Un mythe n'est pas une chimère

par Erwin Van Hove

18/11/06

Du pain, du vin, du broussin

C’est la bruyère, pas la marque. Voilà la conclusion du célèbre et brillant article de Fred Hanna Myth of Brand and Maker in Pipe Smoking (brandmyth.htm). Monsieur Hanna y attirait l’attention sur l’analogie entre racines de bruyère et ceps de vigne. C’était d’ailleurs avec plaisir que j’avais noté qu’il introduisait dans le vocabulaire de la bruyère ce concept phare de la viticulture française : terroir, un vocable désignant un amalgame complexe de composition du sol, exposition au soleil, conditions climatiques et environnementales. Tout comme une vigne, l’arbuste qu’est la bruyère vit pendant des décennies dans un sol à nul autre égal, avec ses nutriments, minéraux, oligo-éléments et ferments spécifiques, et dans des conditions atmosphériques particulières. Hanna nous rappelait d’ailleurs judicieusement que des analyses scientifiques du substrat bourguignon ont prouvé pourquoi telle parcelle produit des bouteilles de €300, alors que le même pinot noir planté à peine 50m plus bas sur la même pente, se vendra à €50 : la composition des substrats présente de surprenantes et fondamentales divergences. Malgré leurs origines communes, ces ceps vivent dans des conditions foncièrement différentes. Et monsieur Hanna de se demander pourquoi ce serait différent pour deux bruyères.

Dès lors Fred Hanna avait formulé deux conclusions incontestablement logiques. D’abord, c’est une illusion que de penser que c’est le pays, voire la région d’origine qui détermine le goût de la bruyère. Cela explique d’ailleurs pourquoi ni les fumeurs les plus chevronnés, ni les pipiers expérimentés, ni les commerçants spécialisés ne réussissent à reconnaître à sa saveur l’origine d’un plateau. Chaque ébauchon a donc sa propre personnalité. Ensuite, et c’est encore plus important, puisque chaque bloc de bruyère a des caractéristiques tout individuelles, il est exclu que tel pipier ou telle marque arrivent à produire avec consistance des pipes ayant un goût et des caractéristiques au fumage typiques et reconnaissables. C’est la bruyère, pas la marque.

Incontestablement logique. Mais est-ce vraiment le cas ? Si je suis d’accord avec monsieur Hanna que pas chaque Dunhill sans exception se fume de la même façon, tout comme pas toutes les Castello ne produisent un goût identique, il est de mon expérience qu’au niveau gustatif la plupart de mes Dunhill présentent clairement des traits de famille. Et c’est pareil pour mes Castello. J’ai même la témérité de penser que mes pipes de Jody Davis et de Jörn Larsen développent une saveur qui me rappelle celle de mes Chonowitsch. Mais bon, il se peut bien sûr que cette impression soit due à un a priori puisque je suis au courant des rapports entre ces trois pipiers. Qui sait ?

Castello pipe

Castello

Ce que je sais, par contre, c’est que monsieur Hanna a omis de mentionner une différence fondamentale entre vignes et bruyères. En réalité, son analogie entre vigne et bruyère ne fonctionne pas. Le vigneron bourguignon s’efforcera à préserver, voire à accentuer la typicité de chaque terroir : il vendangera par parcelle, fera tout pendant la vendange et le transport pour empêcher l’oxydation des grappes, se fiera exclusivement aux ferments qui naturellement vivent sur les raisins. L’objectif final de tous ses efforts, c’est de rendre aussi parfaitement que possible la saveur spécifique de chaque parcelle. Qu’est-ce qui se passe après la récolte des broussins de bruyère ? Exactement le contraire. Le bois est bouilli pendant au moins douze heures dans de l’eau régulièrement renouvelée afin d’en extraire le plus possible de tanins, d’huiles, de résines. Ensuite, pendant des mois le bois doit lentement sécher dans un environnement humide pour que s’évapore ce qui reste de sa sève, perdant ainsi de 30 à 40 pour cent de son poids. Autrement dit, dès qu’il est sorti de la terre, un broussin est soumis à une série d’assauts à son individualité. Il est carrément forcé de se départir de la personnalité que le terroir dans lequel il vivait, lui avait patiemment conférée.

