Irrésistibles italiennes

par Erwin Van Hove

21/11/04

Voici un article qui fait particulièrement plaisir : Erwin Van Hove l'a écrit, suite à son sondage sur le groupe, pour fêter la naissance du site. Qu'il en soit ici chaleureusement remercié ;-)

Les résultats d’un récent sondage organisé par le groupe de discussion Fumeursdepipe étaient éloquents : deux tiers des participants jugeaient que c’est en Italie qu’on trouve les pipes au meilleur rapport qualité/prix. Un résultat surprenant ? Pas vraiment. Depuis des années, les connaisseurs savent que l’Italie abrite un riche trésor de pipiers qui travaillent avec de très belles bruyères et qui créent des modèles séduisants avec un flair tout italien, sans pour autant ruiner leur clientèle.

Si jadis les univers pipiers français et italiens étaient fort similaires, tous deux dominés par quelques grands fabricants qui proposaient avant tout des produits de masse, aujourd’hui les dissimilitudes entre les deux pays ne pourraient être plus prononcées.

En France, rien n’a changé, ou si peu. D’accord, plusieurs producteurs d’antan ont fusionné pour former deux groupes concurrents puissants, mais la pipe française demeure fondamentalement un produit industriel fabriqué par des ouvriers anonymes. Et s’il est vrai qu’à Cogolin les touristes peuvent s’offrir une pipe comme souvenir de leurs vacances provençales, il est indéniable que c’est toujours dans la ville natale de la pipe en bruyère que se concentre la quasi totalité de la production contemporaine. Mais même dans cette capitale de la pipe, les artisans pipiers se font de plus en plus rares et des ateliers ferment définitivement leurs portes, faute de jeunes prêts à reprendre le flambeau.

L'Italie a suivi un tout autre parcours. Bien sûr ce pays abrite toujours quelques grosses pointures comme Savinelli et Brebbia, mais au cours des décennies c’est toute une ribambelle de petites entreprises familiales et d’artisans indépendants qui ont fait à la fois la particularité et le succès de la pipe italienne. Cette vague déferlante n’a d’ailleurs pas encore perdu de sa force : de nouvelles recrues continuent à rejoindre la guilde des artisans pipiers. Par ailleurs, à l’inverse de la France, les ateliers couvrent la majeure partie du territoire italien, de Bologne à la Sardaigne. Ceci dit, il est à noter que deux hauts-lieux se dégagent. D’une part, la Lombardie avec des entreprises familiales comme Ascorti, Caminetto et Radice installées à Cucciago depuis les années 70 et puis surtout avec Castello, la marque qui a fait la réputation de la pipe artisanale italienne, établie à Cantù juste après la Deuxième Guerre Mondiale. D’autre part la région de Marches et notamment la petite ville de Pesaro où depuis une trentaine d’années une réaction en chaîne a multiplié les ateliers d’artisan : Mastro de Paja, Ser Jacopo, Don Carlos, Il Ceppo, L’Anatra, Le Nuvole.

L'objectif de cet article n’étant pas de tracer l’historique de la pipe italienne, je me contenterai d’attirer l’attention sur un point qui, je l’espère, fera réfléchir les Sanclaudiens. Luigi Radice a appris le métier chez Carlo Scotti, le légendaire fondateur de Castello. Avant de commencer à vendre ses pipes sous son propre nom, il a créé la marque Caminetto, ensemble avec la famille Ascorti. Pareil à Pesaro : Giancarlo Guidi, le propriétaire de Ser Jacopo, avait d’abord fondé Mastro de Paja, aujourd’hui aux mains d’Alberto Montini. Franco Rossi, avant de reprendre Il Ceppo, avait travaillé chez Bruto Sordini, le patron de Don Carlos, qui lui avait d’abord travaillé chez Giancarlo Guidi. Quant à Massimo Palazzi, le fondateur de L’Anatra, il est d’abord passé par les ateliers de Mastro, de Ser Jacopo et d’Il Ceppo. Et je pourrais continuer ainsi, mais vous l’avez déjà compris : loin d’être réservés et renfermés, les artisans italiens partagent sans problèmes leur savoir-faire avec leurs collègues et avec les jeunes loups. Bien que concurrents, ils semblent former une famille nombreuse tumultueuse, certes, mais solidaire et chaleureuse.

