Doux charme de ma solitude,
Charmante pipe, ardent fourneau,
Qui purge d'humeur mon cerveau
Et mon esprit d'inquiétude ;
Tabac dont mon âme est ravie,
Lorsque je te vois perdre en l'air
Aussi promptement qu'un éclair,
Je vois l'image de ma vie.
Tu remets dans mon souvenir
Ce qu'un jour je dois devenir,
N'étant qu'une cendre animée.
Et tout confus, je m'aperçois
Que, courant après ta fumée,
Je passe aussi vite que toi.
Autant vaut prendre du tabac
Dans une pipe parfumée
Que d'aller chercher dans un sac
Le parfum de la renommée.
Cris impuissants, vaines rigueurs :
La triomphante solanée
Vomit des torrents de fumée
Au nez de ses persécuteurs.
Hier, j'ai trouvé ma pipe en rêvant une longue soirée de travail, de beau
travail d'hiver. Jetées les cigarettes avec toutes les joies enfantines de l'été
dans le passé qu'illuminent les feuilles bleues de soleil, les mousselines et
reprise ma grave pipe par un homme sérieux qui veut fumer longtemps sans se
déranger, afin de mieux travailler : mais je ne m'attendais pas à la surprise
que préparait cette délaissée, à peine eus-je tiré la première bouffée,
j'oubliai mes grands livres à faire, émerveillé, attendri, je respirai l'hiver
dernier qui revenait. Je n'avais pas touché à la fidèle amie depuis ma rentrée
en France, et tout Londres, Londres tel que je le vécus en entier à moi seul, il
y a un an, est apparu ; d'abord les chers brouillards qui emmitouflent nos
cervelles et ont, là-bas, une odeur à eux, quand ils pénètrent sous la croisée.
Mon tabac sentait une chambre sombre aux meubles de cuir saupoudrés par la
poussière du charbon sur lesquels se roulait le maigre chat noir ; les grands
feux ! et la bonne aux bras rouges versant les charbons, et le bruit de ces
charbons tombant du seau de tôle dans la corbeille de fer, le matin - alors que
le facteur frappait le double coup solennel, qui me faisait vivre ! J'ai revu
par les fenêtres ces arbres malades du square désert - J'ai vu le large, si
souvent traversé cet hiver-là, grelottant sur le pont du steamer mouillé de
bruine et noirci de fumée -avec ma pauvre bien-aimée errante, en habits de
voyageuse, une longue robe terne couleur de la poussière des routes, un manteau
qui collait humide à ses épaules froides, un de ces chapeaux de paille sans
plume et presque sans rubans, que les riches dames jettent en arrivant, tant ils
sont déchiquetés par l'air de la mer et que les pauvres bien-aimées regarnissent
pour bien des saisons encore. Autour de son cou s'enroulait le terrible mouchoir
qu'on agite en se disant adieu pour toujours.
Contre les chagrins de la vie,
On crie et ab hoc et ab hac.
Mais je me crois digne d'envie
Quand j'ai ma pipe de tabac.
Aujourd'hui, changeant de folie
Et de boussole et d'almanach,
Je préfère fille jolie
Même à la pipe de tabac.
Le soldat baille sous la tente,
Le matelot sur le tillac ;
Bientôt ils ont l'âme contente
Avec la pipe de tabac.
Si pourtant survient une belle,
A l'instant le cœur fait tic-tac
Et l'amant oublie auprès d'elle
Jusqu'à la pipe de tabac.
Je tiens cette maxime utile
De ce fameux monsieur de Crac :
Fêtons l'amour et le tabac.
Quand ce grand homme allait en guerre,
Il portait dans son petit sac
Le doux portrait de la bergère
Avec la pipe de tabac.