Est-ce qu’en développant cet argument, j’essaie de prouver que toute bruyère est standardisée et dès lors produira la même saveur ? Bien sûr que non. Nous constatons tous qu’il y a des différences. Nous savons tous que des facteurs tels que l’âge ou la porosité jouent un rôle, ou qu’il y a des différences de qualité entre plateaux et ébauchons. Et certains parmi nous sont convaincus que le processus de bouillissage, la durée de séchage, le traitement de la bruyère par le pipier, la maîtrise technique et les idiosyncrasies de telle marque ou de tel artisan ont une influence. Et même si nous sommes convaincus qu’en fin de compte, tout est dans la bruyère, comme le préconise Fred Hanna, peut-être que ce n’est pas exactement pour les raisons mentionnées dans son article.

Artisan pifier

Je me le suis souvent demandé. Si vraiment tout est dans le bloc de bois individuel, alors pourquoi est-ce que mes médiocres papilles gustatives décèlent un goût similaire dans toutes mes Butz-Choquin, alors que la marque sanclaudienne emploie de la bruyère de diverses régions et donc de dizaines de terroirs différents ? Et pourquoi est-ce que la saveur que produisent mes Morel et mes Genod me rappelle celle de mes BC ? Et comment se fait-il qu’un ébauchon tourné chez Butz-Choquin, puis revendu à Dunhill, finira par produire un goût qui sera nettement différent de celui produit par un ébauchon de la même série, mais monté et fini à Saint-Claude ?

Avant de continuer, permettez-moi de vous raconter une petite anecdote qui a le mérite d’avoir suscité ces quelques piètres réflexions que je vous soumets.

Pipe Moretti

Marco Biagini, le pipier qui fait les Moretti, est un ami. Récemment, il me surprit avec un cadeau : une superbe pipe tout en œils-de-perdrix, taillée de main de maître, avec une teinture à contraste et un tuyau en cumberland fait main. Je l’allumai sans tarder. Etonnant ! Evidemment je possède plusieurs Moretti. Certaines furent achetées dans des civettes. Elles ont toutes un goût doux. D’autres, je les commandai directement chez Marco. Il les tailla pour moi. Ces pipes-là se distinguent toutes par l’excellence de leur saveur. Dès les toutes premières bouffées, la nouvelle arrivée produisait un goût tout simplement mémorable. Depuis, elle ne cesse de m’impressionner. Bien sûr, je remerciai Marco et je lui demandai pourquoi il me fit ce plaisir. Ceci dit, je m’en doutais bien. Marco connaît mon amour des œils-de-perdrix et en outre, je savais qu’il avait été en train de tester de nouvelles teintures et il voulait donc que je juge le résultat de ses expériences. Faux. Sa réponse me surprit : quand il avait commencé à tailler cette pipe, il s’était immédiatement dit que ce serait une pipe pour moi parce qu’il savait que ce serait une pipe exceptionnelle ! Hein ?

Comment pouvait-il prédire avec une telle certitude que ce bloc de bois donnerait naissance à une pipe au goût sublime ? Et bien, me répondit-il, parce que pendant qu’il faisait ses perçages, il l’avait senti ! J’étais abasourdi. Il était capable de le sentir !? Je lui demandai donc de m’expliquer ce qu’il voulait dire au juste. Il me raconta alors que quand il perce ses têtes, il distingue quatre odeurs différentes qui sont annonciatrices de la saveur que produiront les pipes finies.

En perçant ma pipe, Marco avait senti une odeur alléchante de pain sortant du four.

