Chroniques de l'Ogre, épisode 20

par Erwin Van Hove

20/04/15

Marlboro s'en va-t-en guerre

En novembre 2009, j’ai publié un article à l’attention de ceux qui sont convaincus que pour ne pas être dans le collimateur du mouvement antitabac et pour préserver nos libertés, nous devons nous distancier des fumeurs de cigarettes. J’ai tenté de leur faire comprendre que face à l’hystérie collective, ça ne servirait à rien et qu’en plus ce serait une erreur stratégique fondamentale qui ferait le jeu de l’adversaire.
artjamais.htm

Voici que sous le pseudonyme de Salabreuil, un individu vient de publier une réponse à ce texte, sans pour autant s’y référer ouvertement. Oui, dans certains cercles toute référence à mon nom est mal vue. Persona non grata. Comme il a fallu à son auteur plus de 5 ans pour pondre ladite réponse, on peut supposer qu’il a longuement cogité avant de confier ses réflexions au papier. C’est donc avec étonnement que j’ai dû constater à la lecture de son texte que ses propos ne brillent ni par leur justesse ni par leur perspicacité. Mais comme je peux me tromper, je vous invite à juger par vous-même : fumeurs de pipes vs fumeurs

Comme le dénommé Salabreuil nous confie qu’il veut lancer une polémique, je me permets de partager avec vous quelques remarques inspirées par sa tribune libre. Des remarques seulement et pas un exposé pour ressasser mes vues. Je ne voudrais surtout pas importuner Salabreuil qui juge que je me gargarise de mots et de positions de principe. Je vais également faire un effort pour être factuel puisque j’apprends que la thèse de mon article de 2009 était un déni de la réalité.

Etant donné que son texte entier est un fastidieux réquisitoire contre la cigarette qui serait l’ennemi n°1 de la pipe, je ne comprends pas l’intérêt de l’introduction dans laquelle Salabreuil se plaint amèrement du terrible manque de choix de tabacs dans les civettes françaises. Où est le rapport ? Je suppose que son raisonnement est le suivant : comme l’Etat veut empêcher les fumeurs de cigarettes d’échapper aux taxes et interdit en conséquence l’achat de tabac sur internet, voilà que les gentils fumeurs de pipe sont les victimes collatérales de cette mesure qui ne les vise pas. Et voilà que ces pauvres victimes sont doublement punies puisque le marché français, le seul qui leur reste, n’a pas grand-chose à leur offrir. On peut faire pas mal de reproches au polémiste de pacotille qu’est Salabreuil, mais il faut admettre qu’il est parfaitement cohérent : il se trompe systématiquement d’ennemi. Si en France on trouve si peu de tabacs à pipe, c’est purement et simplement la responsabilité des importateurs et des distributeurs locaux. Point barre.

Après avoir résumé mon texte, Salabreuil entre dans le vif du sujet : la cigarette est la première responsable du déclin de la pipe. Dès lors, dans la lutte contre le mouvement antitabac, comment la pipe pourrait-elle être solidaire de son bourreau ? S’ensuit alors une série d’arguments fallacieux ou pour le moins erronés. Examinons-les.

L'histoire du tabac de la Semois est aussi l'histoire d'un lent déclin : des dizaines de fabricants qui produisaient des milliers de tonnes au début du siècle et qui faisaient vivre quantité de fermiers et de producteurs, ils ne sont aujourd'hui que trois, et qui se battent dans des conditions difficiles pour protéger un patrimoine et un savoir-faire menacés, et dont rien ne nous garantit qu'une relève sera assurée. Et qui est responsable de ce déclin, si ce n'est la cigarette? (Salabreuil)
Voilà des propos inattaquables. Du moins quand on ferme les yeux à la réalité. Tout au long du 20ième siècle les fabricants de tabac de la vallée du Semois ont produit à la fois du tabac à pipe et du tabac à rouler. Du tabac pour cigarettes donc. Cela étant, est-il sérieux de déclarer que la cigarette est responsable du déclin de la culture et de la fabrication du semois ?

Le paragraphe suivant du texte de Salabreuil vaut le détour. A ma gauche, le big business, les géants de la cigarette mafieux et sans scrupules qui sciemment vous rendent dépendants dans le seul but sordide de maintenir ou maximiser leurs bénéfices colossaux. A ma droite, les petits blenders sympathiques qui n’ont qu’un seul but dans la vie : vous dorloter les papilles gustatives. Cette vision du monde manichéenne est d’une naïveté désarmante. Et pour plusieurs raisons.

