Allez… Commençons par une parabole, hautement instructive. Tu as 6 minutes 42 sec pour regarder cette vidéo, tu essayes d’imaginer ça en France… et tu reviens vite après, stp. Car faut que je te parle tabac.
https://www.youtube.com/watch?v=rB5Nbp_gmgQ
Merci.
Tu as donc – déjà – tout compris. Je vais te parler d’un tabac anglais, ben oui – et nous voyons mieux, je crois, après ce court moment audiovisuel, ce que cela veut vraiment dire…
… Ces gens-là ne sont pas comme nous.
Cette vidéo, que tu viens de visionner, est celle de la « Last night of the Proms » 2009. Et les Last Nights of the Proms sont des évènements, donnés au Royal Albert Hall, qui terminent chaque année en septembre, une série de concerts de musiques « classiques » très populaires.
La chose est immense et, retransmise partout dans le Royaume, elle attire des foules considérables. Avec une caractéristique : ce soir-là, on chante d’abord des chants… patriotiques (qui sont souvent en Angleterre des airs d’opéra). Les plus grandes divas acceptent avec joie de s’y produire. Mais c’est le public, surtout, qui fait le spectacle, en reprenant à tue-tête.
A priori, moi que le nationalisme borné fait frémir, il y a théoriquement de quoi me ronger sérieusement les fourneaux.
Seulement voilà, ces gens-là sont différents.
Et tout ceci n’est qu’un immense monument… humoristique.
Un des grands moments, rituels : le Rule Britannia, bien sûr. Re-visionne si tu veux, tu verras : la diva déguisée en Nelson d’opérette accepte de passer pour une gourde et d’agiter des épées de farces et attrapes ; le public est mort de rire ; et 30 000 personnes, dans Hyde Park, massacrent ce chant sauvage en rigolant - sans savoir, et surtout sans vouloir même se poser la question de savoir… s’ils chantent par ferveur ou pour amour de l’humour.
Et moi je dis : un peuple capable d’entonner ainsi son (presque) hymne national, tout en le (se) ridiculisant pour ne pas se prendre trop au sérieux, est un peuple de dingues très particuliers.
NB. J’y étais, ce 13 septembre 2009 (dans une loge, en haut à droite, cherche bien…) Et j’en ai tiré des analyses définitives … qui vont jusqu’à s’appliquer à l’analyse d’un blend.
Tu le vois : virage sur l’aile… je vais (enfin ?) parler tabac. ;-) Pourtant, je crois que ce court détour était nécessaire. Car ce mélange est, très simplement, la Last Night of the Proms des tabacs anglais. Comme un aveu, une quintessence, un moment de vérité de la britannitude.
Ooooooooohhhh, je sais. Il est de bon ton de dénigrer les tabacs d’Esoterica. « Oui, finalement, on en fait tout un plat, mais… »
Est-ce la vieille histoire Esopo-lafontainienne du renard et des raisins (« oui, ils sont introuvables, il faut des mois sinon des années, pour en obtenir une boîte - donc je m’en passe d’autant mieux que je les dénigre ») ? Peut-être. Où peut-être les gens qui portent ce genre de jugement sont-ils, très sincèrement, peu fans de ces blends ? Possible. D’ailleurs, j’ai moi-même mis du temps à les apprécier. Longtemps. Mais je vais en dire du bien, beaucoup de bien. Ce n’est pas, non plus, original, mais on s’en fiche.
Car – hélas, trois fois hélas, vue la difficulté qu’il y a à s’en procurer – je les trouve maintenant mieux que somptueux. Je les trouve Britanniques.
J’ai déjà dit quelque part ma totale admiration devant le Margate – en regrettant toutefois qu’il soit si léger, au début (mais quel tabac, dès lors, à siroter le matin…)
Le Penzance, en revanche, n’est pas léger. Il est presque à l’opposé. Géographiquement, c’est d’ailleurs exact. Margate est la ville qui se trouve la plus à l’Est de l’Angleterre. Penzance, elle, est la ville la plus à l’Ouest – planquée au fin fond des Cornouailles. (Guillaume, stp, pardon, mais tu peux mettre une carte, là ? S’il te plaît ? Merci !)