Vu le grand nombre de marques et de pipiers et les particularités des deux grandes écoles, il est évidemment difficile de circonscrire les spécificités de la pipe artisanale italienne. Toutefois trois caractéristiques se remarquent d’emblée. Depuis que Castello a introduit le tuyau en acrylique, à peu près toutes les pipes italiennes en sont équipées, même les plus coûteuses. Cette prédilection pour une matière très dure qui n’égalera jamais le confort d’un tuyau en ébonite de qualité, irrite parfois les collectionneurs exigeants. Plusieurs régions d’Italie sont productrices de bruyère. Il existe évidemment des liens privilégiés entre producteurs de bruyère et artisans pipiers, d’autant plus que parfois il s’agit de liens de famille. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Aussi n’est-il pas étonnant que tant de pipes italiennes arborent des flammes superbes. Comme les Italiens ne doivent pas lésiner sur les plateaux de belles dimensions, ils ont tendance à proposer des pipes en moyenne plus volumineuses que celles de leurs concurrents anglais, allemands ou scandinaves.

Un des grands atouts de la pipe artisanale italienne, c’est qu’il y en a pour toutes les bourses. Pour une création de l’architecte-pipier Baldo Baldi dans une bruyère quasi parfaite, il vous faudra cracher 2000 euros et plus. Si par contre vous n’avez que la modique somme de 40 euros à dépenser, il ne faut pas désespérer : pour ce prix-là Pierluigi vous livre une fait main rustiquée. Ceci dit, la majeure partie de la production italienne se situe dans une fourchette de prix entre 80 et 350 euros.

Personnellement, je n’ai été que rarement déçu par une pipe d’un artisan transalpin. Il est vrai que certains pipiers n’arrivent pas à me convaincre, mais en général le rapport qualité/prix de la production italienne est excellent. Présenter tous ces artisans ne serait pas possible dans le cadre de ce simple article. D’autre part, faire un choix est toujours subjectif et quelque peu arbitraire. Pourtant c’est à cet exercice à la fois périlleux et peut-être injuste que je vais m’essayer. Voici donc les marques et artisans qui, à mon avis et pour des raisons spécifiques, proposent le meilleur rapport qualité/prix.

Le premier n’est pas un inconnu. Manifestement, Marco Biagini, le pipier qui produit les Moretti, est la coqueluche du groupe de discussion fondé par Guillaume Laffly. D’ailleurs c’est Marco qui a été élu pour tailler la première Pipe du Groupe. Point besoin donc de le présenter ici. Si toutefois, vous voulez savoir ce que je pense de son œuvre, je vous conseille de vous diriger ici : morettiarticlerwin.

Moins connue est certainement la marque lombarde Ardor. Elle n’a pas de site web et est moins largement distribuée que certaines autres marques transalpines. Pourtant c’est une petite entreprise familiale avec une longue tradition puisqu’elle a déjà été fondée en 1911. Aujourd’hui c’est Dorelio Rovera qui tient les rênes. Il a réussi à transformer la petite usine d’antan en un atelier où l’on ne produit plus que du fait main. La relève est assurée, parce que son fils Domiano taille déjà ses propres pipes. Certains des tout meilleurs vins français sont produits selon les principes de la biodynamie. Ces principes, imbus d’une philosophie ésotérique « new âge » et de rites qui semblent remonter à l’ère du panthéisme, peuvent faire sourire certains. Cependant, qui oserait affirmer que la Coulée de Serrant ou la Romanée-Conti ne sont pas des vins absolument brillants ? Pareil pour la famille Rovera. D’accord, leur conviction que les plateaux doivent sécher naturellement pendant au moins 13 ans, n’ a rien d’extraordinaire. Qu’ils croient dur comme fer que la bruyère doit être préalablement cuite dans de l’eau bouillante à laquelle ils ajoutent des ingrédients secrets ou encore qu’il est impératif de transporter le bois d’un endroit à un autre au cours du séchage, c’est déjà moins commun. Mais si je vous dis que depuis maintenant quatre générations, les Rovera préconisent que la date de ces transports est déterminée par les cycles lunaires, vous êtes, j’en suis sûr, sceptiques, voire incrédules. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il faut goûter leurs pipes. Je n’en dirai pas plus.

