Chroniques de l'Ogre, épisode 14

par Erwin Van Hove

08/02/10

Corsé !

Au cours de ma carrière de passionné de la pipe, j’ai eu le privilège de m’entretenir avec toute une série d’artisans mondialement reconnus. C’est avec plaisir que je me souviens de mes conversations avec par exemple Rainer Barbi, Cornelius Mänz, Tom Eltang, Will Purdy, Lee von Erck, Axel Reichert, Frank Axmacher, Jürgen Moritz, Tom Richard Mehret ou Paolo Becker. A certains moments de ma vie, il m’est également arrivé d’avoir entretenu une correspondance plus ou moins intensive avec des pipiers tels que Roland Schwarz, Marco Biagini, Heiner Nonnenbroich, Trever Talbert, Rad Davis, Darius Christian, Rolando Negoita ou Pierre Morel.

Bien sûr ce sont tous des individus avec leur personnalité propre et je ne vous cache pas que certains, comme Barbi, Christian ou Morel, ont un caractère affirmé. Ceci dit, ce qui m’a toujours frappé, c’est que, indéniablement, tous ces artisans ont un point en commun. Bien qu’ils soient universellement respectés, appréciés, voire admirés, ils brillent par leur disponibilité, leur gentillesse et leur modestie. En vérité, ils sont les premiers à être étonnés d’être traités comme des vedettes. Loin d’être blasés, ils s’émerveillent à chaque fois que nous partageons avec eux la joie que nous procurent leurs pipes. Dans ces conditions, il va de soi qu’entre pipiers et pipophiles éclosent tout naturellement de belles sympathies réciproques, voire de véritables amitiés. Et je vous assure que ce ne sont pas de naïves illusions que je me fais. J’ai vu, à mon approche, le regard toujours intense de Frank Axmacher s’illuminer davantage encore du feu de la connivence. Je me rappelle parfaitement bien comment Rolando Negoita a sauté de derrière sa table au pipe show de Cuxhaven pour aussitôt me prendre dans ses bras. Je suis toujours touché quand, à chacune de nos rencontres, le grand Cornelius Mänz vient m’embrasser en arborant un sourire désarmant. Des gestes pareils, ça ne ment pas.

Durant toutes ces années de contacts plus ou moins fréquents avec plusieurs dizaines de pipiers, je suis tombé sur exactement un seul personnage hautain à l’ego démesuré. Remarquez que je ne suis pas le seul à être exaspéré par sa grosse tête. Loin de là. Puisque lui et moi, nous nous évitons soigneusement depuis des années, pour moi, il ne constitue qu’un mauvais souvenir. Affaire classée. Comme il s’agit d’une star de la pipe dont l’œuvre est distribuée aux quatre coins du monde par les commerces les plus prestigieux, je suppose que sa tendance à l’autoglorification et son ton insolent relèvent de l’arrogance caractéristique de ceux dont l’incontestable réussite va de pair avec un manque total de modestie. Certes, cette provocatrice et irritante arrogance est tout sauf sympathique, mais bon, en faisant preuve d’une certaine indulgence, on peut comprendre qu’il n’est pas donné à tout le monde d’assumer avec grâce la réussite et la renommée. Cette arrogance n’a strictement rien à voir avec la prétention, la suffisance et le mépris récemment manifestés par un autre pipier, puisque ni sa stature ni son œuvre ne justifient sa mentalité et ses façons écœurantes. Chez lui le champignon de la gloriole pousse sur le fumier de la présomption, laquelle semble avoir perdu tout contact avec la réalité. Bref, ça frise la pathologie.

Ca fait au moins quinze ans que je le connais de nom, le Lucien Georges, pour avoir lu quelques lignes qui, jadis, lui avaient été consacrées dans un ou deux ouvrages encyclopédiques sur la pipe. Un pipier comme on en trouve treize dans une douzaine. Plus tard, j’avais découvert son site web et d’emblée j’avais été frappé par l’extrême prétention qui suintait de toutes parts à travers les textes en anglais approximatif. Voici, en guise d’exemple, quelques extraits :

Le maniement du pluralis majestatis sied à merveille à la grandiloquence des propos. Voilà un artisan prestigieux et mondialement réputé qui est le seul au monde à livrer des pipes sans mastic. Vlan ! Ce n’est pas tout. Puisque son dévouement est à nul autre comparable, il ne lui arrive jamais de faire une erreur. Dans ces conditions, comment voulez-vous que ses collègues puissent lui faire concurrence ? D’autant plus que grâce à ses bruyères exceptionnelles et à son travail de la plus haute qualité, il peut nous garantir des pipes au goût exceptionnellement raffiné. Est-il dès lors étonnant qu’il fasse la joie des plus fins connaisseurs au monde ? Et comme ce n’est pas la France qui abrite la crème des connaisseurs et des collectionneurs, on comprend le pipier quand il affirme ici et là que sa clientèle se situe avant tout dans le monde anglophone.