Je n’en revenais pas. Je contactai une douzaine de pipiers des deux côtés de l’Atlantique à la recherche d’une confirmation. Et en effet, bien que quelques-uns me répondirent qu’ils étaient incapables de trancher, soit qu’ils souffraient d’un sens olfactif sous-développé, soit qu’en travaillant, ils fumaient sans cesse, une nette majorité se déclarait d’accord avec Marco. Ceci dit, il y avait deux versions : des artisans tels que Cornelius Maenz, Darius Christian et Will Purdy avaient eux aussi remarqué l’odeur de boulangerie, alors que d’autres me disaient que leur expérience personnelle les avait amenés à penser que moins un bloc de bois produisait d’odeur, mieux ça valait. Quoi qu’il en soit, de toute évidence du bon bois ne sent pas le bois ! Vous restez sceptique, n’est-ce pas ? Vous savez que le poids, la densité et la couleur du bois permettent de juger de sa qualité. Certains parmi vous se fient même à leurs oreilles : si la bruyère produit ce fameux ping, un bruit quasi cristallin, elle est excellente. Mais juger avec le pif ! Voyons ! Et bien, permettez-moi de citer ce qui est écrit sur le site web de Paolo Becker : Même l’odeur est un critère pour évaluer la bruyère. Allumer un coin d’un plateau permet de sentir la légère fumée qui s’en dégage. L’arôme sera identique à celui que produira la pipe finie. Et ces paroles ne sont pas celles d’un farfelu déphasé. Il s’agit là de solides connaissances que lui a transmises son pipier de père qui à son tour les avait apprises du vieux maître italien Domenico Grenci. D’ailleurs d’autres pipiers m’ont raconté qu’ils allument la bruyère ou qu’ils passent une lime dessus afin d’évaluer l’odeur. Bref, il semble que ces différentes techniques reviennent toutes à ce que Paolo Becker m’a confié : Quand on fait monter la température de la bruyère, elle livre ses secrets. Rainer Barbi va même plus loin. Et Dieu sait que Barbi se connaît en bruyère. Ayant vécu pendant 18 ans en Grèce, il a passé pas mal de temps dans la compagnie des récolteurs et des coupeurs de bruyère. Et jusqu’à ce jour, il sélectionne personnellement tous ses plateaux. Lorsqu’un homme avec tant d’années d’expérience accepte de partager son savoir, ouvrons grand les oreilles : Les sommités de l’artisanat pipier qui visitent les coupeurs, sélectionnent leur bois en se fiant à leur nez. Bien sûr, il y a la coupe et la sécheresse, le grain et les imperfections, mais le plus important, c’est cette odeur si nette et merveilleuse de bruyère bien bouillie. Je ne dois pas percer le bois pour en juger l’odeur. A l’instant même où je sors un plateau de mon stock, je peux prédire s’il produira une pipe bonne sans plus ou bien s’il donnera naissance à un extraordinaire outil de fumage. Etonnant, non ?

Revenons-en à ce que m’ont confié la plupart des pipiers consultés : du bon bois, c’est du bois inodore. Or, pour que le bois puisse produire une saveur agréable, il faut le bouillir à fond, puis le sécher pendant de longues années. N’est-il donc pas logique de présumer que par définition ce fameux bois inodore n’est rien d’autre que du bois bien sec qui a réussi à se débarrasser de ses impuretés, résines, huiles, tanins et sève ? Plus d’un pipier le confirme. Voici ce que Larry Roush m’a raconté : Je pense que ce que nous sentons, c’est les liquides contenus dans la bruyère. Moins le bois est humide, moins il produit d’odeur. Et c’est pour cela que le processus de séchage et le traitement du bois sont tellement importants. Roush emploie d’ailleurs un procédé secret et très efficace pour extraire du bois ce qui reste des liquides naturels et par conséquent pour rendre le bois aussi inodore que possible. Trever Talbert de son côté ne pourrait être plus clair:

Ca peut paraître farfelu, mais j’ai mis au point mon traitement final du bois en me fiant à mon nez. Après avoir fait les perçages, je sens dans le foyer fraîchement percé une légère odeur boisée. Je me suis vite aperçu qu’un bouillissage supplémentaire réussit à chasser cette odeur. Puis, après mon déménagement en Bretagne, j’ai découvert que quand je séchais pendant quelques jours mes têtes dans un four spécial, j’obtenais le même résultat. Aujourd’hui je combine les deux techniques : je perce, puis je bous et enfin je sèche quelques jours au four. Dès que je sors les têtes du four, je les renifle. Sans blague. Si tout s’est bien passé, les bruyères ne produisent plus aucune odeur, ce qui sera une garantie d’un bon goût.

atelier Trever Talbert

Si tout est dans la bruyère, comme le dit Fred Hanna, ce n’est certainement pas dans l’odeur et le goût que lui a conférés le terroir dans laquelle elle s’est battue pour survivre. Au contraire. Nous venons de le constater : des pipiers vedettes comme Larry Roush et Trever Talbert emploient des traitements spéciaux pour extraire le plus possible de liquides du bois. D’autres artisans comme Bill Taylor ou Lee von Erck chassent ces liquides au moyen de bains d’huile. Bref, peut-être serait-il plus correct de dire que tout doit sortir de la bruyère. Par ailleurs, l’adage répété sans cesse par Fred Hanna c’est la bruyère, pas la marque, contient un paradoxe évident. Selon lui, les fanas de pipes haut de gamme surestiment l’importance du pipier, puisque la qualité de fumage d’une pipe est avant tout déterminée par le caractère individuel du plateau dans laquelle la pipe a été taillée.

