la question, fondatrice de la Ligue Anti-Tabac, elle avait ouvert en 1913 une clinique où l’on badigeonne la gorge des fumeurs de nitrate d’argent, en conseillant de mâcher des racines de gentiane lorsque vient l’envie de fumer. Cette brave dame meurt en 1924 d’un cancer de la gorge.

Malgré tout ça, on continue de fumer…

Et comme on fume même de plus en plus, on va désormais procéder différemment.

Après les méthodes dures, la méthode douce.

Le goût et l’esprit de l’aventure ont disparu, nous vivons aujourd’hui sous le sacro-saint principe de précaution. On a désignés les fumeurs comme des malades, on a parlé de dépendance, cela n’a pas suffit.
On va donc les désigner comme coupables.

Coupables de fumer en présence des non-fumeurs, victimes du tabagisme passif.
Coupables de ne pas prendre soin de leurs corps, coupables d’être les auteurs du trou de la Sécu, coupables enfin.
Comme le chantait Piaf :
" Ils avaient un coupable,
On dit qu'il a...
On dit qu'il est...
On dit qu'il a fait...
A fait ceci, a fait cela...
Et qu'il a dit ça...
Non ! Il a dit ça ? Oui, il a dit ça !
"

Il n'est plus question de décision arbitraire, prise sans l'assentiment du peuple, mais d'habituer le peuple à une certaine façon de voir les choses, puis d'intervenir, pour le plus grand bien de tous.
C’est-ce qu’on appelle le lavage de cerveau.

On apprend dès l’école. Comme le dit un écolier belge : L’école doit nous apprendre ce qui est bien ou pas - et fumer, c’est pas bien.

Ce n'est plus une guerre, c'est une croisade, c'est à dire une guerre sainte - et celle-la, contrairement aux autres, on en a pas honte.
Au lieu de les réunir, on dresse les gens les uns contre les autres. Les fumeurs sont mis à l'index, c'est à dire, comme disait Guitry, montrés du doigt.
La zoophilie n'est plus interdite en France, mais la tabagie est en passe de le devenir.
Une dame trouvera sans soucis un éditeur, pour nous raconter ses folles partouzes, mais un livre sur la pipe, c’est bien autre chose.

Ceux qui feignent d’être glacés d’effroi devant la censure, parlent avec des sanglots dans la voix de liberté d’expression, glapissent devant les diktats et les tyrannies, sont les premiers à censurer : pas de publicité pour le tabac, n’en parlons pas, ne le montrons pas.
Des enquêtes démontrent que le tabagisme passif est un leurre ? N’en parlons pas, campons sur nos positions, même si les chiffres cités par nos édiles varient du simple au double.
Les anglais ont même récemment inventé le tabagisme passif du fumeur : voilà de quoi faire exploser les chiffres.

Car c’est une des réussites de ce complot - eh oui je sais c’est un grand mot, mais je n’en vois pas d’autres - ceux qui dénoncent les méfaits du tabacs peuvent se ranger à côté des médecins, scientifiques, etc … C’est leur caution. Leur blanc-seing.
Il y a bien des médecins et des scientifiques dont la position est plus mesurée - mais ils n’ont pas voix au chapitre.

Car ne pas fumer, dénoncer les fumeurs, est devenu une question de Morale. Le non fumeur lave plus blanc.
Se plaindre du bruit que font ses voisins, c’est pas gentil. Se lever dans les transports en commun pour laisser sa place, ça ne se fait plus. Devant les caméras, tout le monde comprend les grévistes. Mais se dire gêné par les fumeurs, ça, c’est dans la ligne. On a le droit. On a même tous les droits, dans ce cas. On peut y aller, la porte est ouverte.

Les excès sont bienvenus : Le docteur Molimard, dans son " Historique du tabagisme " , va même jusqu’à écrire : Des soldats ont tué des gens pour leur prendre la cigarette qu'ils fumaient.

C’est conseillé, et c’est même charitable : de gré ou de force, les fumeurs prendront enfin soin d’eux et des autres. Souvenons-nous des leçons de morale, autrefois enseignées à l’école : l’Argent ne fait pas le bonheur, Bien mal acquis ne profite jamais… maintenant c’est : Fumer tue.
Et toutes les raisons sont bonnes : après l’interdiction totale de fumer dans le métro parisien, les voyageurs ont pu lire des affiches annonçant : enfin nos narines ne sont plus gênées par les odeurs de tabac ! C’est vrai : on sent depuis beaucoup mieux les odeurs de transpiration, de vomi, et d’eau de toilette de bas étage.

