Qu'est-ce qu'une pipe ? n°5

par Bernard Mathieu

23/10/17

Quelques réponses simples aux questions complexes que pose l'habitude de fumer la pipe

5ème partie

Ami fumeur, ami lecteur, nous en étions à la terre de pipe.
Moi j'écrirais plutôt terre à pipes qui me semble exprimer que c'est de cette terre qu'on fait les pipes, alors que terre de pipe suggère que c'est de la terre qui vient de pipes. A mon sens, pour avoir de la terre de pipe, il faut piler de la pipe en terre. Mais bon, si c'est le dictionnaire qui l'écrit… Je ne vais tout de même pas m'empailler avec mon cher dico, j'aurais l'air encore plus cuistre !

La terre de pipe est aussi un mélange d’argile de sable et de chaux.

Le numéro 164 était une maison sombre et étroite, mais propre ; les fenêtres des paliers étaient au soleil ; l’escalier astiqué à la terre de pipe avait les marches usées au centre. (Alan Sharp, traduction de Pierre Singer, Un arbre vert en Écosse, publié par Grasset en 1966, p. 185)

La présentation de l'auteur sur le 4° de couverture du roman nous dit : Premier roman d'un jeune auteur écossais, Un arbre vert en Écosse mêle aux séductions du roman traditionnel les prestiges de l'érotisme le plus moderne et le plus audacieux.

(Les prestiges de l'érotisme le plus moderne et le plus audacieux, sans blague ! Si nous vivions dans un monde rationnel et juste, celle ou celui qui a écrit ça serait exilé cinq années à Saint-Chamond ! Ou à Rive-de-Gier, Lorme, Grand-Croix, Givors… Avec interdiction formelle de franchir le périmètre de la ville ! Tu ne connais ni les unes ni les autres de ces célestes destinations ami lecteur ? Grand bien te fasse, prie le ciel de ne jamais te faire prendre dans un de ces divins lieux de villégiature parce que pour se tirer, pardon ! C'est la croix et la bannière, crois-moi !)
Comme assassinat, on peut difficilement faire mieux ! On a l'impression que Sharp est l'un des innombrables freluquets qui écrivent pour passer dans le poste de télé, pour frimer auprès des filles, ou avec la certitude de faire une tune phénoménale parce qu'une voyante à fichu et bagouses l'a lu dans le marc de café.
(On les connaît les bonnes idées des freluquets : elles sont connes comme la Lune ! (Voilà une expression qui n'est pas gentille pour la Lune qui est loin d'être aussi conne que les freluquets en question, mais passons.) Un doigt de cul, (parfois même un doigt dans le cul), un coup de violon bien sirupeux pour exprimer l'amour, une révolte de pacotille contre papa maman la police la banque, la justice, quelques grands sentiments dans l'air du temps, un vocabulaire qui ne compte pas plus de 400 mots, des phrase basiques : sujet verbe complément, le tout sur 240 pages, et c'est bon : voilà le roman ficelé ! Ne reste plus à l’attachée de presse qu'à sonner canards et téloches : “Jojo ? Salut Jojo ! J’ai un auteur formidable, si, si, je t’assure, son livre vaut le coup, il mêle aux séductions du roman traditionnel les prestiges de l'érotisme le plus moderne et le plus audacieux. Kest-ce t’en dis mon Jojo ? Et il est plutôt beau gosse, ce qu’il raconte est sans intérêt mais il parle bien, ça serait chouette que tu l’invites… Tu sais ce qu’on va faire Jojo ? On va déjeuner ensemble, vous ferez connaissance. Je retiens une table chez Plumo, me dis pas que tu connais pas Plumo ! Allez, bye Jojo !)
Les éditeurs français publient chaque année ce genre d'auteur par wagons entiers. (Les freluquettes sont de plus en plus nombreuses et elles sont tout aussi… Aussi, comment dire ?… J'sais pas ce qu'elles sont aussi, mais elle le sont, je vous le garantis.)

Sharp a écrit quatre ouvrages de fiction, “un arbre vert” est le seul qui ait été traduit en Français. Il n'a pas été réédité et il est désormais introuvable. Dommage.

