Ne donnez pas la langue au chat

par Erwin Van Hove

18/11/11

Confrontés aux multiples arcanes de l’art du fumage de la pipe, pas mal de débutants abandonnent, déçus qu’ils sont par ces petits objets exigeants et capricieux qui leur compliquent la vie sans pour autant leur donner accès au paradis artificiel tant convoité. Une expérience frustrante. Et il y a pire : neuf fois sur dix l’épreuve s’avère même physiquement douloureuse, ce qui, bien évidemment, est la goutte qui fait déborder le vase. C’est en effet le fameux tongue bite, la sensation d’avoir la langue brûlée, qui est la terreur des pipophiles néophytes. Et n’ayons pas peur de l’admettre: même à nous, fumeurs chevronnés à qui un morceau de cuir fait office de langue, il arrive de temps à autre d’avoir la langue irritée. Le tongue bite est donc un sujet qui mérite toute notre attention. Qu’est-ce qui cause ce pénible phénomène et existe-t-il des mesures préventives efficaces ?

Prévenir vaut mieux que guérir parce qu’il n’existe pas de remède. Si vous avez la langue irritée, il n’y a que le repos qui soulage : pas de pipes, pas d’alcools forts, pas de mets piquants, pas de boissons gazeuses. Pour un vétéran une demi-journée peut suffire, mais pour un débutant il faut compter plusieurs jours. Rien à faire.

Ne pensez pas que le phénomène de la langue brûlée est inévitablement notre triste sort puisque nous aspirons directement et sans refroidissement la fumée d’herbes qui brûlent à une température de plusieurs centaines de degrés. Détrompez-vous. En vérité, la température de votre café fraîchement préparé est nettement plus élevée que celle de la fumée qui envahit votre bouche. Donc, non, le tongue bite n’est pas une fatalité. Alors, au procès que nous sommes sur le point d’intenter, qui se trouvera sur le banc des accusés ? Le tabac ? La pipe ? Le fumeur lui-même ? La réponse est simple : tous les trois. Et puis, au niveau des faits à charge, il faudra être précis et faire la distinction entre les brûlures due à la chaleur excessive et celles qui sont de nature chimique.

1. Le tabac

Vous l’avez tous remarqué : certains tabacs agressent davantage la langue que d’autres. Grosso modo ce sont les aromatiques et les virginias qui se montrent les plus périlleux. Et ce n’est pas un hasard. Bien au contraire, c’est la logique même.

Commençons par les tabacs aromatisés. Quand on regarde la composition de ces mélanges, on s’aperçoit immédiatement que d’habitude ils contiennent nettement plus de produits chimiques que les tabacs dits naturels. D’ailleurs, la plupart des sauces et des aromatisations sont davantage le résultat du travail de techniciens en blouse blanche que des efforts d’agriculteurs qui cueillent la cerise ou les gousses de vanille. Même si un cocktail de produits chimiques qui brûlent, ne constitue pas par définition un assaut à votre langue, le risque que votre chimie corporelle personnelle s’insurge contre l’un des composants ou que votre langue soit hypersensible à tel additif, est évidemment réel. Ce n’est pas tout. En général, les aros sont plus humides que les mélanges naturels et contiennent sous une forme ou une autre des sucres ajoutés. Ne pensez surtout pas qu’un tabac humide doive produire une fumée plus fraîche qu’un tabac plus sec. Du tout. En vérité, au cours de la combustion, l’eau se met à bouillir et se transforme en vapeur. Et qui dit vapeur, dit fumée brûlante et donc risque de tongue bite. En plus, comme un tabac humide a tendance à se consumer difficilement et à s’éteindre, fatalement le fumeur sentira le besoin de tirer plus et plus fort. Résultat : un effet de soufflet et par conséquent une température qui monte.

Messieurs, comme vous êtes tous de fins gourmets, je suis sûr qu’il vous arrive de vous retrouver devant les fourneaux. Vous l’avez donc dû constater vous-mêmes : en cuisine rien ne brûle aussi cruellement la peau que des éclaboussures de sucre caramélisé. A côté de ça, une éclaboussure de graisse bouillante est une douce caresse. Or, voilà que pendant que vous fumez tranquillement votre aro, vous êtes en train de caraméliser du sucre. Bref, dans votre pipe ça chauffe ferme. Et c’est exactement pareil pour les virginias qui sont les tabacs qui contiennent le plus de sucres naturels. Ajoutez à cela le fait que la plupart des virginias ou virginia/perique sont livrés sous forme de broken flakes, de flakes, voire de curlies et de plugs, des coupes dont la combustion constitue pour un néophyte un challenge autrement plus coriace qu’un ready rubbed classique ou qu’un scaferlati, et vous comprendrez aisément que la combinaison d’une température élevée et d’un tirage trop fréquent et trop intense est la parfaite recette pour un désastre.