Et les plus moralistes sont les fumeurs repentis. Comme le note le Dr Samuel Dunkell "Quand quelque un s’arrête de fumer, cela fait partie intégrante d’un changement d’attitude psychologique volontaire. Cela correspond à une retraite, au sens religieux : le sujet se croit investi d’une mission céleste consistant à convertir les autres". Tel le député Yves Bur, ancien fumeur, qui déclare : "l’Etat a le droit de faire le bonheur de ses citoyens et de préserver leur santé même malgré eux".*

Nos hautes autorités morales, pensant sans doute avec raison que les messages d’avertissement apposés sur nos boîtes de tabac ne donnent pas encore les résultats escomptés, vont passer à la vitesse supérieure. Avant, pour faire peur aux enfants, on parlait de l’ogre. Et bien, l’ogre nouveau est arrivé : ce ne seront bientôt plus des messages d’avertissements, mais des photos, dont l’affichage sera obligatoire - il est même prévu des photos de corps à la morgue !
Simple et de bon goût.
Comme disait Talleyrand, ce qui est excessif est insignifiant…

S'achemine-t-on alors vers une interdiction pure et simple du tabac ?

Nous n'en sommes pas encore là. Les esprits ne sont pas prêts, et les comptes de l'Etat, encore moins ! Non, on va par contre, pour se donner bonne conscience, nous mettre des bâtons dans les roues. Dernier en date, le 27 octobre 2005, un amendement voté par l'Assemblée Nationale, interdisant de se promener en France avec plus d'une cartouche de cigarettes sous le bras. A partir de onze paquets, nous sommes dans l'illégalité. La limite est donc de 0,2 kg, soit 4 boîtes de tabac de 50 grammes. Attention à nos prochaines réunions de fumeurs de pipe, nous sommes invités à faire plusieurs voyages...

A noter que cela va à l'encontre d'une directive européenne, qui elle autorise l'import de 4 cartouches d'un pays à un autre : à croire que nos députés ne connaissent pas les lois européennes ?

Il est prévu par ailleurs de limiter à 2 kg, contre 10 actuellement, la quantité de tabac qu'un particulier peut avoir en réserve à domicile... Eh oui, on se mêle même de ce que vous entassez dans votre cave ! A quand une visite des gendarmes ? Le député qui a déposé cet amendement déclare : "C'est un produit dangereux et comme tout produit dangereux, il faut qu'elle (la Commission Européenne) s'apprête à prendre des mesures de restriction de circulation".

De mauvais esprits douteront du bien-fondé de cette décision : n'a-t-elle pas été prise parce que selon la Confédération des débitants de tabac, la multiplication des achats de tabac hors de France qui a suivi les hausses de prix a entraîné une perte de recettes fiscales pour l'Etat de 1,7 milliard d'euros ? Donc, ce produit dangereux, on va s'arranger pour que vous l'achetiez en France, histoire de grossir nos recettes fiscales.

On se demande après ça ce qu’ils iront inventer…

Lirons-nous un jour ce genre d'entrefilet dans nos journaux :
France : un pipier américain, Mr. Trever T., établi en Bretagne, s'associe avec un pipier français, Mr. Alain A., pour fabriquer en grande quantité un produit à fumer dont Mr. A. est l'inventeur : un mélange de thé vert, d’armoise, de fleurs de merisier et d’ortie. Un échantillon de cette mixture est offert à tout acheteur d'une pipe signée par les associés, qui s'honorent d'avoir reçu un permis de vente du ministère de la Santé.

Belgique : Honorablement connu dans sa petite ville de L., un certain Erwin Van H. défie les forces de police depuis plusieurs semaines. Cet enragé ne manque pas de crier, depuis sa cave : "Vous ne m'aurez pas ! Il me reste au moins trois cent boîtes !" Les seules personnes autorisées à le voir sont sa femme et ses chats. Ses collègues de travail n'ont pas l'air surpris : "C'était un fumeur enragé, il avait même rendu malade l'un d'entre nous, en lui faisant essayer un tabac !"

France : Mr. Michel B., directeur de l'ancienne "Revue des Tabacs", vient de fêter la nouvelle édition de son journal, "la Revue des Colzas". "Il y a toute une branche de la population qui s'intéresse à cette plante, moi-même je roule au colza, j'en suis très content".

France : A Saint-Claude, tout change ! La place Jacques Faizant a été rebaptisée place Yves Bur, le Musée de la Pipe et du Diamant, Musée du Diamant et de l'Objet en Bois. Mr. Fabien G., dirigeant d'une des plus grosses entreprises régionales, avoue lui-même : "C'est vrai, on fabriquait des articles pour fumeurs, mais on en était pas fiers ! Maintenant, on fabrique des objets de luxe en bruyère, tapis à souris, dessous de verre, etc... Et puis à Saint-Claude, il a toujours été interdit de fumer !"

Sur la page d’accueil de ce site, il est noté - et c’est avec joie que j’ai vu ce slogan repris sous diverses formes sur d’autres sites - Fumer est un Plaisir. Il n’est pas certain qu’afficher ce genre de slogan soit permis bien longtemps.

D'ailleurs, une voiture avec gyrophare vient de s'arrêter devant la maison... On sonne... je vous laisse...






Sources :
Le Bon Tabac, Stéphane Hoffmann, Albin Michel
Vive le Tabac, Dr. William T.Whitby, MA Editions
les Fumeurs doivent-ils être mis au ban de la société, article de Bernard Demory in Cigare Passion N°2
*VSD N°1466 – 30/09/2005

reich anti tabac