Pipe Dunhill : comparaison entre hier et aujourd'hui

par David Field, traduction de Jean-Daniel Chambaz

21/05/07



En tant que collectionneur, amateur et revendeur principal de pipes Dunhill, j'entends, encore et encore, des commentaires au sujet des mérites comparatifs des pipes plus anciennes et des modèles plus récents. La plupart des discussions portent sur la qualité de la bruyère et la douceur de la fumée. J'entends des commentaires tels que le "j'aime mes vieilles Dunhill, mais ces nouvelles… je ne sais pas."

Les gens que je considère très bien informés au sujet de la bruyère du XXème siècle jurent que, de loin, la fumée la plus douce vient de ces pipes Dunhill qui portent un numéro de brevet (d'avant 1955), ils ne fumeront pas même celles faites après 1968, qu'ils considèrent être de qualité inférieure.

Le commerce des pipes estates a suivi la même tendance – les Dunhill patent imposent un prix plus élevé que celles faites de 1955 à 1968, et un prix plus élevé encore que celles fabriquées après 1968.

En raison de la mystique entourant les anciennes pipes Dunhill, il est nécessaire d'explorer les faits derrière le "mythe". Ceci, cher lecteur, est le but de cet article.

Regardons un peu d'histoire à propos de la pipe Dunhill - de ses débuts à la production de nos jours. Alfred Dunhill était un bonhomme plutôt inventif, ayant mené une entreprise de fabrication de harnais à l'âge de la voiture en la transformant en fabrique d'accessoires pour l'automobile, et puis en travaillant en tant que "consultant en matière de brevets". Quand il ouvrit un bureau de tabac en 1907, il ne savait rien de plus que l'ordinaire des pipes, du tabac, et de l'art de le mélanger. Son esprit curieux l'incita à écouter les souhaits de ses clients et à essayer alors différentes méthodes pour les satisfaire. Au début de 1910, Dunhill était prêt à offrir sa propre marque de pipes comme alternative à celles provenant de France, qui étaient fortement vernies, ce qui obstruait les pores de la bruyère. Ces premières pipes étaient de deux conceptions internes distinctes: une suivait la conception française, qui est la conception standard actuelle, sans filtre; l'autre, la pipe "absorbal", utilisait un filtre circulaire en cellulose qui était poussé dans la tige de la pie, creusée à cet effet. Il est intéressant de noter ici que ces premières pipes de Dunhill, ainsi que toutes les pipes Dunhill faites jusqu'en 1919, avaient des têtes tournées en France, et étaient alors finies à Londres par la société Dunhill.

En 1912, Dunhill inventa et fit breveter le "inner tube", une insertion en aluminium conçue pour garder propre l'intérieur de la pipe; en 1915, "le point blanc" apparut pour aider le client à reconnaître le côté supérieur du tuyau d'ébonite fait à la main; 1917 vit l'introduction de la première Dunhill sablée - la "shell".

En produisant la "shell", Dunhill employa seulement de la bruyère algérienne, alors très abondante, parce qu'elle avait un caractère plus tendre que la bruyère italienne utilisée dans la finition lisse des "bruyère". Ce caractère tendre, en combinaison avec la chaleur dérivée du traitement propre à Dunhill, le procédé du oil curing, produisit une pipe sablée exceptionnellement profonde et rocailleuse. Pendant les premières années de production, Dunhill ne marqua même pas les numéros de forme sur ses pipes "shell", puisque la forme des têtes, pourtant tournées à l'identique, changeait tellement après traitement et sablage.

La "root briar" de Dunhill fut présentée en 1930 (à cette époque, Alfred Dunhill était à la retraite depuis deux ans, et son frère Herbert avait la charge des affaires) et la finition brun clair s'avéra très populaire en Amérique, et moins en Europe. Ensuite, environ vingt-trois ans plus tard, vint la "tanshell", une bruyère sarde sablée avec une finition de brun clair ou de brun. Cela prit vingt-six années supplémentaires avant qu'une autre finition - la "cumberland" - n'apparaisse. La cumberland est également sablée, a une finition brun foncé, un dessus légèrement biseauté, et un tuyau en ébonite bicolore (ce même tuyau apparut la première fois en 1930 sur la "root briar").