Or, nous venons de voir que les pipiers consciencieux trient leurs plateaux sur le volet, se fient à leur sens olfactif pour juger de la qualité de chaque plateau qu’ils achètent, procèdent à des bouillissages et à un séchage supplémentaire, et soumettent leur bois à des traitements spéciaux dont ils gardent jalousement le secret. Bref, ils se mettent en quatre pour vous fournir une bruyère irréprochable. Si tout est dans la bruyère, ce n’est donc pas uniquement la nature qui en est responsable, mais bien évidemment aussi l’artisan. La marque joue donc bel et bien un rôle capital. Et ce n’est pas tout. Nombreux sont les fumeurs qui ont constaté qu’il suffisait d’ouvrir davantage le passage d’air d’une pipe médiocre, pour qu’aussitôt elle s’est mise à produire une saveur plus agréable. Si tout est dans la bruyère, comment serait-ce possible ? Il y donc bel et bien des facteurs techniques qui entrent en jeu et dès lors aussi la marque ou le pipier.

Michael Parks en train de sélectionner la bruyère

Michael Parks en train de sélectionner la bruyère

Comme la chemise de l’archi-duchesse ?

La plupart des marques et des artisans sèchent leur bruyère à l’air libre. Certains le font pendant quelques mois, maximum un an, d’autres pendant plusieurs années, quelques-uns même pendant 15 à 25 ans. Le nombre d’années de air curing est parfois employé comme argument publicitaire. Plus c’est sec, mieux c’est. Pendant des années, j’ai cru à ce slogan. Il paraît logique, non ? Est arrivé le jour où j’ai commencé à me poser des questions. La bruyère est un produit méditerranéen. Alors pourquoi, dès le début de la riche histoire de la pipe en bruyère, les meilleures pipes ont-elles été produites dans les montagnes pluvieuses de Saint-Claude, dans les brumes du Royaume-Uni, dans la Scandinavie enneigée et dans le climat maritime de lieux tels que Pesaro et Recanati ? Remarquez qu’il y a des pipiers en Grèce ou en Espagne et même du côté africain de la Méditerranée, mais jouissent-ils d’une solide réputation ? Je ne crois pas nécessaire de répondre à cette question. Mais n’est-ce pas surprenant ? Ils sont en mesure de sélectionner sur place les meilleures bruyères et en plus ils vivent dans un climat qui leur permet de sécher parfaitement bien leur bois. Et cependant… Passons à un autre mystère. A l’époque où les pipiers français travaillaient encore avec du bois sorti de leur colonie algérienne, pourquoi optèrent-ils pour un séchage dans des granges ouvertes dans le climat jurassien frais et humide, alors qu’ils auraient pu sécher leur bruyère dans l’Algérie chaude et ensoleillée ?

Et comme nous parlons des conditions atmosphériques, une autre question me saute à l’esprit : comment se fait-il qu’une pipe produit une saveur plus agréable dans l’ombre qu’en plein soleil ? Pourquoi notre pipe nous satisfait plus par une morne et humide matinée d’automne que par un jour de canicule ? Bref, comment toutes ces constatations sont-elles compatibles avec l’adage « plus c’est sec, mieux c’est » ?

Se pourrait-il que ce slogan soit vide de sens ? Pire, incorrect ? Qu’est-ce qu’il présuppose ? Plus longtemps la bruyère est exposée à l’air, plus elle continue à perdre de sa sève et plus elle sèche, non ? Mais c’est tout simplement impossible. Et pour deux raisons bien distinctes. D’abord, il y a la nature même de la bruyère. Quand c’est un arbuste encore vivant, la bruyère doit se battre pour survivre dans un environnement hostile, c.-à-d. dans une terre très pauvre et dans un climat aride. Par conséquent, la plante est conçue pour absorber et stocker autant que possible toute eau. Pourquoi cette porosité naturelle devrait-elle disparaître une fois que la bruyère a été récoltée ? Evidemment, la bruyère qui sèche à l’air libre, évapore lentement sa sève, mais tôt ou tard elle absorbera également l’humidité contenue dans l’air ambiant. La bruyère respire en quelque sorte. La deuxième raison pour laquelle il est illusoire de penser que plus elle est exposée à l’air libre, plus elle devient sèche, est le fait que fatalement le moment arrivera où elle atteindra un équilibre avec le taux d’humidité dans l’air ambiant et elle ne peut pas sécher au-delà de ce point.

