Art et Tabac

par Aimeric

25/02/19

Dans l'après-guerre, la conscience que le tabac a marqué l'histoire des temps modernes et laissé une trace ineffaçable dans l'art a pu s'affirmer assez largement grace à un certain nombre d'expositions qui ont fait date.
Cette modalité d'intervention dans le discours public suscite d'autant plus d'intéret qu'aujourd'hui le tabac est réduit à un silence irréel et factice. Voyons donc une sélection des catalogues qui ont accompagné ces expositions; leur importance réside aussi dans l'attitude à l'égard du tabac qu'ils reflètent, au point que le titre “Tabac, miroir du temps” a été adopté de façon programmatique par trois publications successives du début des années Quatre-Vingt (cfr. P. Mauroy, 1980; Ned Rival, 1981, trad. fr., et Musée de la vie wallonne, Liège 1985).

En 1961 la France fete l'année mémoriale du tabac (1561-1811-1961) et le Seita, en association avec l'Union Centrale des Arts Décoratifs, organise la grande exposition “Le tabac dans l'art, l'histoire et la vie” au Pavillon de Marsan du Louvre. Le Seita publie déjà “Flammes et Fumées”, où l'art tient une belle place -la revue paraitra jusqu'à 1980-, et le catalogue se distingue par une présentation graphique très soignée, enrichie d'un préface de Jean Cocteau.



La fréquentation et l'intéret réciproque des milieux artistique et tabagique étaient bien présents depuis longtemps dans la société, mais l'exposition “Art et Tabac” au Palais de l'Europe de Menton est la première, en 1965, à en faire l'objet d'une rétrospective fouillée, à l'avantage d'un publique plus large. L'affiche de Jean de Broutelles, élégante et austère comme l'annonce d'une réception académique, met en vedette un portrait très expressif de main d'André Derain et nous parle du sérieux de l'initiative.



Au cours des années Soixante-Dix et Quatre-Vingt le Seita continue à exposer ses collections, vues de plus en plus sous l'aspect de documents historiques, et fait paraitre plusieurs monographies thématiques. Ainsi, Frédéric Edelmann édite en 1976 le catalogue de l'exposition “Trésors et histoire de la pipe à tabac”, présentée à la Bibliothèque Forney de Paris, puis, trois ans plus tard, lors de l'ouverture du Musée-Galerie rue Surcouf, rédige le premier catalogue de l'exposition permanente (“Histoire du tabac et de ses usages”), mis à jour et augmenté par Marie-Claire Ades et Christophe Dore en 1992.

En Belgique, le Musée du Tabac de Wervik ouvre ses portes en 1987 et s'ajoute à ceux d'Harelbeke, Sint-Niklaas, Vresse-sur-Semois et Andenelle, tandis qu'en Suisse on se concentre sur la pipe, avec les catalogues de la Maison Rhein à Genève, 1978, et du Musée de la pipe de Lausanne, une dizaine d'années plus tard, offrant un tour d'horizon qui s'élargit aux Continents extra-européens.



Pendant des décennies, la famille Burrus finance les grandioses fouilles qui amènent à la découverte du patrimoine d'art et d'histoire de Vaison-la-Romaine.



En 1991 le Musée Guimet porte son regard sur la Chine avec l'exposition des superbes flacons à tabac Mandchous, réunis dans le catalogue édité par Cécile Jacquot.



Il s'agit, sinon d'une primeur absolue, d'une attention avant-coureuse, quand on pense que le livre de Carol Benedict, “Golden-silk smoke: a history of tobacco in China, 1550-2010” arrive seulement en 2011, soit vingt ans plus tard.



C'est alors le tour du Musée-Galerie de la Seita d'organiser à bref intervalle (1993) une exposition consacrée aux pipes à eau chinoises (catalogue de J.-C. Garnier).


Celle qui suit est une période de repliement, assombrie par les scandales de l'industrie nord-américaine, dont la houle s'abat d'un coté à l'autre du Grand Bleu. Soudain, le tabac devient coupable de tous les maux. Pierre Restany et ses amis artistes comprennent que le pétun est en train de subir un'injustice; ils réalisent alors les expositions des années 1993-95, dont la nouveauté, qu'on pourrait dire unique dans l'après-guerre, consiste en l'engagement actif du monde de l'art en faveur du tabac. On affirme par ses travaux que le tabac a un avenir et qu'il faut le respecter: tous savent quelle tournure les événements ont pris dans la suite.



Le champ se réduit. La riche bibliothèque centrale de la Seita, rue d'Orsay, déménage en 1995, et avec la naissance d'Altadis, à l'aube du nouveau millénaire, le Musée-Galerie ferme. Dans cette période on compte encore des expositions raffinées, mais elles s'adressent dorénavant aux amateurs.

En septembre 1994 jusqu'à février 1995 la Maison Delalande présente au Trianon de Bagatelle près de 350 objets liés au tabac, comprenant boites à priser, rapes, pipes, peintures, narguilés, publicités, briquets, boites à allumettes, coffrets à cigares, tabatières, tous recueillis dans le célèbre catalogue “La fleur du mal. Cinq siècles d'objets d'art autour du tabac, XVI-XX siècle”.

Fleur du mal



Un des derniers catalogues d'exposition à paraitre est le fruit tardif de Philip Morris Europe, qui le publie en Suisse en 2000 sous un titre semblable, qui sonne comme un bilan et une conclusion: “Cinq siècles d'art et de tabac”. Après la fermeture de plusieurs collections en Europe -BAT condamnera celles de Reemtsma à Hambourg et de Niemeyer à Groningen à la dispersion- le géant nord-américain se résout à exposer un bon choix de peintures, gravures (avec des Rembrandt et Daumier, entr'autres), pots à tabac de Delft, livres, tabatières et pipes, en soulignant que “ces objets d'art témoignent de l'héritage artistique de la plante de tabac, devenue une partie intégrante de l'histoire européenne”.

Cinq siècles d'art et de tabac



Ce sera désormais aux passionnés de faire vivre cet héritage autant qu'il est possible. Vivre, dis-je, ce qu'on fait au mieux par le fumage.

Vers ce temps-là, les groupes qui se lancent sur le réseau, tels que FdP, deviennent, dans le sens indiqué par Pierre Nora et son équipe d'historiens (1982-1994), des nouveaux lieux de mémoire, où le plaisir, l'art et l'écriture associés au tabac sont partagés par les membres, sans pour autant renoncer à donner un apport de connaissance et de style au public non prévenu, et par là meme, à la vie collective.