Qu'est-ce qu'une pipe ? n°8

par Bernard Mathieu

19/03/18

Quelques réponses simples aux questions complexes que pose l'habitude de fumer la pipe

8ème partie

Alors ami fumeur, d'attaque pour ce nouveau millésime ?
En a-t-on entendu des souhaits de bonne, d'heureuse année, de succès, de prospérité de santé etc… (entends par-là, ami lecteur, qu'on te promet de ramasser plein d'artiche et d'avoir une santé de fer. Une santé de fer, avec ce qui dégringole chaque jour de ce ciel pisseux, je me demande si c'est une bonne idée)
As-tu plein de fric ami fumeur ?
Pas tant que ça me réponds-tu.
Ouais, ben moi non plus, vois-tu! Et du succès, as-tu eu des succès l'an passé, par exemple, année où les vœux du premier de l'an étaient tout aussi nombreux et de même nature que ceux de cette année ?
En ce qui me concerne, la dernière fois que j'ai tombé une fille, c'était… euh…
Si les vœux étaient réellement efficaces on n'en ferait pas autant, on ne les distribuerait pas avec autant de libéralité et, surtout, on ne répéterait pas chaque année, comme un perroquet mécanique : “bonne année, bonne santé”.
Les vœux c'est une manière de dire : “salut ma Belle, ou salut mon grand, ou salut Jojo… Je suis pas mort, tu vois, je pense toujours à toi !”
Pour ma part et en ce qui nous concerne, ce que je nous souhaite pour 2018 c'est d'avoir du bon tabac dans nos tabatières et de bons amis pour le partager.

Cvoeux

Note, je te prie, ami fumeur, que le fer à cheval est destiné à chausser un éléphant adulte et que le poilu porte un casque à pointe accroché à la ceinture. Un trophée pris sur le champ de bataille ? Je me perds en conjectures sur ce qu'a voulu dire le susnommé Boulanger, auteur de cette magistrale composition.

4. ... j'ai pris, d'accord avec Pierre, la résolution de m'abstenir momentanément de thé, et même j'avais commencé par renoncer aussi à la pipe... (Charles Du Bos, Journal, publié en 1927, p. 294)

On peut renoncer à écouter de la musique, s'interdire le cinoche…On peut également s'abstenir de boire, de manger, de baiser…
On peut mener la vie des vers de terre qui s'empiffrent d'humus et de feuilles mortes…
Je sais bien qu'on ne décide pas de tout, et de ça encore moins que du reste, mais, pour ma part, je n'envisage d'arrêter de fumer que lorsqu'on aura fini d'enfoncer le dernier clou dans le couvercle de mon cercueil et encore… Lorsque Alexandre nous a prévenus qu'il devait cesser de fumer la pipe sous peine d'y laisser toutes ses dents, j'ai cru sentir un vrai chagrin chez lui, comme nombre d'entre nous en éprouveraient s'ils devaient faire la même chose.
Foin des idées mélancoliques, c'est le début de l'année que diable! Je viens d'acheter récemment de quoi fumer pendant les cent vingt prochaines années !
Tu me trouves optimiste ami lecteur ?
Certes, mais c'est la meilleure façon de narguer le temps qui passe.
Pour revenir à Charles Du Bos, c'est un écrivain et critique littéraire qui, à en juger par sa note Wiki, sans doute écrite par des proches, n'a pas laissé une œuvre impérissable.
Heureusement il a visiblement renoncé à ses résolutions aussi détestables que velléitaires.

Charles Du Bos

Charles Du Bos

3. P. anal. a) Bonbon de sucre d'orge en forme de pipe.

Madame Lepic (...) ramène sur un papier jaune une pipe en sucre rouge. Poil de Carotte (...) sa pipe en sucre rouge entre deux doigts seulement (...) se cambre, incline la tête du côté gauche (Jules Renard, Poil Carotte, publié en 1894, p. 117)

