La lutte des classes

par Erwin Van Hove

08/0719

En observant pendant un quart de siècle et dans cinq pays différents la vie des groupes de discussion dédiés à la pipe, force m’est de conclure que partout la pomme de discorde par excellence est et reste le prix des pipes. Autour de ce sujet deux visions du monde semblent s’affronter, parfois avec respect et courtoisie, plus souvent avec véhémence et attaques ad hominem.

Pour les uns, il faut nécessairement débourser une somme qui s’écrit en trois chiffres pour obtenir une belle pipe confortable et techniquement bien exécutée qui fume sans problèmes et qui procure un goût agréable. Pour les autres, une bouffarde à deux sous peut s’avérer une irréprochable machine à fumer. Cela étant, s’ils admettent qu’une pipe haut de gamme sera fort probablement plus belle qu’une roturière, ils refusent catégoriquement l’idée qu’il existe une corrélation entre le prix et la qualité au fumage.

Loin de moi l’idée de relancer ce fastidieux dialogue de sourds. Ne vous attendez donc pas à ce que je me mette à comparer une Beaud à une Becker ou une Peterson à une Ivarsson.
En revanche, ce qui me semble nettement plus amusant, c’est de comparer concrètement les qualités et les défauts de deux versions d’un même genre de pipe, l’une basique et bon marché, l’autre plus luxueuse et donc plus chère. Pour ce faire, j’ai sciemment choisi d’exclure les artisanales haut de gamme et de ne pas opposer des bouffardes conventionnelles, mais au contraire de sélectionner des pipes qui sortent plus ou moins des sentiers battus et qui, de par leur conception similaire, sont parfaitement comparables.

1. Falcon vs Tsuge Roulette

Il ne faut plus vous présenter la légendaire Falcon. C’est la pipe la plus vendue au monde, j’en ai parlé en long et en large dans Le survol du faucon, et dans le forum FdP un interminable fil lui a été consacré. Je me bornerai donc à vous rappeler brièvement ses qualités et ses défauts.

Le majeur problème de la Falcon est d’ordre esthétique. Même pour un fan dans mon genre, il est difficile d’affirmer que c’est une belle créature. Par contre, je n’ai aucun problème à qualifier son look insolite de sympa. Ceci dit, je comprends aisément que son côté gadget en rebute plus d’un. Bref, avec son caractère excentrique, la Falcon n’est absolument pas une pipe pour tout le monde.

Le deuxième inconvénient ne prête pas à discussion : les Falcon sont équipées de tuyaux en plastique. Non seulement ça fait cheap, en plus ils n’offrent pas le confort d’un bon tuyau en ébonite. N’empêche qu’on peut se poser la question si les tuyaux en ébonite qui verdissent à vue d’œil montés sur les bruyères bas de gamme sont vraiment préférables.

Passons aux points forts. Et il y en a tellement que l’énumération s’impose :

La bourgeoise japonaise que j’oppose à l’ouvrière anglaise, est construite selon la logique falconienne : un fourneau en bruyère percé au centre du talon est vissé sur un réceptacle en aluminium qui lui est relié à une tige, elle aussi en aluminium. Pourtant l’exécution technique est différente : sur une Falcon l’humidome, la tige et le tuyau forment un tout qui ne peut être démonté. Sur la Tsuge le tuyau est amovible et la tige peut être dévissée.

D’autres différences sautent aux yeux. A commencer par le prix. La Tsuge Roulette est produite en deux versions : un modèle svelte et peu volumineux qui se vend aux alentours de 120 euros et un modèle nettement plus grand prévu pour un filtre 9mm. Celui-là vous coûte entre 190 et 220 euros. C’est ce modèle-ci que j’ai testé.

30 euros pour une Falcon, 200 euros pour une Roulette, ça fait une sacrée différence, mais qui se comprend au premier coup d’œil. La Tsuge est autrement plus classieuse que la Falcon : un look original qui allie classicisme et modernité, de beaux bois flammés, de jolis détails de finition comme l’anneau protecteur en aluminium monté sur le dessus du foyer ou comme le contraste entre l’aluminium lisse et structuré, un tuyau rutilant en acrylique, du matériau et une qualité de construction plus solides. Bref, une Falcon ne joue pas dans la même cour que la Roulette.

Et côté fumage alors ? La pipe sept fois plus chère se distingue-t-elle de sa cousine pauvre ? La réponse est sans équivoque : oui. Il y a en effet de nettes différences. Mais, ô surprise, pas celles auxquelles je m’attendais. Mes Falcon battent haut la main la Tsuge !

Les raisons abondent.