Gustativement, idem. Autant, à l’ouverture, le Margate est un peu blond, délicat, fumé léger feu de camp, terrestre, presque fruité… autant le Penzance est sombre, huileux, carré, fumé marin – acide - lourd comme un feu de tourbe – et ne laisse que peu de place à d’autres senteurs.
Au nez : un peu de peau d’orange, de noix, un peu de poivre – très en sourdine. That’s all.
A l’allumage, idem. Des odeurs animales, de la sueur, de l’aisselle, et du calfat de marine : le Penzance s’annonce massif, sinon lourdingue.
A ce stade - j’ai bien dit : à ce stade - le Penzance est au tabac ce que le Rule Britannia est à la musique. Quelque chose d’apparemment lourdingue, massif, et sans aucun intérêt. Les « étrangers », notamment, savent très bien produire ces blends de type Lat’blend dominateur, épais et peu subtil. Prends du Meat Pie, rajoute du Larry’s blend, une louche de Frog Morton, touille avec un peu de Pirate Kake, et zou.
Oui, mais attention… le Penzance est un tabac anglais.
Or un tabac anglais, un vrai, est – bien sûr - un tabac qui possède les caractéristiques de sa motherland : il a donc de la droiture – et de l’humour ; de la force mais aussi de la souplesse ; de la ferveur et de l’autodérision. C’est Shakespeare, drôle et tragique ; et non Racine, bêtement tragique…. … Ou comme le rapportait André Maurois dans son analyse de l’humour anglais : c’est ce magasin londonien, dont la façade avait été partiellement soufflée par un V1 en 1942 – et sur lequel les gérants avaient apposé dès le lendemain matin cette simple pancarte : « Plus ouvert que d’habitude ».
« Une nation de boutiquiers » disait de l’Angleterre ce benêt de Napoléon. Maybe, mon vieux grognard, mais t’as pas pigé : … pas comme nous. Et donc indispensables.
Honnêtement, je vois le référendum sur le maintien du Royaume Uni dans l’Union européenne qui arrive, et j’angoisse : t’imagines, l’Europe sans l’Angleterre ? Ce serait comme un bar sans gin Plymouth… ni aucun pur malt ; comme le Siècle des lumières sans le parlementarisme britannique ; comme la pop sans les Beatles ; comme le gigot sans mint sauce ; comme la moto sans Triumph ; voire : comme les ingénues blondes aux yeux de porcelaine et aux seins trop sages… sans l’imagination de John Willie. Bref, ce serait d’un ennui fatal… ;-)
Or je l’ai dit : pour moi, le Penzance est un résumé d’anglitude – et le Last Nights of the Proms des mélanges dits « britanniques » : au début, donc, comme les divas, il se caricature, en Anglais sur-latakié. J’ai notamment ouvert une boite encavée cinq ans : ouf. Tu as le sentiment, à l’amorçage, de fumer des ribbon de renard fumé.
Initialement : c’est rigide, strict, et anglican. Comme certains chromos anglais, quoi : Nelson, Pompes et circonstances, grenadier de la garde, and so on.
Mais alors que tu t’attends, blasé, à fumer du goudron sur le port… peu à peu, surprise : il s’amuse à glisser vers la prairie. Le Latakia vire au fumé léger… Du sucré émerge lentement, légèrement acidulé, genre : confiture de myrtilles. Et tu découvres alors pourquoi les Scandinaves servent le renne fumé avec un coulis de ces baies : car le mélange est drôle, étonnant… et délicieux.
En dessous, un parfum de foin lourd, fraichement coupé et fermentant déjà. « Va pour les prairies du Sussex », têtes-tu, en retrouvant le sourire dans les vergers des Virginias. Mais non. Le blend vire alors cap à l’Est, les Orientaux déboulent en force, avec moult arômes de Basma, auxquels s’ajoutent des pointes d’odeurs acides et fruitées, venues du Yenidze pour parler du Sud, d’olives grecques et d’Athènes. Ca s’ouvre, c’est riche, c’est chaud…
Tabac anglais : tabac généreux ? Rappel : Lord Byron volait au secours des Hellènes opprimés – plus d’un siècle avant que Malraux ne joue les brigades internationales, au-dessus de la Sierra Madre.