Moi, je me demande qui exactement sont les plus fins connaisseurs anglo-saxons qui constituent ce cercle de fans loyaux et où ils se procurent ces chefs-d’œuvre de l’art pipier ? Je crois pouvoir affirmer que ce ne sont pas exactement les contacts avec des pipiers, des commerçants, des connaisseurs et des collectionneurs des deux côtés de l’Atlantique qui me font défaut. Or, jamais, mais alors jamais, aucun d’eux n’a senti le besoin de me poser une question ou de faire un commentaire sur ce pipier à réputation mondiale. Plusieurs des grands connaisseurs et collectionneurs américains sont très actifs sur le web : ils publient des blogs et participent à des forums consacrés à la chose pipière. Or, strictement aucun blog ne mentionne le nom de la vedette. Même dans les archives d’ASP qui constituent une banque de données de tous les messages publiés au cours d’une décennie dans ce newsgroup américain à vocation internationale, le nom du prestigieux artisan adulé des Anglo-saxons est mentionné exactement zéro fois. Quant aux civettes américaines en ligne, je n’en ai trouvé aucune qui vend son œuvre. Ces constats sont troublants.

Soit. Ce fabricant ne serait jamais sorti de la place qu’à mes yeux il occupe et mérite, c’est-à-dire définitivement enfoui dans quelque recoin noir au fin fond de ma conscience, si ce n’est que récemment, avec grand fracas, il a fait son entrée dans le petit univers des forums. A cette occasion, il a même jugé nécessaire de m’importuner par courriel. C’est qu’il n’aime pas passer inaperçu et que partout il croit déceler d’ignares vauriens qui ont l’inadmissible culot de poser un orteil sur ses exceptionnelles plates-bandes.

Si ce narcisse est un camé des applaudissements qui au moindre compliment pavoise sans complexes, il semble avoir les nerfs à fleur de peau à la moindre remarque critique. Dans ces cas-là, il explose, il agresse, il méprise, il insulte. Lui-même, il appelle ça "avoir le sang chaud ". En tout cas, un membre estimé de FdP s’est vu traiter d’illuminé de la pipe étrangère, d’agité, d’ignorant et même de guignol et de mamelouk. Vous me direz que probablement ce membre est l’un de ces ignobles racistes anti-français dont le forum FdP semble détenir le secret, et que vraisemblablement il a bien mérité ces gifles verbales pour avoir ridiculisé l’œuvre de cette icône nationale. Il n’en est rien. Ce membre connu pour ses façons de gentleman posé avait tout simplement formulé quelques critiques de détail sur le site de la bouillonnante vedette internationale. C’est tout. Ni plus, ni moins. Et pourtant, ça lui a valu une série d’insultes. On aurait pu penser que vu son sang chaud, le pipier s’était laissé emporter par son ego boursouflé et que dès que la lancinante douleur causée par cette blessure à son orgueil de star, se serait un tantinet calmée, il aurait présenté ses excuses pour sa tirade déplacée. Mais non, plus de 24 heures après, j’apprends dans un courriel qui m’est adressé par le vaillant pipier qu’il n’a strictement rien à se reprocher : Le ton que je manie est proportionnel aux reproches qui me sont faits. Ah bon. Je vous laisse juges. Par ailleurs, quand je conseille à mon interlocuteur de changer de ton dans le forum pour la bonne raison que s’il continue comme ça, il ne va pas y faire long feu, il me répond : Que je fasse long feu ou pas sur les forums n’est pas ton affaire. Occupe-toi de tes oignons. Et comme j’avais eu la témérité de le tutoyer dans le forum, il ajoute dans son courriel : On n’a pas élevé les cochons ensemble ! Il a raison : je suis plus sélectif que ça dans mes fréquentations.

Une star internationale qui daigne s’abaisser au niveau des ignares qui peuplent FdP, est évidemment investie d’une mission. Et donc d’emblée le vieux sage annonce haut et fort qu’il va nous donner de belles leçons. Gratis en plus. Ce qui est, par contre, inconcevable, c’est que peut-être d’autres que lui ont certaines connaissances et expériences à partager. C’est exclu. Et ça devient même une obsession qui le pousse à me contacter pour s’enorgueillir de son parcours, de son expérience et de sa stature, ce qui lui permet de me présenter la conclusion suivante : Je ne vois vraiment pas ce que tu pourrais m’apprendre. Me voilà remis à ma place. C’est étonnant quand on sait que jamais et nulle part je n’ai dit ni suggéré que je pourrais lui apprendre quelque chose. En vérité, je n’en ai même nullement envie. En plus, je me suis toujours abstenu de faire des commentaires sur ses pipes. Non pas parce qu’il n’y a rien à dire sur ses becs, sur la courbure de pas mal de ses tuyaux ou sur l’esthétique de certains de ses modèles. Non, pour la bonne raison que sa production me laisse de marbre. Je m’en contrefiche. Je me demande donc pourquoi cette coqueluche des connaisseurs anglo-saxons ressent le besoin de se soucier de ce que pourrait penser ou dire un petit Belge dans mon genre.