Mais il y a autre chose. Il y a le pH du tabac. Chaque tabac est soit plutôt acide, soit plutôt alcalin et ce sont les tabacs alcalins qui, en théorie, tendent à provoquer une sensation de morsure et d’irritation. Ces tabacs alcalins, ce sont les tabacs qui contiennent peu de sucre naturel. Le burley avec son caractère raide et monacal ne contient que 0,2% de dextrose. C’est donc le tabac alcalin par excellence. Or, il s’avère qu’à condition de le fumer tout doucement pour qu’il couve plutôt qu’il ne brûle, le burley n’agresse nullement la langue. Et c’est pareil pour le semois par exemple, lui aussi pauvre en sucre. Le virginia, et notamment le virginia blond, se trouve à l’opposé du spectre : avec un taux de dextrose qui dépasse les 20%, c’est le tabac le moins alcalin et le plus acide. Je sais, à première vue c’est un incompréhensible paradoxe : plus un tabac contient du sucre, plus il est acide. Sachez que le sucre peut cacher une acidité très élevée. Le vin par exemple est en réalité plus acide que le jus d’orange. En théorie, les tabacs acides devraient causer le moins d’irritation. Or, la réalité est toute différente. Vu leur importante teneur en sucre, les virginias se consument d’office à une température plus élevée qu’un tabac alcalin comme le burley. Et plus la température de la fumée, qu’elle soit acide ou alcaline, grimpe, plus la fumée perd son caractère acide pour devenir alcaline. Bref, la température de combustion élevée du virginia ne cause pas uniquement une sensation de brûlure de la langue à cause de la chaleur, elle provoque également une réaction chimique qui augmente l’alcalinité de la fumée qui, elle à son tour, suscite l’irritation de la langue.

Vous l’aurez compris, quel que soit le tabac que vous fumiez, pour éviter la morsure, il faut à tout prix veiller à tirer le plus posément possible. Le tabac ne doit pas brûler, il doit couver. En outre, tout débutant a intérêt à éviter les aromatiques et les virginias et à choisir un tabac naturel, assez sec et en coupe relativement fine.

Pour terminer, il faut quand même ajouter que, quoi que vous fassiez, certains mélanges, voire la quasi totalité de la production de certaines marques mordent la langue. Parfois même comme des chiens enragés. En effet certains blenders se servent de tabacs de piètre qualité et qui manquent de maturité, ce qui les rend agressifs et caustiques, tout comme il y en a qui imprègnent leurs mélanges d’une sauce sirupeuse qui au fumage s’avère infernale.

2. La pipe

Dissipons d’emblée un malentendu. Il arrive qu’on tombe sur une pipe exécutée dans les règles de l’art et qui, pourtant, a tendance à surchauffer, même dans des mains expertes. Ce phénomène n’a strictement rien à voir avec celui qui nous intéresse. Dans ce cas, c’est le bois qui chauffe anormalement, la plupart du temps parce qu’à l’intérieur, il présente quelque vice caché comme une crevasse ou un minéral métallique. Ce n’est pas pour autant que la température de la fumée soit excessive. Ceci dit, il va de soi qu’il est également possible d’avoir une pipe dont à la fois le tabac et le bois surchauffent à cause d’une exécution problématique du passage d’air. Tout passage d’air trop étroit ou présentant des aspérités ou des constrictions oblige le fumeur à tirer fréquemment et plus fortement, ce qui, bien évidemment, attise le feu. Le tabac brûlera donc à une température trop élevée. Ce genre de pipe nécessite une intervention : il faut repercer le passage d’air sur toute sa longueur, c’est-à-dire qu’il faut augmenter le diamètre du perçage dans la tige, le floc et le tuyau. En principe cette opération doit résoudre le problème.

Contrairement aux conseils donnés ici et là, je recommande aux fumeurs inexpérimentés une pipe aux parois peu épaisses. Trop de fumeurs sont convaincus qu’ils fument à une température idéale pour la simple raison qu’en se servant de bouffardes aux parois XL, ils ne sentent pas au toucher que leur pipe et donc leur tabac chauffent trop. A l’opposé, une pipe au foyer plus mince oblige le néophyte à prendre conscience de la chaleur que produit le tabac, ce qui l’incitera à tirer plus calmement et moins fréquemment. Qu’en est-il de la longueur de la pipe ? Il semble logique de supposer que la fumée qui traverse une pipe longue arrive plus fraîche en bouche que celle qui passe à travers un brûle-gueule. Peut-être que c’est vrai pour une churchwarden au tuyau extra long et à condition que ce tuyau soit parfaitement bien percé, mais des tests au cours desquels on a mesuré la température de la fumée qui sortait de diverses pipes de longueur différente, ont prouvé que la différence de température était négligeable.