Alan Sharp

Alan Sharp

L’homme a été un scénariste prisé d'Hollywood. C'est lui qui a écrit le script de “Ulzana's raid”, en français “Fureur Apache” sorti en 1973, réalisé pas Robert Aldrich avec Burt Lancaster dans le rôle principal. Du gâteau ! Si tu tombes sur le DVD, ami lecteur, saute dessus. Tu m'en diras des nouvelles.

Fureur Apache

Affiche américaine du film

Il est aussi l'auteur du scénar de “Night Move”, en Français : “La fugue”, d'Arthur Penn, avec Gene Hackman et Melanie Griffith. Ah… Melanie Griffith…

Il a aussi travaillé pour Huston, Richard Fleisher, Peter Fonda, Sam Peckinpah et bien d'autres. Bref, il a bossé pour la crème de la crème d'Hollywood.

Il est l'auteur de quelques répliques aussi savoureuses que : “mon pote, t'es maintenant assez vieux pour n'être plus qu'à moitié con !” Ou encore, lorsque Gene Hackman demande à son partenaire qui gagne dans le match de Foot (amerloque bien sûr) qu'il suit à la télévision, l'autre lui répond : “Personne ! Une équipe est seulement en train de perdre plus lentement que l'autre !”

Sharp est mort en 2013, à soixante-dix-neuf ans, d'un cancer au cerveau.

Griffith dangereuse sous tous rapports

Melanie Griffith dans “Something wild”, de Jonathan Demme en 1987

Par métonymie. Contenu d'une pipe, ce qu'on peut fumer en une fois avec une pipe. Synonyme. pipée. Allumer, fumer, griller une (bonne) pipe.

Avant d'aller plus loin, arrêtons-nous un instant, si tu veux bien ami lecteur, sur le mot métonymie.
Que nous dit ce cher dico :
Figure d'expression par laquelle on désigne une entité conceptuelle au moyen d'un terme qui, en langue, en signifie une autre, celle-ci étant, au départ, associée à la première par un rapport de contiguïté.
A mon sens là, il y a un oubli. En langue ça ne veut rien dire. Dans quelle langue? Je pense que le mot qui manque est courante ou l’équivalent. La phrase deviendrait : en langue courante, ou dans la langue de tous les jours…(on peut aussi employer vernaculaire mais vernaculaire, ça fait bizarre, non?… Si quelqu'un me disait : votre langue est vernaculaire, j'aurais tendance à répondre et ta sœur?… Elle bat le beurre?… Tu vois le genre de dialogue…)
C'est simple, non ? Tu ne trouves pas ça lumineux ? Ami lecteur ?… Tu déconnes !… Jette donc un coup d'œil à la citation ci-dessous, tu vas voir, c'est encore plus parlant.

Le défaut du livre de Darmesteter était de faire croire à une sorte de logique interne qui réglerait les transformations sémantiques des mots. L'auteur ne semblait pas chercher plus loin que les abstractions scolastiques de la catachrèse ou de la métonymie (Joseph Vendryes, Le Langage, 1921, p. 229).

Cette fois ça y est ?…
Non ?…
Tu m’étonnes !
Te prends pas le chou ami lecteur, j'ai rien compris non plus pourtant Dieu sait que, depuis des lustres, j'essaye de faire copain du mieux que je peux avec les mots. Mais là, merde! L'auteur ne semblait pas chercher plus loin que les abstractions scolastiques de la catachrèse ou de la métonymie.
C'qu'y peut être jobard, des fois, ce fichu dico !

James Dean

James Dean en train de se griller une bonne pipe

Je t'attends dans le mois de septembre (...) nous pourrons aller en barque et fumer quelques pipes (Flaubert, Correspondance. publication de 1841, page. 83).