Si certains pipiers stockent leur bruyère dans des endroits clos à air conditionné où règne une température constante, la majorité des artisans conservent leur bois dans un endroit sombre sans conditionnement. Les blocs sèchent de l’extérieur vers l’intérieur à un rythme d’environ 2,5cm par an. Au début il n’y a aucun échange : le taux d’humidité contenu dans le bois est tellement plus élevé que celui de l’air environnant, que naturellement il n’y a qu’un seul transport de liquides, notamment en direction de l’extérieur du bois. Mais dès que le bois a suffisamment séché pour atteindre un taux d’humidité égal à celui de l’environnement, un changement fondamental a lieu : l’humidité de l’air ambiant commence à être absorbé. Le bois a des capillaires qui sont très efficaces pour transporter des liquides, puisque c’est justement leur tâche. En plus, la migration de liquides et de matières dissoutes sera toujours bidirectionnelle. Cette leçon, un coupeur de bruyère italien l’a apprise à son dam. En vue de rendre le procédé de bouillissage plus rentable, il avait décidé d’employer l’eau de la rivière qui passait devant sa scierie. Une fois bouillis, ses blocs de bois produisaient une odeur désagréable. Un mystère. Jusqu’au jour où il découvrit que l’eau contenait des produits chimiques en provenance d’une usine en amont. Ils avaient pénétré le bois. Un phénomène similaire se produit lors du séchage du bois : pendant que la sève s’évapore après avoir fait le voyage vers l’extérieur, de l’air humide est absorbé et se déplace en sens inverse vers le cœur de la bruyère. Comme le bois est conservé dans un environnement non conditionné, il est exposé à l’influence de la succession des saisons et des variations de température et d’humidité.

En conséquence, la bruyère s’adapte constamment à ces changements : elle évacue de l’humidité et elle se réhydrate. Dans un climat humide et frais, le processus de séchage est lent et graduel. Il empêche que la bruyère ne se fissure et il lui permet de s’adapter petit à petit à sa vie hors du sol. Demandez-vous pourquoi la plupart des pipiers se compliquent la vie en séchant à l’air libre. Stocker des années durant une petite fortune en bruyère va à l’encontre de la logique économique : c’est du capital dormant. Financièrement parlant, ce serait beaucoup plus intéressant de commander les blocs dont on a besoin et de les sécher vite fait bien fait dans un four. Et pourtant, voilà que les pipiers préfèrent un séchage lent et naturel. Parce que leur objectif final, ce n’est pas du bois absolument sec. En réalité, leur but, c’est de se fier à la porosité naturelle de la bruyère pour permettre au bois de s’entraîner à respirer, de s’adapter graduellement à son environnement et d’être avec lui en équilibre.

D’accord, me direz-vous, admettons que la bruyère dûment séchée ne soit peut-être pas aussi sèche que nous le pensions au premier abord, parce qu’elle absorbe l’humidité de l’air ambiant. Et alors ? Et bien, il se pourrait que c’est justement à cause de cela que rien ne goûte comme une Castello, si ce n’est une autre Castello, et que les Genod et Morel taillées dans du bois qui a été stocké dans le même air jurassien que la bruyère employée chez BC, tendent à produire un goût similaire à celui des Butz. Et il se pourrait que ce soit la raison pour laquelle un ébauchon tourné à Saint-Claude, puis envoyé aux ateliers de Dunhill, produira une pipe dont la saveur se distingue de celle de sa sœur jumelle montée et finie dans le Jura. Cela expliquerait également pourquoi quand nous passons des vacances dans quelque lieu de villégiature exotique, soudain nos pipes favorites se mettent à produire un goût que nous ne leur connaissions pas. Cela nous permettrait même de comprendre comment ça se fait que même les coupeurs et les pipiers n’arrivent guère à déceler des différences gustatives entre deux blocs d’origine différente. Vous ne suivez plus, là ? Ca mérite en effet quelques explications.