  1. Qu’il s’agisse d’un groupe industriel ou d’une humble PME, l’objectif final, c’est de faire du bénéfice. Tenez, je vais vous étonner : Greg Pease ne fait pas ses tabacs pour vos beaux yeux et quand Russ Ouellette présente tous les mois un nouveau blend, il ne le fait pas dans le seul but de vous faire plaisir.
  2. Par ailleurs, dans l’univers du tabac à pipe, les Greg Pease, les Russ Ouellette ou les Vincent Manil, ce sont des exceptions dont la production, c’est quantité négligeable. Les tabacs qu’achète la toute grande majorité des pétuneurs, sont produits par les géants du tabac tant décriés par sire Salabreuil. Prenons les bruns français. Le Bergerac, c’est Philip Morris. Le Caporal, le Scaferlatti, le Saint-Claude, c’est Imperial Tobacco. D’accord, me direz-vous, mais il reste des marques comme Dunhill, Erinmore, Escudo, Borkum Riff, Orlik, Larsen, Clan, Half & Half. Oui, tous produits par le Scandinavian Tobacco Group qui emploie 8400 personnes. Même Mac Baren, qui a su garder son indépendance, c’est une entreprise avec 140 employés qui exporte vers 70 pays.
  3. Les cigarettiers modifient fabrication et composition pour compenser leurs pertes éventuelles en diminuant notamment la quantité de tabac mais en augmentant les agents de saveurs. Nous savons qu'il entre dans la composition des cigarettes des éléments chimiques destinés à favoriser l'absorption de la nicotine ou la dépendance. (Salabreuil) Les salauds ! Les cigarettiers font appel à la chimie pour nous empoisonner ! Je conseille à Salabreuil de fouiller la mine d’information qu’est la Legacy Tobacco Documents Library (legacy. library. ucsf. edu) composée de 14 millions de documents authentiques concernant la production et le commerce du tabac. On y trouve par exemple des lettres des producteurs de Balkan Sobranie et de Three Nuns dans lesquelles ils avouent qu’ils ont remplacé des ingrédients clés de leur mélange par de l’ersatz, sans pour autant modifier les textes des recettes imprimées sur les boîtes. Ou une lettre adressée aux responsables de la ligne de production du Three Nuns pour leur expliquer comment on peut récupérer les déchets de tabac en les réduisant en poudre, laquelle est alors mélangée au vrai tabac préalablement aspergé pour que la poudre y colle. Ou encore une lettre d’un producteur d’arômes chimiques adressée à un géant du tabac dans laquelle il se vante qu’un de ses clients a réussi, grâce à ces agents de saveur, à transformer du tabac de piètre qualité en « virginia » pour le marché américain. On y trouve même une lettre du département Research and Development d’un fabricant de tabac à pipe dans laquelle un chimiste propose de mélanger des anesthésiques aux tabacs qui causent le fameux tongue bite. Pire : quand un scientifique qui travaille pour le service contrôle qualité, avertit son patron que le propylène glycol employé dans le Capstan pourrait être cancérigène, ce dernier lui répond qu’il serait trop coûteux de faire des tests. Dois-je continuer ?

Je vous le demande : est-ce bien moi qui vis dans le déni de la réalité ? Quoi qu’il en soit, en continuant ma lecture du papier de Salabreuil, je tombe sur un autre diagnostic : puisque je refuse de me désolidariser des fumeurs de cigarettes, je souffre visiblement du syndrome de Stockholm. Suivez le raisonnement. C’est uniquement la cigarette qui constitue un problème de santé publique et pas la pipe. Donc dans la lutte antitabac qui aurait dû s’appeler anti cigarette, nous sommes pris en otage par la cigarette. Et voilà que moi, j’ose sympathiser avec l’ennemi. Salabreuil est donc fier de ne rien avoir en commun avec les camés de la clope. Lui, il n’est pas dépendant, il est libre de décider de fumer la pipe quand l’envie lui prend. Et le voilà qui ajoute : Franchement, si d'ici quelques générations, la cigarette est éradiquée, tant mieux.