Encore une fois : comme les chanteuses des Last Nights, dans ce blend, les divas du Latakia acceptent peu à peu de jouer à la caricature d’elles-mêmes, avec des Virginias amusés et des Orientaux pliés de rire, qui reprennent au refrain, comme des chœurs d’enfant. Et c’est encore délicieux. Presque tendre, plus on avance. Enfantin, dirait-on, lors de certaines bouffées.
Tabac anglais, tabac espiègle ? Rappel : Alice au pays des merveilles, le sourire du chat du Cheshire et le Lièvre de Mars sont les enfants d’un diacre anglican, gaucher et bègue…
Le Skiff mixture, aussi, a de ses douceurs inattendues. Mais le Penzance reste un peu plus latakié que le Samuel Gawith - et plus fort que le Margate.
Aussi complexe, toutefois, sinon davantage, que ces deux excellents tabacs. Le Penzance devient même assez voluptueux, et de plus en plus crémeux, vers le mi-bol : avec un peu plus d’acidité, toutefois ; de la cardamone ; du floral ; et les odeurs initiales de noix sèche, qui virent à la noix verte.
Oh , le Latakia est toujours là, oui. Fumé, puissant. De A à Z, du début à la fin du bol. « Rule Britannia, rule the waves ! Britons never, never, never shall be slaves » (Jamais, jamais, les Anglais ne seront esclaves). Vas-y, old chap, agitons l’Union Jack et chantons fort. Mais peu à peu s’ajoutent à cette ferveur guerrière et puritaine tant de choses que, de la raideur du solo d’introduction, cela vire à l’orchestre, à la foule, et aux plaisirs ; et qu’on balance, comme au pays de Swift, entre le salé, le sucré, le fish & chips et la custard vanille. C’est multiple, c’est étonnant, c’est même… étonnement complexe.
Tabac anglais : tabac moderne ? Rappel : les blends anglais sont les seuls qui ne vivent que par le mélange – Orient-Occident. Et certes, il peut exister des « purs » virginias ; des Bruns, des Gris et des Burleys « de souche »… Mais un tabac anglais - par définition – ne peut être constitué d’une seule souche de tabac « pur » : il est, ontologiquement, un melting pot, à lui tout seul ; une société multiculturelle qui s’enrichit de ses différences. Donc : une modernité.
Allez… Je ne vais pas te casser les pieds, avec tous les goûts qui viendront s’amuser dans ton tuyau, à mesure que tu dégusteras le Penzance : du salé, oui ; des notes de vin blanc (un Cassis, on dirait) ; toujours la peau d’orange, qui se transforme peu à peu en abricot ; des fleurs d’été… et cetera, et cetera. Car j’en découvre encore à chaque fumaison.
Mais quand même, ultime contraste, en room note… Là où tu attends des nuages de goudron latakié, comme d’ordinaire dans un blend de ce type… cela sent le floral, la cardamone, l’élégance, et la gourmandise
Tabac britannique : tabac Janus, aux multiples visages ? Rappel : Jekyll and Hyde sont nés d’un fils de constructeur de phares écossais, qui aimait les randonnées en âne dans les Cévennes, passa sa lune de miel dans une mine d’argent désaffectée de la Californie, et mourut aux Samoa...
Résultat : cette diversité même, cette aimable schizophrénie, d’un mélange tout à la fois fort latakié, goûtu, floral, et fruité, finit par rendre le Penzance drôle. A chaque fois, d’ailleurs, que j’en déguste, il finit par m’arracher un sourire étonné.
Tabac anglais, tabac rigolo ? Rappel : j’ai été voir, sur Wikipedia, à la rubrique « Humour anglais » : « La conscience souriante de notre propre excentricité », écrivent-ils, « c’est-à-dire de notre double nature, est précisément la signification première du sens de l’humour ». Du coup, « Alors que l’esprit (français. NDLR) est souvent méchant et conformiste, l’humour (britannique. NDLR) est humaniste, dépourvu d’influence de classe et appelle l’autodérision. »
Soit. Alors, dans cet esprit, le Penzance est un tabac fier, drôle, et humaniste.