Certains fumeurs adorent les P-lips, les becs de chez Peterson qui orientent la fumée vers le haut du palais plutôt que vers la langue. Ainsi la fumée se disperse librement dans la bouche au lieu d’être canalisée sur le dessus de la langue, ce qui diminue sensiblement le risque de tongue bite. De cette observation nous pouvons déduire, même pour les becs traditionnels, un important principe : il faut éviter de concentrer la fumée sur un point de la langue. Par conséquent, mieux vaut éviter les becs qui pour toute ouverture présentent une simple sortie cylindrique. Il va de soi qu’un bec percé en V avec une sortie large et bien ouverte disperse mieux la fumée.

Bien que personnellement, je ne sois absolument pas fan des pipes équipées d’une chambre 9mm, l’objectivité m’oblige à mentionner que les adeptes du système inventé par Vauen affirment en unisson que le filtre 9mm adoucit la fumée et la rend moins agressive. Pour eux, c’est donc une arme efficace dans la lutte contre le tongue bite. Je ne le nie pas, même si je ne considère pas ce système comme un remède miracle dont on peut attendre monts et merveilles.

Si vraiment, malgré moult essais, votre langue continue à être irritée par la chaleur de la fumée d’une pipe conventionnelle, il vous reste un seul recours : une pipe à chambre de condensation. La plus célèbre et la plus répandue, c’est la gourd calabash dans laquelle la fumée stagne et refroidit dans la gourde avant de passer dans le tuyau. Evidemment, vu son côté peu pratique, ce n’est pas une pipe pour toutes les occasions. Heureusement, tout récemment certains pipiers comme Tom Eltang, Rolando Negoita, Georgi Todorov, Maigurs Knets ou Dirk Claessen se sont mis à proposer des pipes en bruyère nettement moins encombrantes basées sur le même principe : la tige surdimensionnée évidée sur toute sa longueur héberge une chambre de condensation qui fonctionne comme une gourde. Pour les désespérés, c’est à essayer, même si, évidemment, il n’y a pas de garantie.

3. Le fumeur

Ma langue ne supporte pas toute une série de mélanges de chez Mac Baren et je ne suis pas le seul dans ce cas. Pourtant, depuis des décennies Mac Baren a des dizaines de milliers de clients satisfaits et fidèles. Cela prouve qu’en matière de tongue bite, la chimie corporelle personnelle et certaines sensibilités ou allergies individuelles jouent un rôle non négligeable. Il convient donc d’en tenir compte et de partir à la recherche des marques et des mélanges que votre langue accepte sans protester. Ceci dit, il existe malheureusement des fumeurs dont la langue est tout simplement extrêmement sensible, quel que soit le tabac qu’ils fument. A ces malchanceux-là, je déconseille de fumer en calant la pipe entre les dents. Mieux vaut la garder en main et n’introduire le bec dans la bouche que pour tirer.

Par ailleurs, il va de soi que si vous ne calez pas toujours le bec au même endroit de votre bouche, mais que vous changez régulièrement de position, la fumée n’agressera pas tout le temps le même endroit de votre langue et de vos muqueuses. Ainsi vous diminuerez sensiblement le risque de brûlures.

En nettoyant votre pipe après chaque fumage et en la reposant pour qu’elle sèche, vous mettez toutes les chances de votre côté. Parce que c’est un fait : une pipe sale et humide provoque des irritations de la langue. Apprenez également à fumer sec, parce que, outre le fait qu’une coulée de jus qui atteint votre bouche, a un goût absolument immonde, ce jus amer et caustique tourmente la langue.

Et puis, bien évidemment, il y a votre maîtrise de l’art du fumage. A commencer par le bourrage. Dans ce domaine il est impossible de décrire comment il faut faire exactement, puisque tellement de variables entrent en jeu, à commencer par la coupe et l’hygrométrie du tabac. Et puis, il y a diverses méthodes de bourrage qui toutes ont du mérite. A vous d’adopter celle qui vous convient le mieux. Tout ce que je peux faire, c’est de vous mettre en garde : il faut éviter à tout prix que le bourrage soit trop dense. Dans ce cas, l’apport insuffisant d’oxygène fera que le tabac se consumera difficilement et, en outre, le tirage sera si mauvais que vous serez forcé de tirer beaucoup trop fréquemment et beaucoup trop fort. Mais attention, cela ne veut pas dire qu’il faille un bourrage extrêmement léger. Le flux d’air qui à chaque aspiration traversera librement votre foyer, attisera le feu.

Bien que je l’aie déjà mentionné plusieurs fois, je répète en guise de conclusion le conseil de loin le plus important : il faut fumer posément, par petites bouffées plutôt que par profondes aspirations, en espaçant le plus possible les aspirations nécessaires pour que la pipe ne s’éteigne pas. Si le tabac couve plutôt qu’il ne brûle, la fumée qui atteindra vos papilles gustatives non seulement sera peu agressive, en plus, ce sera seulement alors qu’elle dévoilera la complexité et les subtilités de votre tabac. Seulement voilà, mêmes armés de tous ces bons conseils, il ne faut pas espérer atteindre le Walhalla en l’espace de quelques pipées. Ca demande du temps. Beaucoup de temps. N’abandonnez donc pas trop vite. Il y a de l’espoir.