Je me suis demandé ce que je pourrais écrire sur cette phrase qui ne me disait rien d'autre que ce qui est écrit et qui est, somme toute, assez banal.
Dans mon souvenir, Jules sentait le vieux, la troisième république, l'encre violette, les journées grises pendant lesquelles le maître ânonnait rêveusement sa leçon à une vingtaine de jeunes crétins qui faisaient semblant de suivre. Bref, j'étais sur le point de laisser tomber lorsque je me suis demandé pourquoi je n'avais pas lu Poil de Carotte, son roman le plus connu, si connu, même, qu'on croit malin de surnommer Poil de Carotte tous les rouquins et rouquines qui passent à portée de voix ?
J'avais entendu dire qu'il racontait les mésaventures d'un gamin à qui on fait plein de misères à cause de la couleur flamboyante de sa chevelure. Ça me paraissait daté. Le XIX° a été particulièrement riche en mélos dans lesquels de pauvres lardons dérouillent et en prennent pour leur grade pour une raison ou une autre. Dans cette cohorte, il n'y a guère que “L'enfant”, d'un autre Jules : Vallès, celui-là, que je chérisse vraiment.
Que ne ferais-je pour toi, ami lecteur !
Je suis passé à ma Librairie préférée.
Poil de Carotte est un poche tout maigre, qu'on trouve au rayon des classiques français. La couverture est ornée d'un dessin de Steinlen : un contemporain de Jules.
Si vous ne savez pas qui est Steinlen, sachez que vous avez sûrement vu un de ses dessins ou une de ses affiches et si vous n'en avez pas encore vu, eh bien vous en verrez un jour ou l'autre. Sister Wiki le présente ainsi : “Théophile-Alexandre Steinlen, né à Lausanne le 20 novembre 1859 et mort à Paris le 14 décembre 1923, est un artiste anarchiste, peintre, graveur, illustrateur, affichiste et sculpteur suisse naturalisé français en 1901.”
Un pote, quoi !
Ses œuvres sont très abordables. Dans les ventes aux enchères, une esquisse petit format au fusain, au crayon papier ou à l'encre s'enlève à cent cinquante ou deux cent euros. Un dessin original de sa production courante : un chat par exemple, (Steinlen était fada des chats), coûte nettement plus cher.

steinlen

Il cultive également la veine ci-dessous que j'aime beaucoup

steinlen

Revenons à Poil de Carotte, si tu veux bien, ami lecteur. On dit que c'est un roman pour des raisons commerciales mais ce n'en est pas un. S'il y a bien des personnages : la mère, le père, le frère aîné Félix, la petite sœur Ernestine, et Poil de Carotte lui-même, il n'y a pas d'intrigue, pas de dramaturgie qui conduise le héros quelque part. On ne sait pas quel âge a Poil de Carotte, on n'a aucune idée des caractéristiques physiques de ses parents.
C'est plutôt un recueil de textes, pour la plupart assez courts, qui saisissent un instant des relations empoisonnées qui lient les membres de la famille Lepic. Du Carver bien avant Carver (autant avouer tout de suite que je n'ai aucune estime pour Carver, Raymond de son prénom, dont il est bon, dans les salons mondains, de prononcer son nom avec vénération. Vous avez lu Carver ?… Carver? Mais oui, Carver : “Les vitamines du bonheur”, “Les trois roses jaunes. Le type dont Altman a adapté un recueil de nouvelles au cinoche sous le titre Short Cuts. On y voit un pêcheur de truite pisser dans l'eau et s'apercevoir qu'il y a le cadavre d'une blonde assassinée au fond de la rivière. Ah ce Carver-là !… Ouais, ce Carver là !). Le style est dépouillé, sec, aride, Renard ne cherche pas à faire joli, ni à faire émouvant : il balance ce qu'il a à dire et ça déménage. Voici le passage duquel est extraite la phrase citée par le dico.
On est au Jour de l'An.

On distribue les étrennes. Sœur Ernestine a une poupée aussi haute qu'elle, plus haute, et grand frère Félix une boîte de soldats en plomb prêts à se battre.
- Je t'ai réservé une surprise, dit madame Lepic à Poil de Carotte.

Poil de Carotte :

Ah, oui !

Madame Lepic :

Pourquoi cet : ah, oui ! Puisque tu la connais, il est inutile que je te la montre.

Poil de Carotte :

Que jamais je ne voie Dieu, si je la connais.

Il lève la main en l'air, grave, sûr de lui. Madame Lepic ouvre le buffet. Poil de Carotte halète. Elle enfonce son bras jusqu'à l'épaule, et, lente, mystérieuse, ramène sur un papier jaune une pipe en sucre rouge.