Bref, Anglais.
Est-ce pour autant le meilleur de tous les british blends ? Peut-être bien, oui. Et le plus introuvable, hélasssssssss.
Mais ce n’est pas ce que je veux dire. A ce stade, ce type d’appréciation devient une question strictement individuelle.
En revanche, c’est, je pense, la quintessence même du genre. Qui vaut largement la peine de se ruiner la santé pour s’en procurer, au moins une fois.
Parce que, hélassssss… quand même… « we’ll never, never be slaves », le Gin Plymouth, les purs malts, les Triumph, la sauce à la menthe, John Willie, la démocratie et les blends d’Esoterica : finalement… c’est dur de vivre sans.
A mon avis ;-)
J’en oublie pas mal. Mais le chiffre est rond, c’est simple. Restons-en là, donc ; et appelons cela, pour faire joli : «Le tour du monde des Anglais, en 80 blends».
Ce catalogue ne reflète bien sûr que mes goûts (comme d’habitude). Et encore : mes goûts actuels. Nous savons tous que nous évoluons…
Peut-être cette liste pourra-t-elle toutefois servir à quelqu’un – en l’aidant à mieux s’orienter dans les forêts anglaises ? May be. J’en serai content. Et puis, dans cette liste, en rouge… j’ai souligné mes 10 « Anglais » préférés. Ce classement changera surement, avec le temps, et - j’espère - d’autres découvertes succulentes à venir… Mais voici du moins, aujourd’hui, le « Top ten » d'un ancien fumeur de Dunhill standard.
Eh bien voilà, camarade… Il est maintenant temps – au moins momentanément – de mettre un terme à ces « Sorties en boites ».
J’étais venu sur ce Forum en quête d’un successeur au Dunhill Standard mixture de ma « jeunesse ». Beaucoup m’ont aidé. J’ai beaucoup testé. Et fort gentiment, Erwin et Guillaume m’ont poussé à faire, de ces errances, des revues… que j’ai bêtement accepté de t’infliger.
Mais je voudrais bien, aujourd’hui, pouvoir fumer mes tabacs, sans me torturer le neurone pour savoir comment je vais te les narrer. ;-) Et surtout, surtout… je n’ai plus grand-chose à dire : je crois avoir raconté tous les mélanges que j’aime – et globalement, je n’ai pas le courage d’Erwin, ou de Charles et Simon : je ne sais parler que de ceux-là.
Non, tiens : il me reste quelques regrets. Je ne t’ai pas dit que le Balkan Blue est un régal, le Cooper Low Country un excellent mélange ; que le Balkan Flake me réjouit ; que le Vauen n° 15 est un des anglais les plus médiocres qu’on puisse fumer ; et le Vintage Syrian de Mac Baren un très, très grand blend.
Je n’ai pas parlé de certains Virginias qui m’enchantent, même si… je les apprécie moins que les Latakiés : le Hamborger Veermaster soyeux, le subtil Pebblecut, l’excellent et chaleureux Wessex Brigade Campaign, etc.
Ben voilà, c’est fait.
Et si j’en trouve d’autres qui m’ébahissent (j’espère…), je t’en parlerai sur le Forum.
Ah si… J’ai quand même actualisé ma « liste d’Anglais ». Voir ci-dessus. Bien sûr, on s’en doutait, dès le départ… je n’ai pas trouvé LE successeur du Dunhill Standard - si réussi, à mon goût ; et sans doute magnifié encore par le souvenir. Mais j’en ai trouvé 10, qui forment mon Top ten. C’est déjà très bien, pour m’orgasmer la papille.
Dernière remarque : merci à Erwin et à Guillaume, je leur suis reconnaissant de m’avoir offert le plaisir de ces babillages latakiophiles – et je reste bluffé par leur élégance.
D’ailleurs, en parlant de cela… Je t’ai aussi trouvé, old chap, mon camarade, d’une indulgence coupable, et même d’une infinie patience, devant mes logorrhées.
Merci… C’était gentil.
A mon avis ;-)