La pipe sablée

par Erwin Van Hove

Mal connue, mal aimée

“Mais parce que ça ne se vend pas !” Voilà la réponse que m’ont donnée deux pipiers sanclaudiens lorsque je leur ai demandé pourquoi je voyais si peu de pipes sablées dans les ateliers et civettes de la capitale de la pipe française. Apparemment, ils connaissent bien leur clientèle. Pour preuve l’air abasourdi de Trever Talbert, le pipier américain installé en Bretagne. Il n’en revient pas ! La plupart des Français qui visitent sa boutique, dédaignent ses sablées, pourtant de qualité extraordinaire, convaincus qu’ils sont que sablage et rebut sont synonymes. Envers les pipes lisses truffées de mastic qu’ils arborent sans gêne, ils sont manifestement beaucoup moins critiques !

En France, la pipe sablée souffre donc de préjugés et d’idées toutes faites. Injustes. Sa cousine la guillochée et elle, ce sont les parents pauvres de la famille Bouffarde. Et on ne peut le nier : c’est le cercle vicieux. Les pipiers sanclaudiens tendent à négliger le créneau des sablées, vu le manque d’intérêt de la part du pipohile français, alors que celui-ci continue à préférer les lisses parce que sur le marché français une belle sablée est une denrée plutôt rare. Peut-être est-ce une "exception culturelle" française. Encore une.

Regardons de l’autre côté de la Manche. Le parfait gentleman anglais n’a pas honte de se montrer en public, une billiard sablée entre les dents. Au contraire. Dès l’époque du légendaire Alfred, l’inventeur de la pipe sablée, la finition la plus populaire de Dunhill, c’est bel et bien la fameuse Shell, une sablée noire. Introduite en 1914, son succès fut tel qu’au cours de son histoire, Dunhill a jugé opportun d’ajouter à sa gamme trois autres séries de sablées : la Tan shell, à la couleur presque naturelle (1952), la Redbark de couleur rougeâtre (1972) et finalement la Cumberland marron (1980). Surtout ne concluez pas que ce succès doit être un phénomène limité à Dunhill. Ashton, de nos jours le grand concurrent de la pipe au point blanc, ne produit qu’un pourcentage très limité de lisses, mais propose toute une série de finitions sablées diverses. Ce sont incontestablement les superbes sablages qui ont fait la renommée internationale de Bill Ashton-Taylor.

Dans des mains expertes, cette cendrillon devient donc une princesse qui mérite notre attention et nos égards. Faisons donc sans tarder sa connaissance. Mais faites gaffe quand elle se présentera à vous : ne la confondez pas avec une guillochée (appelée également rustiquée) qui est d’origine beaucoup plus humble ! En effet, la rustiquée typique commence sa vie comme ébauchon fort médiocre : manifestes et profonds défauts ou grandes parties chauves, sans aucune flamme. Par conséquent, le pipier est obligé de traiter uniformément toute la surface de la tête avec une fraise (pipes faites à la machine) ou avec quelque outil pointu (pipes artisanales). Le résultat est une bouffarde à l’aspect rugueux avec un relief plus ou moins prononcé. Il ne reste plus rien du grain du bois : sa structure est complètement cachée sous l’effet de la rustication. Pour le pipier, les guillochées sont ses enfants à problèmes : elles lui coûtent un temps et des efforts considérables, alors qu’au moment de la vente, elles ne lui rapporteront que le tiers d’une belle pipe lisse. Pour l’amateur par contre, ces pipes modestes sont souvent une aubaine. Les pipiers sérieux les exécutent avec le même soin que leurs sœurs plus huppées, elles sont faites dans de la bruyère de la même origine que les autres et le guillochage n’influe en rien sur la qualité du fumage. La sablée, elle, naît dans de meilleures circonstances : en principe, l’ébauchon exhibe une flamme ou des œils-de-perdrix honorables et ne présente que quelques petites imperfections superficielles. Le but du sablage sera donc de supprimer ces légers défauts, des points noirs par exemple, tout en respectant la belle structure de la bruyère. Le résultat sera une pipe qui affichera visuellement son grain, voire ses cernes, tout en dévoilant sa structure au toucher. C’est entre autres cette sensation tactile particulière qui fait son charme.