Evidemment, je pourrais dire que Salabreuil souffre du syndrome de Stockholm puisqu’il avoue souscrire à l’objectif premier du mouvement antitabac, mais ce serait trop facile. Par contre, je voudrais lui faire remarquer que sa vision simpliste et dualiste qui consiste à classer d’un côté les camés de la clope et de l’autre les fumeurs de pipe qui dégustent leur tabac, ne tient pas compte des réalités. Tout d’abord, certains fumeurs de pipe inhalent avidement la fumée, ce qui bien évidemment augmente sensiblement le risque de dépendance. D’ailleurs, il existe bel et bien des fumeurs de pipe dépendants qui ne peuvent pas se passer de leur dose quotidienne de tabac. Personnellement, j’ai connu des pétuneurs qui fumaient une douzaine de pipes par jour. D’accord, aujourd’hui, ils sont rares, mais pas au bon vieux temps que Salabreuil regrette tant. Et puis et surtout, Salabreuil semble oublier qu’un pourcentage élevé de fumeurs de pipe fume également des cigarettes. Je connais par exemple toute une ribambelle de pipiers qui fument la clope. Serait-ce le comble du syndrome de Stockholm ? Ces braves gens ne se rendent-ils vraiment pas compte qu’en s’entichant de la cigarette, ils causent le déclin de leur propre métier ? Par ailleurs, imaginez-vous un instant le monde idéal de Salabreuil, un monde sans cigarettes. Etes-vous sûr que dans ce paradis, il resterait des planteurs pour cultiver votre tabac et des entreprises pour faire vos mélanges ? Croyez-moi : sans cigarettes, plus de tabac à pipe. Si, quand même. C’est vrai qu’il y aurait probablement encore quelques petits planteurs pour approvisionner une poignée de blenders artisanaux qui vous livreraient à prix d’or quelques mélanges fort simples à défaut d’ingrédients. L’avenir est donc assuré…

Mais voilà que Salabreuil continue sa jérémiade sur le déclin de la pipe et du tabac à pipe. Je me sens donc appelé à l’abasourdir : notre époque, c’est l’âge d’or pour le fumeur de pipe passionné. Jamais, mais alors jamais, on n’a connu une telle diversité de pipes produites par tant d’artisans enthousiastes dans une telle multitude de pays. Donc jamais, mais alors jamais, le pipophile n’a eu un tel embarras du choix. Et c’est exactement pareil pour les tabacs. Certes, des blends légendaires ont disparu, mais l’offre actuelle est tellement grande qu’il faudrait toute une vie pour goûter tous les tabacs disponibles. Et tout ça malgré deux décennies de lutte antitabac. Mais ce vocable antitabac, Salabreuil le juge mal choisi parce que trop généralisateur. En vérité, c’est le seul fléau de la cigarette qui devrait être visé, mais malheureusement on fait l’amalgame. Cette conviction est bête comme chou. Imaginez-vous un instant que les fumeurs de cigarettes se reconvertissent tous en pétuneurs purs et durs. Voilà que le chiffre d’affaires de l’industrie pipière repart en flèche et voilà que les petits planteurs de semois n’arrivent plus à satisfaire la demande. Qu’est-ce que ça changerait ? La peur irrationnelle des effets du fumage passif cesserait-elle ? Le mouvement antitabac et les hygiénistes mettraient-ils fin à leur croisade ? Les politiciens arrêteraient-ils de légiférer dans le but de protéger la santé publique contre les effets nocifs de la fumée de tabac ? Il faut être vraiment naïf pour penser ça.

Le dernier paragraphe de la tribune libre de Salabreuil contient un gigantesque paradoxe : Je ne comprends même pas la stratégie active qui consiste à dire : "Nous sommes solidaires des libertés du fumeur de cigarettes". Mise à part une belle déclaration sur la liberté, quelle en est l'efficacité ? Qui nous entend ? Qui nous écoute ? Nous sommes isolés, peu nombreux, un marché de niche. Les fumeurs de pipes, tout le monde s'en bat les flancs.
Ben oui, puisque nous sommes si peu nombreux, aux yeux des politiciens, nous sommes quantité négligeable. Salabreuil constate donc lui-même que tous seuls, nous n’avons aucune chance de nous faire entendre par ceux qui nous gouvernent. Il est dès lors déconcertant et inexplicable qu’il ne comprenne pas que pour tenter de protéger nos libertés, nous avons besoin des 30% de citoyens français qui fument la cigarette. C’est un tiers de l’électorat. Evidemment, rien ne garantit que cette minorité de taille arrive à préserver ses libertés face à une majorité qui la considère comme un réel danger pour la santé publique, mais en se montrant unis, les consommateurs de tabac ont au moins le potentiel de faire entendre leur voix et d’exercer des pressions.

Nous sommes des Indiens, dit Salabreuil. Si c’est le cas, l’histoire nous apprend que nous finirons massacrés ou exilés dans des réserves. Belle perspective. Or, les fabricants et les fumeurs de cigarettes ne sont pas les cowboys. Eux aussi, ce sont des Indiens que l’Etat et ses citoyens angoissés et intolérants rêvent d’éradiquer. Et ce n’est pas en pointant du doigt cette autre tribu que la nôtre sera épargnée par les croisés de l’hygiénisme.

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