Des idées dans l’air

Revenons à l’analogie introduite par Fred Hanna dans son article, mais oublions la Bourgogne pour passer au sol andalou. Pourquoi un xérès manzanilla de Sanlucar développe-t-il un goût salé que son frère jumeau de Jerez de la Frontera ne produit jamais ? L’air marin. Passons à l’Ecosse. Comment se fait-il qu’un single malt d’Islay a ce goût typique de iode et d’algues marines ? Parce que les fûts sont stockés à proximité de la mer. Pendant que le whisky s’évapore lentement, l’air marin pénètre le chêne et laisse une marque indélébile sur le breuvage. Serait-il dès lors tiré par les cheveux de supposer qu’au cours des années de séchage et de stockage, les propriétés organoleptiques de l’air local finiront par exercer une influence plus déterminante sur l’odeur et la saveur de la bruyère que son pays d’origine ou le terroir d’où elle est sortie ? Je conseille à ceux qui demeurent sceptiques, d’encaver pendant quelques années leurs meilleurs crus près d’une chaudière qui sent le pétrole. On se reparlera.

Oui, mais le chêne et le liège, ce n’est pas de la bruyère, me direz-vous. D’ailleurs dans sa réponse à mes réflexions, Fred Hanna prétend que l’erica arborea est tout sauf poreuse et perméable. Et pour soutenir son propos, il cite une expérience menée par Mark Tinsky qui a submergé quelques plateaux dans l’eau et qui, quelques jours plus tard, les a sciés en deux. Il s’est avéré que l’eau avait à peine pénétré le bois. Loin de me moi l’idée de contester cette expérience. Or, à mon avis il y a suffisamment de données empiriques pour prouver le contraire. Je ne l’ai jamais essayé moi-même, mais à plusieurs reprises j’ai lu des témoignages sur les Savinelli Corallo : quand on verse de l’eau dans leur foyer, elle traverse les parois pour ressortir par l’extérieur du fourneau. Et j’ai moi-même constaté des phénomènes similaires. Pendant le fumage d’une Ruthenberg en finition vierge, j’ai vu des gouttelettes de jus apparaître sur la surface de la bruyère. Et l’inverse arrive également. La première fois que j’ai fumé une gigantesque Anatra rustiquée avec une teinture aubergine et un foyer vierge, j’ai constaté que la teinture a pénétré les parois pourtant épaisses, à tel point que l’intérieur du foyer a pris une couleur mauve. Et puis, opposons à l’expérience de Mark Tinsky, celle de Trever Talbert. Selon lui, une tête qui est marinée dans un distillat de latakia, finira par absorber le goût de ce tabac. Les cobayes qui ont fumé les pipes ainsi traitées, ont tous constaté non seulement que le distillat avait teinté le bois, mais aussi que ces pipes produisaient incontestablement une saveur de pipe longuement culottée au latakia.

Admettons qu’en effet le goût d’une pipe soit influencé par le séchage et les caractéristiques organoleptiques de l’air ambiant et par des traitements particuliers comme le oil curing et les recettes de préculottage. Ne serait-il pas logique alors de présumer que tous ces facteurs n’exercent une influence que pendant les tout premiers fumages ? Une fois la pipe rodée, c.-à-d. dès que le culot recouvre le foyer, toutes ces éventuelles influences ne seraient-elles pas bloquées ? Des observations empiriques semblent réfuter cette hypothèse. Un culot est poreux et par conséquent perméable en l’un et l’autre sens. La porosité naturelle et la capacité des capillaires de transporter des liquides ne sont donc en rien affectées par la présence d’un culot. Cela explique pourquoi une Savinelli Corallo naturelle ou une Dunhill Tanshell continuent à foncer, même après qu’elles ont été culottées : des jus réussissent toujours à atteindre l’extérieur du fourneau. Il y a quelques années, j’ai acheté sur le web une Bengt Carlson estate. Quand elle est arrivée, l’odeur qui s’en dégageait, m’écoeurait. Le propriétaire précédent l’avait dédiée à des tabacs que je déteste : les plugs en provenance du Lake District avec leur si typique odeur savonneuse. J’enlevai donc le culot jusqu’au bois vierge, j’appliquai deux fois le traitement sel/alcool et je passai une heure entière à nettoyer le tuyau et la tige. L’odeur était moins marquée, mais elle était toujours là. Je décidai donc de la fumer pendant un mois avec du latakia pur pour chasser les derniers relents. La pipe développa un nouveau culot. Un culot de latakia. Toutefois, je continuais à déceler le parfum auquel je suis si allergique. Bref, le culot ne scelle absolument pas la bruyère.