Butz-Choquin

Butz-Choquin

Dunhill cumberland en ring grain

Dunhill cumberland en ring grain

Dunhill des années 20

Dunhill des années 20

Bill Ashton-Taylor

Bill Ashton-Taylor

Par rapport aux pipes lisses, elle présente plusieurs avantages non négligeables. Bien évidemment une sablée, tout comme d’ailleurs une guillochée, est par excellence la pipe pour l’extérieur : moins fragile qu’une lisse, elle supporte sans aucun problème les intempéries. C’est la pipe parfaite pour les longues promenades ou pour les moments où il faut garder les mains libres. En effet, vu qu’une partie du bois a été enlevée, une sablée est par définition plus légère qu’une lisse du même volume et fatigue donc moins la mâchoire. En plus, ceux qui tendent à fumer trop chaud, devraient abandonner les lisses. A cause du relief, la superficie d’une guillochée ou d’une sablée est plus importante. La chaleur se répartit donc davantage et s’évacue plus rapidement. Finalement, bien que certains pipiers pratiquent les mêmes prix pour une sablée que pour une lisse, en général une sablée vous coûtera moins cher. Remarquez cependant qu’à l’époque où la finition sablée fut introduite, elle était plus coûteuse qu’une finition lisse parce qu’elle demandait plus de travail ! Bref, à notre avis, s’il faut choisir, à prix égal, entre une lisse médiocre, mastiquée et teintée d’une couleur sombre et une bonne sablée où les imperfections ne sont pas maladroitement cachées, mais efficacement enlevées, le choix est vite fait !

Et ce n’est pas le choix qui manque. Nous avons déjà indiqué que tout comme les lisses, les sablées peuvent être teintées dans toute une panoplie de couleurs, chaque pipier et chaque marque proposant ses nuances propres. Ceci dit, il est extrêmement rare de trouver des couleurs qui sortent des classiques canons de la pipe BCBG. Et c’est pour le mieux ! Quant aux formes, en principe il n’y a pas de modèles qui ne se prêtent pas au sablage. Donc aucun problème de ce côté-là. Mais peut-être que vous vous dites que grâce au jeu des flammes et des œils-de-perdrix, les lisses se distinguent entre elles et ont chacune leur propre personnalité, alors que deux sablages, ben, ça se vaut. Que nenni. Nous l’avons déjà dit : un sablage exécuté dans les règles de l’art mettra en valeur le grain du bois. Les pipes garderont donc leur unicité. En outre, il existe incontestablement différents styles de sablage. Certains pipiers affectionnent des sablages légers et superficiels, doux au toucher, d’autres les préfèrent profonds et avec un maximum de relief. Et puis il y a les spécialistes du nec plus ultra : les célèbres ring grains, ces sablages superbes qui font ressortir uniformément sur l’entier pourtour du fourneau non seulement la flamme de la bruyère mais aussi ses cernes. Quelque soit le style qui vous séduit, au moment de l’achat il convient de juger de la précision avec laquelle le sablage a été exécuté et de la façon dont la structure de la bruyère a été plus ou moins bien définie et mise en valeur.

Ces différences de style et d’apparence ne dépendent pas uniquement de la sensibilité esthétique du pipier, mais également et avant tout de nombreux paramètres beaucoup moins subjectifs. Sans vouloir entrer dans le détail, il est intéressant de parcourir les plus importants.