Tant qu’à faire, quand un champion de la pipe nationale entre dans le fief des illuminés de la pipe étrangère, il faut qu’il en profite pour nous reprocher sans tarder notre manque de réflexes nationalistes. C’est chose faite : à ses dires, nous trahissons la cause de la France en nous entichant sans vergogne de l’ennemi danois. Là, vraiment, je crois rêver. Le petit Napoléon ne laisse pas passer une occasion pour dire à qui veut l’entendre, qu’il a appris le métier de pipier chez Sven Knudsen, le frère de Teddy. Si je comprends bien, il est permis de se vanter d’un apprentissage chez les Danois, d’en être fier et d’en faire un argument de vente, alors que le fumeur de pipe français, lui, n’a pas le droit de s’intéresser de près à la pipe danoise ! C’est fort !

Quoi qu’il en soit, chez FdP nous sommes donc coupables de ne pas faire assez de pub pour la pipe nationale. Venant d’un Français qui fait si peu de cas des fumeurs de pipe francophones qu’il a rédigé son site exclusivement en anglais, ce reproche est passablement risible. Il y a plus étonnant. Quand moi, je dénonce des soi-disant pipiers français qui se bornent à assembler des ébauches et des tuyaux préfabriqués, on m’accuse de vouloir nuire à l’image de la pipe française. Or, voici une déclaration de l’ardent défenseur de la pipe nationale lui-même : Il y a de plus en plus de pseudo artisans qui font uniquement du montage pour se propulser dans la catégorie du fait main en trafiquant plus ou moins les modèles de têtes de pipes achetés au rabais dans les stocks poussiéreux. Des gens qui s’approvisionnent dans les vieux stocks pour sortir je ne sais quoi plus ou moins transformé. Je ne leur vois pas un avenir lumineux car on ne s’improvise pas pipier. Ce n’est certainement pas avec eux que la pipe française peut renaitre. Il faut être très attentifs à cette nouvelle vague qui au lieu de promouvoir la pipe française, va la détruire. Dites-moi si je me trompe, mais à mon avis ce n’est pas exactement un coup de pub pour la pipe actuellement faite en France. Mais peut-être que ce sexagénaire a plus de sympathie pour les bons vieux pipiers sanclaudiens. Que nenni. En réponse à l’apostrophe "Maître ", le Corse écrit sur un ton moqueur : Laissons le titre de Maître du côté du Jura, et plus exactement à Leonard de Vinci ou Rembrandt. De l’humour innocent, me dites-vous ? Alors, que pensez-vous de ce qui suit ? Voici un commentaire qu’il a publié dans un forum au sujet de Pierre Morel : Il ne peut même pas rêver de posséder les ébauchons flammés qui sont entre mes mains. Sympa de marcher comme ça sur les plates-bandes d’un collègue !

Mais c’est un fait : Lucien Georges dispose de très belles bruyères. Et puisque ses bruyères sont belles, il produit pas mal de straight grain. Et c’est pour cette seule raison que ce pipier passablement anonyme s’est mis dans la tête qu’il propose des pipes exceptionnelles dont les prix peuvent atteindre les mille euros. Je regrette, mais des pipes exceptionnelles, c’est autre chose que ça. Personnellement, je regrette donc que c’est ce monsieur Georges qui détient ces plateaux. En regardant ses pipes flammées, je me demande ce que de vraies stars de la pipe, comme Former ou Barbi ou Mänz, auraient pu faire avec de pareils plateaux. A coup sûr de véritables pipes exceptionnelles avec une parfaite harmonie entre forme et grain, avec une élégance raffinée, avec une exécution technique à la hauteur de leur réputation et avec des becs ultraconfortables. Quel gâchis.

Pour terminer en beauté, je tiens à accéder à la demande de Lucien Georges en faisant de la pub pour la pipe bien de chez moi : messieurs, si vous voulez une belle pipe bien exécutée avec un passage d’air grand ouvert, avec un floc parfaitement adapté à la profondeur de la mortaise et avec un bec fin et confortable, sans pour autant devoir piller votre compte en banque, adressez-vous en toute confiance à Dirk Claessen. Dirk Claessen que je vous dis. Un petit Belge. Modeste. Gentil. Et poli.