Ladies and gentlemen, we have a winner !
David écrase Goliath.
1 – 0 pour la pipe ouvrière.

2. Tom Eltang Basic vs Nording Sailor

A l’époque pas si lointaine où Tom Eltang était déjà une vedette, mais pas encore le monstre sacré qu’il est devenu depuis, j’étais le fier propriétaire de quatre Eltang, deux rustiquées et deux lisses finies en golden contrast. Certes, elles étaient chères, mais leurs prix n’avaient rien à voir avec les montants qu’il faut débourser de nos jours. Le demi-dieu de la pipe danoise a vite compris que ses prix devenus prohibitifs pour une grande majorité de pipophiles, il lui fallait proposer une alternative. En conséquence, il a lancé à plusieurs reprises des séries plus abordables comme les Sara Eltang ou, plus récemment, les Eltang Basic.

La petite poker rustiquée qui est la favorite personnelle du maître danois, a servi de source d’inspiration au moment de la création de la Basic. En réduisant cette poker à son essence, Eltang a réussi à en diminuer le coût. Le fourneau sans tige en bruyère mais en fibre de carbone lui permet de travailler avec de mini ébauchons, les tuyaux en acrylique ne sont pas faits à la main, mais usinés en Italie selon un cahier de charges très précis, puis finis à la main dans l’atelier d’Eltang, et bien évidemment la production en série lui permet de gagner du temps et donc de l’argent. Ceci dit, la Basic reste fondamentalement une pipe d’artisan, comme en témoigne cette vidéo :



Combien coûte une Basic ? Il n’y a pas de prix fixe. Par conséquent, au moment de l’achat vous avez tout intérêt à comparer les différents points de vente. Chez Smokingpipes.eu par exemple, les prix varient entre 157 et 167 euros selon la finition. Chez Casaropipe.com en Italie, toutes les finitions se vendent au même prix de 143 euros. La mienne, une rustiquée, je l’ai achetée chez Novelli à Rome pour 122 euros.

Les Eltang Basic se vendant comme des petits pains, Erik Nording, le patron de la petite entreprise familiale danoise Nording, a manifestement voulu profiter de cet engouement et a sorti deux séries de pipes qui s’inspirent clairement de la Basic : la Compass, quasiment une copie conforme, et la Sailor qui, tout en se basant sur le concept d’Eltang, s’en démarque par un look plus excentrique et par des couleurs voyantes. Les Compass se vendent autour de 50 euros, alors que les Sailor sont quelques euros moins chères. Pour faire ce test, j’ai opté pour la Sailor.

Quelles sont mes premières constatations avant de procéder au fumage ?

La Eltang Basic est assez petite, mignonne comme tout, parfaitement bien proportionnée et remarquablement légère : 19 grammes. C’est incontestablement une Eltang avec sa rustication archétypique et sa finition du dessus du foyer à la teinture à contraste. Le bec étroit se cale confortablement entre les dents de devant et est parfaitement arrondi, ce qui garantit une fort agréable sensation en bouche. A vide, le tirage est exemplaire. Bref, rien à redire, c’est de la vraie pipe et du travail très soigné.

La Sailor de son côté a un look qui divise. D’aucuns y verront un bel exemple de déplorable kitsch. D’autres apprécieront l’esthétique originale, jeune, espiègle. Personnellement, je trouve la Sailor tellement kitsch qu’elle en devient désarmante et rigolote. Côté tuyau, ce n’est pas la gloire : du plastique comme sur les Falcon. Ceci dit, en bouche il est loin d’être inconfortable. Et c’est pour le mieux parce que nettement plus lourde que la Basic, la Sailor tire vers le bas. Par contre, niveau respiration, elle n’a rien à envier à sa rivale huppée. Ce qui me surprend agréablement, c’est la qualité de la bruyère : le bois est remarquablement pur, sans aucun défaut visible.

Verdict : Eltang l’emporte. Avec une longueur d’avance.

Deuxième manche : l’épreuve du feu.

Par le passé, j’ai toujours été irrité par le préculottage de mes Eltang parce qu’il dénaturait les saveurs du tabac. Or, cette fois-ci force m’est d’admettre que dès les premiers fumages, les goûts se développent sans interférence de la couche protectrice. Au contraire, la Basic produit un goût remarquablement doux et agréable. Ajoutez à la cela un tirage aisé et fort efficace et une prise en bouche vraiment confortable et vous comprendrez que la Basic fume comme un charme. Par contre, vu la finesse des parois, il est impératif d’adopter un rythme de fumage lent et posé, sinon le foyer a tendance à chauffer. Il ne faut cependant pas confondre ce phénomène avec la vraie surchauffe qui, elle, est presque par définition due à un problème d’exécution technique ou à une faille dans le bois.