Comme je l'ai mentionné précédemment, aucune pipe Dunhill n'a été complètement façonnée en Angleterre jusqu'en 1920, lorsqu'une section de tournage de têtes fut ouverte dans l'usine de Londres. Avant cela, les têtes de pipes, tournées mais non finies, étaient importées de France puis finies, traitées à l'huile et, dans le cas des "shell", sablées à Londres.

La situation de la bruyère doit être étudiée, pour comparer la nouvelle pipe de Dunhill à l'ancienne, car il y a eu des changements. À l'origine, de la bruyère italienne avait été employée pour la "bruyère" et la "root", de l'algérienne pour la "shell", et de la sarde pour la "tanshell". L'âge de la bruyère employée fut ramené à une moyenne entre 60 et 100 ans. Dans les années 60, la situation de la bruyère changea drastiquement. L'approvisionnement algérien se réduisit à un filet, et le gouvernement italien déclara que sa bruyère pourrait seulement être employée par des fabricants de pipes dans ses frontières. Jusqu'alors, Dunhill avait eu un monopole virtuel sur l'approvisionnement en bruyère; dès lors, il dut rechercher de nouvelles sources et ne put plus se réserver un type de bruyère pour une finition de pipe.

Ce changement était déjà tout à fait évident dans la finition des "shell". Privé de bruyère algérienne, Dunhill avait dû employer de la bruyère grecque, une variété plus dure, et ainsi la pipe "shell" avait du coup un sablage moins profond. De plus, le bois était moins vieux, entre 50 et 80 ans. En outre, les nœuds de la bruyère étaient plus petits et avaient plus de pailles, et ainsi, il y avait moins de têtes parfaites de tournées, et - plus de pertes! D'un autre côté, la nouvelle bruyère était plus dure, plus légère, et avait un bien grain meilleur que l'ancienne. Dunhill n'a été jamais connu pour de beaux modèles de grain dans ses pipes à finition lisse, mais celles produites aujourd'hui sont exceptionnelles, en comparaison avec celles d'il y a vingt ans.

Dans la fabrication d'une pipe de qualité, beaucoup d'attention est portée à faire et à adapter le tuyau, ou l'embouchure. Des méthodes de moulage par injection ne sont pas employées ici; au lieu de cela, chaque tuyau est taillé à la main, dans de l'ébonite en barre ou en feuille; le tenon est fait à la main - taillé et formé au diamètre correct; et ensuite adapté manuellement à la pipe. Le tuyau Dunhill original avait une lentille épaisse, que je trouve personnellement tout à fait inconfortable. L'embouchure "confortable", avec une lentille plus mince et plus large, a été développée dans les années 20, et l'embouchure F/T (en queue de poisson) a été conçue dans les années 30. En 1976, confronté aux coûts croissants de la main-d'œuvre, la société utilisa une machine pour tailler les tuyaux. Les tuyaux usinés avaient une lentille très épaisse (tout comme la lentille de l'époque pré-"confortable"); il y eut des plaintes, et la machine fut mise à la ferraille. Les tuyaux actuels ont une épaisseur de lentille quelque-part entre le "confortable" et le "F/T".

J'ai visité l'usine de pipe de Dunhill trois fois ces deux dernières années, et à chaque visite, j'ai eu l'occasion de regarder non seulement chaque facette de la production des pipes, mais de converser également avec les responsables de la production. Pendant ma visite de décembre 1980, j'ai eu une longue conversation avec David Webb, le directeur de l'usine. M. Webb a été chez Dunhill pendant les cinq années précédentes , est directeur de l'usine depuis fin 1979, et est très bien informé. J'avais apporté ma collection personnelle de treize Dunhill non fumées, datant de 1920 à 1927 - neuf bruyères, quatre shell et trois anciennes shells de 1920 que je fume. Alors que M. Webb les regardait, il a ri: "Si ces shell sortaient de production aujourd'hui, la moitié d'entre elles finiraient dans le caisse des rebuts.

Consterné, j'ai demandé: "Pourquoi?"

"Dans le cas de la billard, le sablage est très profond par endroits, enlevant environ la moitié de l'épaisseur de la paroi; et la tige n'est pas alignée. Le tuyau de la plus petite billard est beaucoup trop épais, là où il rencontre la tige, et il devrait être réduit. La prince est totalement hors-forme d'un côté de la cuvette."