pipe Ardor
pipe Ardor
pipe Ardor

Ardor propose une large gamme de pipes en diverses finitions, souvent originales et fort personnelles, comme la Meteora et l’Urano Fantasy. Ma favorite est la Terra, une finition sablée en bruyère complètement vierge. A noter également les tuyaux acryliques en différentes couleurs et les becs à la forme typique. Autre spécialité : les « silver spigots » très élégants et les modèles gigantesques.

Des diverses marques établies à Cucciago, je préfère Radice. Comme Ascorti et Caminetto, Radice produit des pipes plutôt classiques, mais propose également des modèles plus personnels. Pourtant Luigi Radice n’est pas un jeune à la créativité débordante, mais une des éminences grises de la pipe italienne. Quoiqu’il se fasse assister par ses deux fils, la force motrice derrière la marque, c’est bien lui. Les Radice ne craignent pas l’expérimentation et l’innovation. Ainsi, ils produisent une série de pipes dont la bruyère a étuvé dans un bain d’huile. Ce procédé inventé par Alfred Dunhill est typique pour plusieurs marques anglaises. En Italie, par contre, il n’est pratiquement jamais appliqué. Autre particularité : leurs tuyaux « twin bore » qui présentent deux conduits d’air parallèles et qui se rejoignent avant d’arriver au floc. Ce système est à conseiller à ceux qui souffrent facilement d’irritation de la langue. A remarquer également une finition très originale : la « faux bambou ». Il s’agit de pipes dont les tiges en bruyère présentent un aspect de bambou.

Claudio Cavicchi est depuis des années l’un des grands favoris des connaisseurs internationaux. A juste titre. Etabli dans la région de Bologne, cet agriculteur-pipier propose une belle gamme de rustiquées en deux coloris, finies par son épouse, et de lisses teintées ou naturelles selon la qualité visuelle de la bruyère. Jamais je n’ai goûté une Cavicchi décevante. La qualité est élevée et constante. Il n’y a pas de secrets : bonne bruyère et passages d’air grands ouverts et bien exécutés, voilà tout. En plus il arrive à façonner des tuyaux en acrylique, certes, mais confortables. A noter que Claudio se distingue également comme fumeur de pipe : il a gagné plusieurs concours et a détenu pendant des années le record mondial.

L'un des magasins de pipes les plus connus de Rome est celui de Paolo Becker qui ne se borne pas à la vente, mais qui crée également une œuvre pipière originale, élégante et fort appréciée des collectionneurs internationaux. De tous les Italiens, c’est probablement Paolo qui arrive le mieux à se mesurer aux stars de la pipe scandinave. D’ailleurs ses plus belles créations se vendent à des prix comparables à ceux des danoises huppées. Interprétations personnelles des classiques, pipes d’art aux lignes racées, flammes superbes ou sablages très réussis, rustications du plus bel effet ou finitions toutes personnelles comme la « scallop », il y en a pour tout le monde.

Par ailleurs, Paolo se fera un plaisir de vous faire la pipe de vos rêves avec le tuyau qui vous convient. A noter que pour les bourses moins étoffées, les Becker & Musico étaient des alternatives très valables : des pipes à l’esthétique anglaise, souvent avec des décorations en argent, et qui se distinguaient, tout comme les Paolo Becker, par un goût plus que satisfaisant. Dommage que Paolo ait arrêté sa collaboration avec Giorgio Musico. Si vous avez la chance d’en trouver une sur le marché des estates, n’hésitez pas : leur rapport qualité/prix est difficile à surpasser. Une dernière précision en parlant du marché de la pipe préfumée : si vous voyez une vieille Becker sur eBay, il se peut très bien qu’elle ne soit pas l’œuvre de Paolo, mais de son père Fritz. Remarquez, ce n’est pas un problème car sans pour autant avoir atteint le statut de star de son fils, Fritz était bel et bien un pipier de talent respecté. Les nomenclatures de père et fils sont, à quelques détails près, identiques. D’ailleurs, pendant de longues années les deux générations de Becker ont travaillé ensemble, la plupart des pipes étant le résultat d’un effort commun.

