Poèmes

la Pipe

Marc-Antoine Girard Saint-Amant
(1649)


Assis sur un fagot, une pipe à la main
Tristement accoudé contre une cheminée
Les yeux fixes vers terre, et l'âme mutinée
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain
L'espoir, qui me remet du jour au lendemain,
Essaye à gaigner temps sur ma peine obstinée,
Et, me venant promettre une autre destinée,
Me fait monter plus haut qu'un empereur romain.
Mais à peine cette herbe est-elle mise en cendre,
Qu'en mon premier estat il me convient descendre,
Et passer mes ennuis à redire souvent :
Non, je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d'espérance,
Car l'un n'est que fumée, et l'autre n'est que vent.



la Pipe au Poète

Tristan Corbières,
les amours jaunes, 1873


Je suis la pipe d'un poète
Sa nourrice, et : j'endors sa Bête.
Quand ses chimères éborgnées
Viennent se heurter à son front,
Je fume... Et lui, dans son plafond,
Ne peut plus voir les araignées.
... Je lui fais un ciel, des nuages,
La mer, le désert, des mirages ;
- Il laisse errer là son œil mort...
Et, quand lourde devient la nue,
Il croit voir une ombre connue,
- Et je sens mon tuyau qu'il mord...
- Un autre tourbillon délie
Son âme, son carcan, sa vie !
... Et je me sens m'éteindre. - Il dort -
.............................................
- Dors encor : la Bête est calmée,
File ton rêve jusqu'au bout...
Mon pauvre ! ... la fumée est tout.
- S'il est vrai que tout est fumée...



Rondel à ma Pipe

Emile Nelligan
(1879-1941)


Les pieds sur les chenets de fer
Devant un bock, ma bonne pipe,
Selon notre amical principe
Rêvons à deux, ce soir d'hiver.

Puisque le ciel me prend en grippe
(N'ai-je pourtant assez souffert ?)
Les pieds sur les chenets de fer
Devant un bock, rêvons, ma pipe.

Preste, la mort que j'anticipe
Va me tirer de cet enfer
Pour celui du vieux Lucifer ;
Soit ! nous fumons chez ce type,

Les pieds sur les chenets de fer.



le Tabac

Ode
Paul Desforges-Maillard (1699-1772)


Des ennuis accablants, de la morne tristesse,
Ô tabac, l'unique enchanteur !
Des plaisirs ingénus, de l'aimable allégresse,
Ô tabac, la source et l'auteur !

Sans toi, tabac chéri, mon esprit est sans joie,
Dans les chagrins il est plongé :
De leurs efforts fréquents il deviendrait la proie,
S'il n'était par toi soulagé.

En diverses façons on connaît ton mérite ;
Il est d'un prix toujours nouveau.
Tu fais à flots aisés s'écouler la pituite,
Et tu dégages le cerveau.

L'esprit, quand au travail sa force est languissante,
Par ta poudre est ressuscité.
Ton odeur évertue une âme croupissante
Dans une molle oisiveté.

Le sang est étanché, la blessure est guérie,
Quand on t'applique sur le mal ;
Dans leurs climats féconds, le Pérou, l'Assyrie
N'ont point de baume au tien égal.

Tu joins presque toujours l'agréable à l'utile.
Que j'aime, en ton étroit foyer,
Du bout d'un long tuyau mettre en cendre ma bile,
Et dans les airs la renvoyer !

Aussitôt dans un cœur la tempête est calmée.
Mon âme avec ravissement
S'occupe à voir sortir de la pipe allumée
Un petit nuage fumant.

Tes charmants tourbillons dans la tête échauffée,
Font glisser l'appât du repos ;
Et volant après toi, le docile Morphée
Sème tes traces de pavots.

Cupidon, d'un fumeur, à ses chaînes honteuses
N'attache guère le destin.
Tu n'as, divin tabac, dans tes fêtes joyeuses,
D'autre compagnon que le vin.

La mourante vieillesse est par toi rajeunie
Mieux que par les médicaments,
Ta vertu merveilleuse, en prolongeant la vie,
Répare les tempéraments.

À ton propice aspect les vapeurs de la peste
Cessent d'infecter les maisons :
Ton odeur salutaire est une odeur funeste
À ses tristes exhalaisons.

Celui qui le premier nous apprit ton usage,
Est digne du nectar des dieux :
A nos neveux transmis, son bienfait d'âge en âge
Doit rendre son nom précieux.



Le passeur de silence, La découverte, 1986

Pour ma dernière pierre
Tristan Cabral (1944-...)


Si je meurs seul
S'il n'y a personne pour me conduire en mer
Ou me coucher dans les genêts d'Aigoual
S'il faut que j'aille au cimetière
Je voudrais que ce soit dans celui d'Arcachon
Sur une dune ensoleillée
Près de la Ville d'Hiver
Je voudrais qu'on m'habille avec ce velours noir
Que je garde en lieu sûr
D'une chemise blanche avec un foulard rouge
Qu'on mette dans ma poche une pipe d'Irlande
Avec du tabac blond
Qu'on mette auprès de moi
Un peu du vent du large
Un bouquet d'immortelles
Le Rimbaud bleu de poche 491
Sans oublier un sac de marin
Et une paire de rames...

J'attends la vague immense qui m'ouvrira les yeux


Chanson, 1928

Attila József
traduction : Jean Cayrol


Je suis riant, silencieux,
J'ai laissé là pipe et couteau,
Je suis silencieux et rieur.

Ohé du vent, que ma chanson tombe en morceaux !
Je n'ai d'ami dont je ne peux dire :
"Il prend plaisir à mon malheur".

Je fus de l'ombre et le soleil
Est de retour.

Je suis riant, silencieux.