J'ai protesté, déclarant que c'étaient les raisons mêmes de leur grand caractère.

"Oui, elles ajoutent du caractère. Et, à mon avis, ce sont de belles pipes. Nous pouvons les faire comme ceci mais…" et il a continué en expliquant que parce que Dunhill vend sur un marché mondial, la société tend à être tirée et poussée dans différentes directions en même temps. Sur le Continent et en Extrême-Orient, il n'y a aucune demande pour des pipes profondément sablées; en outre, celles-ci seront souvent retournées à l'usine comme n'étant "pas de la qualité Dunhill".

Un associé de David Webb, Bill Taylor, m'a parlé du temps où il travaillait au contrôle de qualité de l'usine. Richard Dunhill vint près de lui et prit une des shell que Bill avait rejetées.

"Pourquoi est-elle dans la caisse des rebuts?"

"Parce le sablage est trop profond et inégal."

"Cette pipe a du caractère. Envoyez-la Amérique. Les Américains connaissent les bonnes pipes!"

La pipe Dunhill a toujours été synonyme de qualité, dans la fabrication des pipes. Beaucoup de ce jugement de valeur, je crois, a à faire avec le traitement unique de l'oil curing, un processus inventé par Alfred Dunhill. Ce processus, selon moi, fait trois choses - il donne un goût de noix exceptionnel au tabac; il a un très bas taux de brûlages de fourneaux, comparé à d'autres marques; et il aide la pipe à fumer bien, même après beaucoup d'années. Ce processus est encore très étroitement gardé par la société, et n'est normalement pas montré aux visiteurs. On me l'a montré parce que j'avais apporté avec moi une copie du brevet original, et que j'ai spécifiquement soulevé la question.

Afin de discerner la qualité, dans une pipe, on doit regarder seulement à quelques aspects (naturellement une grande partie du jugement réel est dans le fumage): la tête tournée et alésée; l'alésage de la tige; le raccord tenon/embout; la lentille du tuyau; l'aspect visuel et la sensation de la finition. Je prétends que Dunhill a un aussi haut un niveau de qualité qu'il a toujours eu. Ceci ne signifie pas que chaque Dunhill mise en vente, aujourd'hui, soit une pipe parfaite, car certaines ne sont pas ! Ceci signifie que le pourcentage de Dunhill imparfaites n'est pas plus grand aujourd'hui que, par exemple, en 1924. J'ai découvert deux pipes imparfaites dans ma collection 1920-1927.

Selon David Webb, la pipe Dunhill a eu un problème au milieu des années 70, pas tellement avec la qualité qu'avec les signes extérieurs de celle-ci. Les responsable de la politique décidèrent que les "shell" devaient être totalement noires et brillantes - une teinture bleu-noir fut employée, qui éliminait tous les points rougeâtres. En même temps, la finition de "bruyère" fut éclaircie de sa couleur originale prune. Ces deux changements ont tempéré la réputation de la pipe et peuvent être la cause de certaines critiques que j'ai entendues; mais, même avec ces pipes, la qualité fondamentale est toujours là. Depuis cette époque, naturellement, il y a eu un retour à la finition originale de "bruyère", et la nouvelle "deep shell" a atteint nos rivages en quantités limitées.

En comparant la pipe de Dunhill d'hier à celle d'aujourd'hui, ce qui en ressort est son évolution continuelle :

  1. Le tuyau original a passé de "confortable" à "F/T", puis à fait à la machine, puis à la norme actuelle – gagnant et perdant de l'épaisseur de lentille avec chaque changement.
  2. Le bruyère a changé – l'âge et la coutume de réserver un type de bruyère pour une finition ont mené au gain en dureté, en légèreté, et à un meilleur modèle de grain.
  3. La "shell" sablée a changé - perdant un sablage très profond et gagnant en uniformité; puis, retrouvant son sablage profond, et plus uniforme.

Avec ces changements, le niveau d'excellence de Dunhill n'a pas diminué, au moins dans mon œil expérimenté. La pipe Dunhill d'aujourd'hui n'est pas plus mauvaise que celle d'hier; elle n'est pas meilleure que celle d'hier; elle est… différente !