Poil de carotte

Poil de Carotte, sans hésitation, rayonne de joie. Il sait ce qu'il lui reste à faire. Bien vite, il veut fumer en présence de ses parents, sous les regards envieux (mais on ne peut pas tout avoir !) de grand frère Félix et de sœur Ernestine. Sa pipe de sucre rouge entre deux doigts seulement, il se cambre, incline la tête du côté gauche. Il arrondit la bouche, rentre les joues et aspire avec force et bruit.
Puis, quand il a lancé jusqu'au ciel une énorme bouffée :
- Elle est bonne, dit-il, elle tire bien.

L'adaptation théâtrale du roman, à laquelle Renard a largement contribué, résume le personnage de Poil de Carotte en souffre-douleur encaissant la méchanceté de sa mère qui pourrait être le modèle de la Folcoche de Bazin. C'est oublier, cependant, que Poil de Carotte est loin d'être un enfant de cœur! Le passage où il flingue le chat parce que sa viande ferait, paraît-il, un bon appât pour les écrevisses, n'est pas piqué des hannetons. De même, il contribue à faire virer la bonne : une pauvre vieille dont la vue baisse, qui a peur de devenir indigente, il vole sa mère etc…
En conclusion, Poil de Carotte est plutôt une série de confessions dans lesquelles Renard avoue qu'il hait sa mère, qu'il méprise son frère, qu'il tient sa frangine pour pas grand chose et qu'il a une vague, mais alors très vague, sympathie pour son père.
Merci en tout cas, ami lecteur, de m'avoir poussé à acheter ce bouquin attachant.

- Objet en terre en forme de pipe servant de cible au tir à la carabine sur un champ de foire.

Il y eut trois baraques (...): un tir de pipes, un carrousel et un petit cirque (Ramuz : Aimé Pache, peintre Vaudois, publié en 1911, p. 298)

Ramuz, mon cher, mon vieux Ramuz.

Ramuz

“L'histoire du soldat”, sur une musique de Stravinsky et une chorégraphie de Jean Babilée, est une des premières pièces de théâtre, si on peut appeler ça comme ça, que j'aie vu en débarquant à Paris.
J'avais été scotché.
Les histoires faustiennes de diables à qui on vend son âme, généralement pour des clopinettes, du “Melmoth”, de Charles Robert Maturin, au “Melmoth réconcilié” de Balzac, en passant par “La beauté du diable” de René Clair, avec Michel Simon, ou le “Faust” de Sokourov, m'ont toujours fasciné et me fascinent encore parce que je suis persuadé que le pacte avec le démon est plus que jamais d'actualité.
Nous sommes dans une époque où on vend son âme, son cul, sa vie privée et celle de ses proches pour se faire connaître, que ce soit dans les livres, avec la mode forcenée de l'autofiction poil au menton, ou à la téloche, avec les innombrables conneries dans lesquelles des imbéciles avérés répandent tripes et boyaux sur la table pour que chacun puisse y tripatouiller à l'aise.
Je préfère ne pas parler d'Internet.
Le quart d'heure de célébrité, cher à Warhol, l'homme qui fixait sa perruque avec un bouton pression serti dans la peau de son crâne, se paye la peau du dos ! La peau des couilles, la peau du cul ! La peau et les os !
Mais bon, paraît que c'est la modernité.

Beauté du diable Clair Philippe Simon

Pourquoi j'aime “la Grande peur dans la Montagne” “Derborence” ? Parce que ce sont des romans dans lesquels Ramuz raconte des histoires de ploucs des montagnes et que ça me rappelle Vallès, ça me rappelle le Giono d'“Un roi sans divertissement”, des souvenirs personnels aussi, dans la veine de ceux qu'évoque brièvement Erwin dans un de ses “Font-ils un tabac ?”.

Lis ou relis Ramuz, ami lecteur, c'est bon pour ta santé !

Bon, si tu veux bien, on va arrêter là avec la pipe. On y reviendra peut-être plus tard : on ne sait pas ce que la vie nous réserve, pas vrai? Il y a d'autres mots à explorer dans l'univers qui nous est cher. D'ici peu on passera au tabac. Tu n'as rien contre le tabac, j'espère, ami fumeur ?

Allez Bye bye, Ciao, hasta luego amigo !






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