J'imagine qu'il s'agit d'une lettre que Flaubert adresse à son ami Maxime Ducamp. Si celle-là est bien innocente, il y en d'autres qui sont autrement plus salées. En particulier celles dans lesquelles ils se rappellent avec émotion une grosse putain d'Alexandrie qu’ils ont fréquentée l’un et l’autre. Il est possible que Ducamp et Flaubert n'aient pas usé du mot putain mais d'hétaïre qui désigne une courtisane grecque d'un rang assez élevé, ce qui est incontestablement plus pertinent que putain compte tenu de la proximité de la Grèce et de l'Égypte. Quoi qu'il en soit, ni l'un ni l'autre ne se gêne pour décrire l'anatomie de la dame ou les gâteries qu'elle leur a dispensées en des termes des plus vulgaires (Des plus trash, si tu veux, ami lecteur, moi j'aime pas trash, je lui préfère vulgaire. Et de loin !). La dame leur a filé à chacun une chtouille de tous les diables mais ça n'empêche pas que ni l'un ni l'autre ne regrette d'avoir escaladé le Mont de Vénus de cette grosse lubrique qui maîtrisait si bien, à les en croire, l'alphabet du plaisir.

ducan flaubert

Maxime Ducamp et Gustave Flaubert

Note au passage, ami lecteur, qu'on a une image très contrastée des artistes.
Selon le courant de pensée auquel on appartient, on les considère soit comme des débauchés, ou des dépravés, voire des dégénérés (ça te rappelle quelque chose ami lecteur ?… Non ?… Tu m'inquiètes !)
Soit comme des Saints qui ont sacrifié leur vie pour accoucher de merveilles qui font que notre quotidien à tous est moins chiant que s'ils n'avaient pas été là. (C'est pas la meilleure formulation, je le reconnais volontiers, mais ça marche).
( Cf la figure christique de Van Gogh, qui selon toute probabilité, était hautement cinglé ce qui n'est nullement contradictoire avec le fait qu'il avait un talent fou. Je suppose que tu connais la blague du timbré ami lecteur.… Si tu ne la connais pas, la voici. Un type roule en bagnole sur une route en lacets, la nuit tombe et le type se dit que ce serait bien le dernier endroit où avoir une panne et paf! Voilà qu'une de ses roues se débine et tombe dans le ravin. Notre homme est bien emmerdé. Il descend, tourne autour de sa caisse estropiée lorsqu'il entend un sifflement. Il se retourne et voit un visage, pâle comme la mort, qui le regarde derrière une haute grille de fer. Au-dessus de la grille est écrit, en lettres d'or : “Asile de Fous Saint Patatras !” “Eh, toi, là-bas !” appelle le visage pâle. “Viens un peu par ici !” Tremblant des genoux comme un fou, le conducteur traverse la route. “Ta bagnole est en panne,” ricane le fou. “T'as perdu une roue ?” Le conducteur hoche la tête. “Et tu sais pas comment réparer ?” Le conducteur fait non. “C'est pourtant pas sorcier, rigole le fou. Chacune des trois roues qui te restent est fixée par quatre boulons, ce qui te fait en tout douze boulons !” “Exact” approuve le conducteur. “Tu dévisses un boulon a chacune des trois roues et tu récupères trois boulons ! Ça suffira pour fixer la roue de secours qui tiendra jusqu'au prochain garage”. Le conducteur s'empresse de faire comme à dit le fou et, au moment de partir, il hasarde la question qui lui chatouille, ou lui gratouille, la langue depuis un bon moment. “Je croyais que t'étais fou,” lance-t-il par la vitre baissée. “C'est pas vrai ?… Les toubibs se sont trompés ?” "Pas du tout, répond le fou, je suis tout à fait fou, je suis pas idiot pour autant !)

Semeur Vincent Van Gogh

Semeur au soleil couchant Vincent Van Gogh 1888

soit, encore pour des héros, ( ceux qui sont en cour, bien sûr, les autres doivent être rééduqués. Ça te rappelle rien non plus, ami fumeur? Si t'as pas réagi pour les dégénérés, c'est normal. C'est la même période et ça parle de la même chose. Si tu ne me crois pas, lis “Vie et Destin” de Vassili Grossman. Il fait le point sur la question. De toute façon lis tout ce qu'a écrit Grossman. “Pour une juste cause”, le “livre noir” écrit avec Ilya Ehrenbourg… Tout ! C'est bon pour ta santé ! Moi, je prétends même que c'est magique !)