Toutes les observations, réflexions et hypothèses que j’ai formulées ci-dessus, mènent-elles fatalement à une conclusion claire et nette et à une théorie irréfutable ? Bien sûr que non. Dame Bruyère continue à se voiler de mystère. Il reste plein de questions sans réponses. Pourquoi la bruyère de Marco sentait-elle le pain frais ? Et pourquoi ce bloc-là produit-il une saveur si particulière ? Nous ne le savons toujours pas. Cependant, je continue à croire qu’il y a suffisamment d’éléments pour supposer que le traitement et le séchage de la bruyère sont aussi prépondérants que la bruyère elle-même. Et que l’air avec ses caractéristiques organoleptiques locales est peut-être aussi important que le bois. Et si c’est le cas, alors la marque compte autant que la bruyère !

Mythifié ou mystifié ?

Or, c’est justement l’assertion que Fred Hanna a réfuté dans son article : Chaque pipe se fume différemment en comparaison avec d’autres de la même marque ou d’une marque différente. Et donc selon monsieur Hanna, il est illusoire de penser qu’une Chonowitsch est par définition un outil de fumage supérieur, ou que toutes les Dunhill ou Castello sont d’excellentes pipes avec des caractéristiques au fumage typiques pour la marque. Bien évidemment la conclusion de Hanna est correcte. Qui oserait prétendre le contraire ? Tout amateur de pipes a déjà connu des déceptions et des surprises. En effet, pas chaque Jess sans exception ne garantit une expérience de fumage exquise et supérieure. Et pas chaque Dunhill sans exception s’harmonise parfaitement avec votre latakia préféré. Et il se peut parfaitement bien qu’au niveau gustatif votre humble Savinelli soit aussi bonne que votre Castello Greatline Fiammata. Même meilleure. Je ne le nie pas.

Serait-ce une coincidence que monsieur Hanna se concentre dans son article sur trois marques : Dunhill, Castello et Jess Chonowitsch ? Ou était-ce plutôt une décision consciente pour la bonne raison que lorsque des collectionneurs prétendent que certaines marques semblent produire une saveur typique, ce sont justement ces trois marques qu’on cite d’habitude ? Des fumeurs chevronnés me racontent qu’ils apprécient beaucoup leurs Tinsky et leurs Cavicchi. Ils applaudissent Stanwell pour son excellent rapport qualité/prix. De plus en plus de collectionneurs partagent avec moi leur admiration pour l’œuvre de Cornelius Maenz. Toutefois, aucun d’eux ne m’a jamais dit que les Tinsky, Cavicchi, Stanwell ou Cornelius Maenz produisent une saveur typique et reconnaissable. Apparemment le mythe de la marque ne s’applique qu’à certains producteurs. Et même parmi les fumeurs les plus élitistes.

Jess Chonowitsch

Jess Chonowitsch

Expert en phénoménologie, Fred Hanna nous propose une explication logique du mythe qui continue à entourer certaines marques : nos perceptions sensorielles sont influencées, voire déformées par nos préjugés, nos suppositions et nos expériences antérieures. Nous croyons découvrir des traits de famille dans nos Castello, Dunhill et Chonowitsch puisque nous sommes influencés par ce que nous avons lu et entendu à ce sujet. Nous pensons être objectifs quand nous évaluons le goût d’une pipe, mais en vérité nous sommes à la merci de nos à priori et de nos attentes. Nous sommes les victimes de notre inconscient et de prophéties auto-réalisatrices. Il faut savoir que monsieur Hanna est docteur en psychologie. N’empêche que je trouve son argument plutôt faible. Et facile à réfuter. Même les fans les plus purs et durs de certaines marques, finissent tôt ou tard par revendre quelques exemplaires de leur collection. Pour la simple raison qu’ils jugent que telle ou telle pipe de cette marque les déçoit au niveau gustatif. Cela présuppose une attitude critique et une décision consciente et rationnelle. Apparemment, les à priori et les prophéties auto-réalisatrices ne marchent pas à tous les coups. Toutefois, monsieur Hanna persiste et à ses dires, une dégustation à l’aveugle nous ouvrirait les yeux et nous rendrait conscients de nos préconceptions.