Qui veut sabler, doit investir dans une installation. Les sablages se pratiquent toujours dans un cabinet constitué d’une structure en acier et de parois en verre, contenant un pistolet qui fonctionne à l’air comprimé. Ainsi le pipier arrive à travailler sans risque et sans salir l’atelier entier. Bien évidemment, les performances des différentes installations sur le marché ne sont pas identiques et influent sur le résultat obtenu. En outre, l’effet produit dépendra grandement à la fois de la composition du jet dont le pipier bombarde le bois et de la façon dont il règle la pression. Chacun a sa recette, allant du sable pur, jusqu’aux particules en acier ou aluminium, en passant par divers mélanges, contenant par exemple du verre. Puis, il y a le temps que le pipier est prêt à investir dans son travail : une pipe sablée peut être le résultat d’un seul sablage vite fait bien fait ou d’une série de sablages minutieux successifs qui prennent plusieurs heures. S’ajoute à cela, et ce n’a rien de surprenant, les caractéristiques de la bruyère employée. Ainsi, la bruyère d’origine grecque ou calabraise étant beaucoup plus dure que par exemple la bruyère algérienne, il va de soi que le temps de travail nécessaire et le résultat obtenu seront fort différents. Il suffit de comparer les sablages de Dunhill de l’époque où ils travaillaient avec du bois d’Algérie avec les Shell plus récentes pour s’en rendre compte. Finalement, il y a la main du maître, l’expérience et les techniques personnelles, les petits trucs et astuces qui font la différence. Bill Ashton-Taylor par exemple traite les têtes, avant de les sabler, avec de la vapeur. Les parties douces de la bruyère se gorgent d’eau et s’enlèvent d’autant plus facilement qu’elles s’adoucissent encore sous l’action de l’eau chaude. D’autres artisans combinent le sablage et le guillochage pour produire des effets spéciaux. Et quiconque a déjà admiré le sablage que Lee von Erck a baptisé morel (morille), ne peut qu’admettre que manifestement certains pipiers ont développé des techniques innovatrices dont ils gardent jalousement le secret.

Vous l’avez donc compris : il existe bel et bien des spécialistes du sablage. Naturellement on trouve des sablées dans tous les pays producteurs et à peu près chaque marque ou pipier en produit. Mais il est évident que certains le font avec plus de motivation, de talent et de succès. Indubitablement, c’est au Royaume-Uni qu’on trouve les sablages classiques les mieux réussis, notamment chez Dunhill et surtout chez Ashton. En Angleterre, Bill Taylor est d’ailleurs tellement incontournable que certaines marques concurrentes comme James Upshall font exécuter leur sablages chez lui. Un pays qui mérite l’attention, est l’Italie. Si depuis des décennies la Rolls de la pipe italienne, Castello, produit des sablages tout à fait séduisants et continue à le faire, plus récemment ce sont surtout les nombreuses marques artisanales établies dans la région de Pesaro qui proposent des sablées jolies, typiques et bien exécutées à des prix plus qu’attractifs. Citons en guise d’exemple Ser Jacopo, Mastro de Paja, L’Anatra et surtout Il Ceppo. Mais c’est de l’autre côté de l’Atlantique, où les pipiers-vedettes n’ont pas la possibilité de se rendre en personne chez les coupeurs de bruyère pour choisir des plateaux parfaits, qu’on trouve ceux qui, par nécessité, ont fait du sablage leur véritable spécialité et qui souvent d’ailleurs ont inventé et développé des techniques nouvelles et des effets originaux. Si Paul Bonaquisti s’inscrit dans la tradition européenne avec des sablages classiques et soignés, J.T. Cooke, lui, produit des ring grains époustouflantes, modèles de régularité et de précision, grâce à sa technique du triple blast. Quant à Lee von Erck, comme nous l’avons déjà mentionné, il est tout simplement incomparable, tellement son style se démarque de celui de ses collègues. Enfin, on peut le dire, la France a la chance d’accueillir un des talents les plus remarquables : depuis qu’il a installé son nouvel équipement, Trever Talbert a présenté plusieurs sablées qui sont de véritables chefs-d'œuvre de cet art si particulier.

Si les soucis concernant l’entretien vous causent encore des doutes, rassurez-vous. Ces pipes ne sont pas exigeantes. Au contraire. Il suffit d’appliquer de temps en temps un peu de produit d’entretien avec une brosse à dents, puis de cirer avec une brosse assez dure pour les protéger et les nourrir et pour conserver leur patine pendant de longues années.

Alors, vos préjuges ? Vos idées toutes faites ? Votre mépris à peine déguisé ? Nous espérons qu’au terme de cet article, vous leur avez tordu le cou. Définitivement. Ces belles pipes qui exigent de la part du pipier investissements et travail supplémentaire, doigté et savoir-faire, méritent votre attention autant que leurs sœurs lisses.

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