Vassili Grossman

Grossman pendant la bataille de Stalingrad en 1942

Il parla, sans désemparer, jusqu'à midi et demi. S'il s'interrompit deux ou trois fois, ce fut pour rallumer sa pipe. Il fumait régulièrement, par bouffées égales, comme la cheminée d'une machine à vapeur (Edmond About, Le Roi des montagnes publié en 1857, page. 4).

Edmond About est un écrivain de la seconde moitié du XIX° siècle. Il n'est plus beaucoup lu aujourd'hui. Cet oubli est du, en grande partie, au fait que la plupart de ses ouvrages dont “le Roi des Montagnes”, son roman le plus populaire, avaient pour objet essentiel de se foutre de ses contemporains (de l'héllénofolie en l'occurrence, ou de la philhéllénie, si tu préfères, ami lecteur, ou, plus simplement, du goût de l'époque pour une Grèce largement fantasmée comme ont pu l'être l'Inde ou le Népal pour les Hyppies des années soixante. Quand je pense qu’ils tenaient le crachoir pendant des heures pour décrire la beauté inouïe de la spiritualité Indienne. Quand j’y suis allé, je suis tombé sur des temples en forme de singe, d’éléphant…Bref, c’est Mickey en débraillé !) or, comme on le sait, la raillerie est éminemment périssable.

Allumer, fumer, griller une (bonne) pipe

Accepte, ami fumeur, que je me permette à ce propos une remarque bénigne. Si on allume incontestablement une pipe pour la fumer, l'expression griller une (bonne) pipe me semble désigner une cigarette et non pas une pipe en bruyère (ou en toute autre matière), or comme l'article du dictionnaire est consacré à la pipe, il est, une fois encore, en défaut.
Non monsieur le Dictionnaire, on ne grille pas, on ne grille jamais une pipe instrument de fumage, on grille une cigarette qu'en argot on appelle une pipe, une cibiche, une sèche.

DU GRIS

Eh ! Monsieur !
Une cigarette !
Un' cibich', ça n'engage à rien !
Si j'te plais on f'ra la causette,
T'es gentil, t'as l'air d'un bon chien...
Tu s'rais moch', ça s'rait la mêm' chose,
J'te dirais quand mêm' que t'es beau,
Pour avoir, t'en d'vin's pas la cause,
C'que j'te d'mande, un' pipe, un mégot.
Non, pas d'anglais's, ni d'bouts dorés,
Ces tabacs-là, c'est du chiqué...

Du gris, que l'on prend dans ses doigts
Et qu'on roule...
C'est fort, c'est âcre comm' du bois,
Ça vous saoule...
C'est bon, et ça vous laisse un goût
Presque louche,
De sang, d'amour et de dégoût
Dans la bouche !

Du gris, paroles d'Ernest Dumont, musique de Ferdinand-Louis Bénech
Chanté par Berthe Sylva en 1931

Berthe Sylva

Berthe Sylva, chanteuse réaliste

Et paf !
Dans le baigneur !
Voici, pour la seconde fois, la preuve indubitable, irréfutable, que, si plein(e) de bonne volonté qu'ils (elles) soient, si consciencieux qu'ils (elles) soient les rédacteurs (trices) de mon dictionnaire chéri n'entravent que dalle à l'art de fumer la pipe.
Pardonne-moi mon esprit taquin ami lecteur. La prochaine fois, nous examinerons ensemble, si tu veux bien, ce qu'on peut fumer dans une pipe et qui n'est pas du tabac. Allez, bye bye ami fumeur que chacune de tes pipes soit une bénédiction pour tes papilles, ton nez, ta gorge, qu'elle enchante ton entourage et te vaille les plus sincères et chaleureux remerciements.
J'déconne.
Si tu évites les coups de parapluie parce que tu emboucanes la maison avec ta fumée dégueulasse, ce sera pas si mal






Copyright Bernard Mathieu.