Fred Hanna et moi-même sympathisons parce que nous avons pas mal de choses en commun. Nous partageons notre amour de la pipe, nous sommes tous deux des oenophiles passionnés et à ce titre, tout comme lui, j’ai pas mal participé à des dégustations à l’aveugle. Ces exercices sont censés constituer le test révélateur ultime pour un vin, vu que les dégustateurs jugent de la qualité intrinsèque de la bouteille, sans être sous l’influence des pouvoirs suggestifs de l’étiquette. Les résultats sont d’ailleurs souvent surprenants. Non seulement, la dégustation à l’aveugle est une belle leçon d’humilité, c’est également le parfait antidote contre les préjugés, dit-on. C’est pour cette raison que monsieur Hanna est convaincu qu’une dégustation à l’aveugle bien organisée révélerait qu’un collectionneur chevronné faillirait de reconnaître une Dunhill ou une Castello subrepticement glissée dans une série de pipes d’autres marques. Je suis entièrement d’accord avec lui. Mais est-ce que cette expérience prouverait vraiment que les Dunhill ou les Castello n’ont pas de goût typique ? Absolument pas. La méthodologie est incorrecte. Elle présuppose que chaque Dunhill ou Castello produit exactement la même saveur. Prenez dix Genod, dix Cavicchi, dix Tinsky, dix Eltang et dix Dunhill. Demandez au même collectionneur chevronné de fumer à l’aveugle pendant quelque temps toutes ces pipes, série par série. Demandez-lui alors laquelle est la série Dunhill. Etes-vous toujours si certain qu’il ne saura pas ?

Et puis, je voudrais ajouter ceci : je ne partage point la foi aveugle de Hanna. A mon avis, une dégustation à l’aveugle ne révèle pas La Vérité. Je dirai même plus : c’est un exercice passablement futile parce qu’il est tout sauf réaliste. Voici pourquoi. Un bon vin est fait pour être dégusté lors d’un repas convivial, en compagnie d’amis et non pas pour être jugé dans l’ambiance stérile d’une dégustation à l’aveugle. Dans la vie de tous les jours, quand nous partageons un vin, nous avons en effet des préjugés et des attentes. Et il est vrai que nous sommes influencés par l’étiquette et le prix, par la compagnie et l’ambiance, par nos goûts personnels et les commentaires des autres. On peut le regretter, mais c’est comme ça. Dans la vraie vie, quand nous débouchons un Château Margaux, nous sommes pleinement conscients du fait que ce vin complexe mérite toute notre attention. Par conséquent, nous ferons un effort pour nous concentrer afin d’apprécier à sa juste valeur ce vin. Parce que nous savons que cette bouteille a un potentiel de réelle grandeur. C’est exactement pareil pour les pipes. Nous ne fumons pas sans savoir ce que nous sommes en train de fumer. Et nous ne fumons pas toutes nos pipes de la même façon. Quand le matin je suis pressé, je bourre vite fait bien fait un de mes chevaux de bataille avant de me lancer dans la circulation stressante. Le soir, je prends le temps de choisir dans mes cabinets une high grade, de l’accorder avec un tabac âgé, de la bourrer et de l’allumer méticuleusement, de la traiter avec le respect et l’attention qu’elle mérite. Mes sens seront éveillés. Et fort probablement, dans ces conditions idéales, le fumage de cette pipe me satisfera nettement plus que celui du matin. Je découvrirai plus de nuances, une complexité plus grande. Et j’en viendrai à conclure que cette haut de gamme taillée par un de mes pipiers préférés me plaît davantage que la pipe du matin sortie de quelque fabrique. Parce que comme tout un chacun, je ne suis pas objectif. Parce que je suis humain. Et c’est précisément en tant qu’humain subjectif que je peux avoir l’intime conviction basée sur mon expérience personnelle, voire ma réalité personnelle, que certaines marques et certains artisans sont meilleurs que d’autres. Pour Fred Hanna, c’est donc un mythe. Pourquoi pas après tout ? Les mythes n’ont-ils pas été créés dans le but de révéler des vérités fondamentales, quoique subjectives ?