Pour celui qui s’intéresse à l’école de Pesaro, Giancarlo Guidi est incontournable. D’abord fondateur de Mastro de Paja, il est aujourd’hui le propriétaire de la marque célèbre Ser Jacopo. La plupart des pipiers de Pesaro sont passés par son atelier. Sans conteste une figure emblématique. Qui dit design pipier, pense quasi automatiquement à des vedettes scandinaves telles que Sixten Ivarsson ou Bo Nordh. C’est bien sûr compréhensible, mais peut être un peu injuste. En effet, Giancarlo Guidi, lui aussi, a développé à travers sa gamme de Ser Jacopo une esthétique originale, reconnaissable et toute personnelle. Des séries comme les Picta Van Gogh et Magritte, ou les Calumet en témoignent.

Toutes les finitions sont soignées, mais personnellement j’ai une prédilection pour les rustiquées et les sablées. Quoi que la plupart des pipes soient faites par des mains mercenaires, il est à noter que Giancarlo taille encore lui-même de superbes pipes et continue à développer lui-même les nouveaux modèles. Une note anecdotique pour terminer : de tous les tuyaux en acrylique que je possède, celui qui est de loin le plus fin et le plus confortable, est celui d’une calabash de Ser Jacopo. Ce modèle non commercialisé est un prototype taillé par Giancarlo lui-même et qui sort de sa collection personnelle.

Les amateurs de beaux sablages ont l’embarras du choix à Pesaro. Mastro de Paja, Ser Jacopo, L’Anatra en produisent de très séduisants. Mais aucune marque ne se distingue autant qu’Il Ceppo. Je vous le dis franchement : je me suis souvent demandé comment Franco Rossi arrive à produire des sablages aussi bien définis et réguliers qui dévoilent des flammes superbes, tout en demandant des prix vraiment démocratiques. Un sablage de cette qualité-là est un art difficile qui demande un doigté certain et pas mal de temps. Vous l’avez compris : les sablées d’Il Ceppo constituent sans conteste un maître-achat.

Il Ceppo

Pour terminer, il convient de citer Maurizio Tombari et son épouse Stefania qui, dans un effort commun, ont fait de Le Nuvole une marque originale et de confiance. Ces pipes à l’esthétique à nulle autre pareille sont le fruit de la planche à dessin de Stefania et de l’exécution soignée et perfectionniste de Maurizio. Toujours élégantes et légères, ces pipes incarnent parfaitement ce flair à la fois espiègle et plein d’entrain caractéristique du meilleur design italien. Le Nuvole, c’est l’Alessi de la pipe. Pas étonnant donc que ces petites œuvres d’art séduisent depuis des années un public international. Tombari travaille avec des bruyères remarquablement légères et façonne des tuyaux acryliques fins. Si vous voulez illuminer votre habitat du soleil italien, procurez-vous une Le Nuvole à la teinture jaunâtre typique : c’est un des coloris les plus joyeux et chaleureux que je connaisse. Ceci dit, ne cherchez pas les Le Nuvole dans votre civette préférée : Maurizio vend exclusivement à travers son site web.

Vous l’avez constaté avec moi : aucun pays ne propose une telle diversité de pipes séduisantes. Alors, qu’attendez-vous ? Allez, à vos souris. Si le prix vous importe plus que le service personnel d’un commerçant traditionnel, ça vaut vraiment la peine de partir à la recherche d’artisans et de vendeurs en ligne établis en Italie : leurs tarifs sont imbattables.