La Nording de son côté franchement m’épate. Certes, elle n’a ni la légèreté ni le confort en bouche de la Eltang, mais au niveau du fumage et de la saveur, elle n’a rien à envier à sa cousine trois fois plus chère. Cette pipounette qui ne semble pas trop se prendre au sérieux, fume en fait comme une grande. Elle se montre même plus indulgente que sa rivale quand on accélère le rythme de fumage. Félicitations unanimes du jury.

Verdict final : Vu la patte d’Eltang immédiatement reconnaissable, la finition soignée et le bec fini à la main, la Basic a bien des atouts pour gagner le match. D’un autre côté, la Sailor fume tout aussi bien que la Eltang pour un tiers du prix, ce qui, à mes yeux, mérite une salve d’applaudissements. Personnellement, je préfère la Basic, mais je comprends tout aussi bien celui qui préfère s’offrir trois Sailor. Bref, ex aequo.

3. Missouri Meerschaum moyenne gamme vs éditions de luxe

Toutes les pipes en maïs ne naissent pas égales. Quand on parcourt le site web du producteur qui domine le créneau de la corn cob (corncobpipe.com), on constate que la moins chère vous coûte $2,99 alors que la plus coûteuse affiche un prix de $34,99. Un monde de différence. En faisant abstraction de ces deux extrêmes, on distingue trois gammes de prix : les cobs les plus simples se vendent entre cinq et huit dollars, la moyenne gamme entre douze et demi et dix-sept dollars et les versions haut de gamme autour de vingt-cinq dollars.

J’ai opté pour une comparaison de deux couples de pipes : deux exemplaires qui coûtent $12,59, notamment la Patriot et la 5th Avenue Diplomat, et deux maïs plus luxueuses, la Carolina Gent à $23,99 et la Dagner Poker à $24,99. La question est donc simple : est-ce que des cobs deux fois plus chères sont notablement meilleures que leurs sœurs moins huppées ?

diplomat pipe

5th avenue Diplomat

patriot pipe

Patriot

carolina gent pipe

Carolina Gent

dagner pipe

Dagner

La particularité des deux MM de luxe, c’est qu’elles ont été développées en collaboration, pour la Dagner Poker avec Jayson Dagner qui dessine des pipes terre à terre qu’il fait fabriquer en Italie (Dagner Pipes) et pour la Carolina Gent avec Cornell & Diehl, les spécialistes des mélanges à base de burley. Et ça se remarque : alors que pas mal d’autres Missouri Meerschaum se ressemblent au point d’être interchangeables, la Dagner Poker et la Carolina Gent se démarquent. J’ose même dire qu’elles ont de la gueule.

Première chose qui frappe : les tuyaux. Je pèse mes mots en affirmant que les tuyaux des corn cobs classiques sont les plus nuls au monde. Si nous venons de constater avec les Falcon et la Nording Sailor que des tuyaux en plastique ne sont pas nécessairement de qualité inférieure, ceux de MM sont tout simplement de la camelote. Ils sont laids, mal finis, désagréables en bouche et se détériorent rapidement et définitivement sous la pression des dents. En plus, les tuyaux des pipes courbes ne sont pas courbés mais pliés, ce qui est moche à faire pleurer. Je suis absolument sûr que si les maïs étaient montées de tuyaux de meilleure qualité, j’en fumerais beaucoup plus régulièrement. Or, voilà que les deux modèles de luxe sont équipés de tuyaux en acrylique. C’est autrement plus sérieux, ça. Certes, les becs sont passablement épais, mais bon, quand on se cale une maïs de $25 entre les dents, on sait qu’il ne faut pas s’attendre au confort d’une Mänz. En tout cas, voilà qu’on a enfin du solide sous la dent et ça fait un monde de différence.

Du solide. Parlons-en. Je note que le poids des deux patriciennes compactes n’est pas inférieur à celui des deux roturières pourtant plus volumineuses. C’est dire que les matériaux employés sont de meilleure qualité. Acrylique au lieu de plastique, nickel au lieu de tôle pour les bagues, épis à la densité plus élevée. D’ailleurs, en examinant les deux pipes et en les tenant dans la main, on n’a pas cette impression de fragilité que dégagent les maïs moins bien nées. Si leur construction reste rustique et rudimentaire, elle est incontestablement plus robuste.

Il n’y a pas photo. Dans les catégories esthétique, confort et solidité, les Missouri Meerschaum embourgeoisées annihilent la compétition prolétarienne.

