Un fumeur dans les étoiles

par Damien Viry

28/12/15

En matière de bouffardes, on a tous nos rituels, nos petits moments sacrés. Pour moi, c’est souvent en fin de soirée que je m’y consacre, quand j’ai renoncé aux dernières obligations de la journée et que les heures qui me séparent de l’alarme du réveil m’appartiennent pleinement. Ces soirs-là, j’installe mon transat sur le balcon ou je me prépare pour une promenade nocturne, selon l’humeur. Marcher à la fraîche le soir, quand les rues sont vides et qu’on n’entend plus que les cris des chouettes (parfois un moteur au loin, faut bien l’admettre), c’est une bonne transition vers le sommeil. J’oublie l’agitation, les emmerdes, les cons du jour et ceux du lendemain et je laisse vagabonder mes pensées au rythme de mes pas. Et pour peu que le ciel soit dégagé, je peux virer sentimental. Le nez plongé dans les étoiles, je m’en vais aspirer ces bouffées parfumées qui nous tiennent à cœur, quasi-émerveillé par la magie du moment.

Généralement, ça commence comme ça. Une fois la pipe et le tabac soigneusement choisis et calés au fond d’une poche, je claque la porte de l’appartement. Au pied de mon immeuble, je marque une pause. Je lève la tête et je fais un bilan des nuages. Ça brille ; pas des masses, à cause de cet idiot de lampadaire planté à trois mètres de moi, mais quelques points scintillent et ça me motive. Je vais aller chercher le noir, pour y voir plus clair (je me comprends). Mais n’oublions pas notre devoir de pétuneur ! J’ouvre la boite de tabac pour déposer quelques brins dans le fourneau de l’heureuse élue. Légère pression du gras de l’index, puis j’en rajoute un peu. Et une troisième fois comme ça. Je range la boite et me mets en marche, la pipe au creux de la main, tassant du pouce la surface du tabac. L’allumage n’est pas pour tout de suite.

Je passe entre le Carrefour Market et une agence Orange, pour me diriger vers des endroits répondant un peu mieux à ma quête de romantisme et d’obscurité. Direction là-haut ! Les étoiles ? Pas tout à fait, disons un intermédiaire. Au-dessus de la ville, là où les lampadaires laissent le pas à la forêt qui grimpe sur notre massif. A cette frontière, une zone neutre, sans arbre ni parasite lumineux : le spot idéal ! Je rêve d’une ville sans éclairage la nuit. De son balcon, on verrait scintiller des dizaines de milliers d’étoiles, une voie lactée aux odeurs de framboise se dégageant dans le fond. La féérie pour tous, encore mieux qu’un écran plasma ! Qui sait ? Un jour peut-être, on réfléchira à ce que les lampadaires nous masquent, pour nous montrer notre réalité pas toujours reluisante (les façades ternes, la Clio dégueulasse du voisin, le macadam, encore et toujours). Un jour peut-être on préfèrera rêver…

Mes pas m’emmènent vers les hauteurs de la ville par des chemins de traverse et des petites allées piétonnes qui coupent dans la végétation. Bref retour sur une rue plus conventionnelle : l’air est déjà plus frais et l’éclairage jaune des vieux lampadaires donne une couleur plus chaleureuse à l’ensemble. Ca grimpe un peu moins, je reprends mon souffle, le temps de passer à côté des premières maisons en vieilles pierres qui me ravissent à chaque fois. Elles donnent à ces rues un côté petit village hors du temps, c’est très plaisant. Il faudra un jour que j’emménage dans une bicoque de ce style pour y habiter avec trois chiens et un âne. Je passerai l’hiver au coin de la cheminée à crachoter des ronds de fumée… Mais je m’égare. Sentant ma pipe en poche qui s’impatiente, qui commence à trouver le cadre un peu plus à son goût, j’allonge le pas. La rue longe maintenant une prairie dominée par les arbres, les bordures de la ville se font sentir et l’air fraîchement parfumé me raconte de belles choses. Dans une minute, je dépasserai le dernier lampadaire. Je souris.

J’arrive à l’obscurité sur un petit chemin plein de gros cailloux, qui serpente entre plusieurs prés vers la forêt, un de ces chemins qui donne à notre petit massif un air de montagne, avec ses gouttières transversales et sa pente raide et irrégulière. Les étoiles au-dessus montrent enfin leurs vraies couleurs. Et leur vrai nombre ! Je m’arrête un peu avant l’entrée du bois sur un rocher (on se connaît bien, lui et moi), je m’assieds et m’occupe enfin de ma pipe. Je gratte la pierre de mon briquet et dépose la flamme en petits cercles sur le tabac. Première bouffée, belle joie. Je tasse aussitôt les brins rebelles et recommence l’opération, renouvelle ce plaisir des premières saveurs. J’aime beaucoup l’allumage d’une pipe, le moment où le paysage se met en place. On redécouvre quelques parfums connus aux premières inspirations, puis chaque bouffée apporte son petit plus, ses notes à elle. Une entrée sur des fruits, du fumé, et voilà que des épices s’ajoutent, qu’un soupçon de cuir apparait, que les fruits deviennent exotiques ou qu’un sous-bois se profile… Je me penche en arrière, plante le nez dans le ciel et retrouve mes repères. Les soirs d’hiver, le pote Orion est souvent le premier que je regarde. Immense, majestueux. Et ce double diamant de Sirius, que l’atmosphère fait scintiller de toutes les couleurs… Et le Dragon… Les parfums des contrées lointaines, la simple vue du ciel étoilé, ça me suffit pour terminer en beauté une journée.

Les soirs d’étés, c’est vers d’autres repères que je me tourne. Le grand Cygne, qui plane au zénith, peinard, pas l’air pressé du tout. Véga, sur la Lyre, qui brille pas mal, mais pas assez pour me faire oublier Sirius. Et puis Arcturus. Une étoile rouge, pétillante, qui luit sous la queue de la grande casserole. Arcturus toute seule, il faut être franc, ça ne me faisait pas ma soirée, jusqu’à ce que je tombe sur une représentation originale du Bouvier. Mais il faut d’abord vous dire : le Bouvier, constellation qui héberge l’étoile susnommée, est une sorte de berger qui garde ses bœufs au grand air avant de redescendre vers les villages vendre les bêtes. On le dessine généralement en homme corpulent, entre deux âges, debout avec son bâton et un air pas forcément commode. Mais si on se concentre un peu, si on trace les lignes mentales entre les étoiles avec un peu plus de tendresse, on peut aussi y voir un petit blondinet (la teinte, c’est assez subjectif, je le reconnais) assis sur un rocher qui fume une longue bouffarde, la tête en l’air, rêveur et pas attentif pour deux sous à ses bœufs (qui ne lui demandent rien, il faut bien l’admettre). Lui aussi perd son temps, le nez dans le ciel étoilé à pétuner impunément, l’air distrait… D’un coup, je me sens un peu moins con, un peu moins seul. Alors les soirs d’été, je laisse mon esprit divaguer et ma pipe s’éteindre les yeux rivés sur ce gamin du grand air (la pipe ne reste jamais éteinte bien longtemps, soyez sans crainte).

Quand la braise arrive au fond du foyer, que la richesse aromatique s’estompe et me parle moins, je redescends vers mon lit, la tête légère, avec une petite ivresse laissée par le vertige devant l’immensité brillante et profonde. Une belle nuit s’annonce, les rêves peuvent commencer.