Aux débutants qui veulent s’essayer à la pipe, j’ai toujours recommandé les maïs pour deux bonnes raisons : d’une part leur prix dérisoire, d’autre part leur tirage ouvert et facile. Le tirage à vide des quatre exemplaires le confirme d’ailleurs. Seul bémol : la Diplomat sifflote. Je sais, ce n’est pas la fin du monde, mais pour un perfectionniste dans mon genre, c’est quand même un défaut.

Reste la restitution des saveurs du tabac. Les tests ont été menés avec un burley blend et avec un VA/perique, c’est-à-dire avec les tabacs qui d’après mon expérience s’harmonisent le mieux avec le goût légèrement sucré des corn cobs. Je commence par les deux plébéiennes. Les fumages successifs vont tous dans le même sens : rien à redire, ces pipounettes sont des fumeuses tout à fait respectables. Elles ne brillent ni par la profondeur ni par la complexité des saveurs comme savent le faire les meilleures bruyères, mais elles sont tout simplement agréables. Et clairement plus agréables que beaucoup de bruyères à deux sous. C’est ensuite au tour de la Dagner Poker. Une révélation à laquelle je ne m’étais absolument pas attendu. Dès les premières bouffées, elle se met à chanter. Ça, mes amis, c’est vraiment excellent. C’est une spectaculaire machine à fumer qui aime autant le burley que le VA/perique. Alors là, chapeau ! Vite, vite, passons à la si mignonne Carolina Gent. Rebelote. Un vrai plaisir, je vous l’assure.

Résultat global : les maïs haut de gamme surclassent en tous points les cobs classiques.

Conclusions

Résumons-nous. La humble Falcon donne une raclée à la fière Tsuge Roulette. Les modestes maïs n’arrivent pas à la cheville des versions de luxe. Niveau esthétique, finition et confort, la classieuse Eltang Basic laisse derrière elle la modique Nording Sailor, mais niveau fumage et goût, elle n’arrive pas à se démarquer de sa concurrente trois fois moins chère.

Notre lutte des classes se termine donc sans clair gagnant. Faut-il en conclure que les seuls victorieux de ce match sont les fanatiques défenseurs de la bouffarde populaire qui clament haut et fort que leur Lacroix n’a rien à envier à votre Dunhill, que rien ne justifie la différence de prix entre leur petite Piazzolla de derrière les fagots et ma Cornelius Mänz, et que les amateurs de high grades ne sont que des snobs qui veulent épater la galerie ? Bien sûr que non. Il suffirait d’opposer trois bruyères à 40 euros à par exemple une Il Ceppo, une Tristan et une Claessen trois fois plus chères pour obtenir des résultats tout à fait différents.

La seule conclusion objective qui s’impose, c’est qu’il est possible de dégoter des pipes vraiment bon marché qui fument parfaitement bien et qui produisent un goût agréable à la condition explicite qu’elles respirent librement. Qu’est-ce que des pipes aussi différentes que les Falcon, la Sailor et les Missouri Meerschaum ont en commun ? Ça saute aux yeux : un passage d’air bien ouvert qui permet un tirage facile et posé.

Reste à savoir si ça vaut la peine d’investir dans des pipes d’artisan autrement plus coûteuses si manifestement on peut se constituer à vil prix un cheptel de pipes performantes. Cela dépend entièrement de vos propres standards et attentes. Si vous êtes un sybarite pour qui raffinement esthétique, bois au grainage époustouflant, sablages impressionnants, exécution technique perfectionniste et becs finement ciselés qui s’oublient en bouche font partie intégrante des plaisirs de la pipe, il faut nécessairement être prêt à rémunérer ces exigences supplémentaires. Est-ce dire que pour acquérir une pipe qui est en tous points une véritable haut de gamme, il faut dépenser une petite fortune ? Malgré la flambée des prix des high grades, il reste heureusement suffisamment d’artisans qui proposent des pipes excellentes au rapport qualité/prix vraiment intéressant.

Pour terminer, je vous avoue que mes conclusions personnelles m’ont fait passer à l’action : j’ai immédiatement acheté deux nouvelles Falcon et la Charles Towne Cobbler, une autre Missouri Meerschaum/Cornell & Diehl. Ça fera sans aucun doute grand plaisir à ce vaillant défenseur breton de la bouffarde nationale qui un jour a déclaré dans un forum que je suis un frustré qui publiquement feint d’avoir une collection de pipes chichi, alors qu’en réalité je ne m’offre que de minables bas de gamme. Bien vu, mon gars.

towne cobler pipe

Charles Towne Cobbler