La guerre de quatorze

par Erwin Van Hove

02/05/11

Récemment, Regis McCafferty, l’un des rédacteurs les plus productifs de la revue américaine The Pipe Collector, a lancé un appel à la communauté des pipophiles. Sa question est une variante sur le classique scénario de l’île déserte. Vous le connaissez bien, n’est-ce pas. Vous êtes exilé sur une île déserte et vous n’avez droit qu’à un seul tabac. Lequel serait-ce ? Robinson Crusoé contemporain, vous avez la possibilité de sauver du naufrage trois pipes. Lesquelles choisiriez-vous ? Remarquez que ce genre de dilemme à première vue théorique peut un jour devenir dure réalité. Pour preuve ce collectionneur en Caroline du Nord qui lors du passage d’un ouragan a dû évacuer dare-dare sa maison et qui précipitamment a dû sélectionner les sept pipes qu’il emmènerait dans sa sacoche. Dans pareille situation, vous avez intérêt à être préparé !

McCafferty nous demande de dresser la liste d’exactement quatorze pipes dont nous ne voudrions pas nous passer sur notre île déserte et d’argumenter notre choix. Moi, je me suis exécuté. Et je peux vous dire que cette tâche à première vue passablement simple s’est avérée un terrible casse-tête. Mon dieu, quel choix déchirant !

Evidemment, si vous ne disposez que d’une quinzaine de pipes, l’exercice ne doit guère être frustrant. Si, au contraire, il faut choisir entre quelques centaines d’exemplaires, il s’agit de ce que les anglophones appellent a cruel and unusual punishment. Ca vous donne des sueurs froides. Mais en même temps, ça a l’avantage de vous faire réfléchir, de vous faire réévaluer vos critères et vos priorités personnels, de vous lancer à la recherche de ce qui pour vous est l’essence même de votre rapport à la pipe. Tout sadique qu’il soit, ce tri forcé fatalement finira par révéler votre âme de fumeur.

Premier constat : quand il faut aller à l’essentiel, on perd immédiatement tout réflexe de collectionneur. Les origines, les marques, les noms n’ont plus aucune importance. D’emblée il est clair que je ne m’efforcerai pas à sélectionner X américaines, Y allemandes et Z françaises. Et je ne me vois pas non plus dire au préalable qu’il me faut nécessairement une Dunhill, une Morel ou une Bang. Et c’est pareil pour les prix : il me semble évident que je ne pencherai pas plus facilement pour les pipes les plus coûteuses. Bref, à la ligne de départ toutes les pipes sont égales. Seuls leurs mérites intrinsèques seront pris en compte. Reste à savoir quels critères exactement déterminent ces qualités intrinsèques, mais également, et peut-être surtout, si des mérites intrinsèques, c.-à-d. jugés dans l’absolu et pour ainsi dire dans un vacuum, suffisent pour faire à bon escient le tri ou si, par contre, vu que les quatorze élues formeront en quelque sorte une équipe, il faut tenir compte lors de la procédure de sélection du rôle spécifique qui sera attribué à chaque équipier.

Commençons par un tour d’élimination. Ne seront par définition pas retenues :

  1. Les pipes décevantes au niveau gustatif.
  2. Les pipes dont le tirage n’est pas irréprochable.
  3. Les pipes inconfortables, c.-à-d. les poids lourds, les casse-mâchoire, les bouffardes au bec trop épais ou mal taillé.
  4. Les pipes exclusivement dédiées à un seul mélange très typé, l’Erinmore ou le 1792 par exemple. Incompatibles avec d’autres tabacs.
  5. Les pipes à la taille sortant de l’ordinaire, comme des churchwardens de 30cm, des foyers groupe 1 ou des têtes monstrueusement gigantesques. Pas assez polyvalentes.
  6. Les pipes fragiles comme les pipes en terre ou des bruyères qu’il faut fumer avec moult précautions pour qu’elles ne surchauffent pas.

Je sais désormais ce que je ne veux pas, mais manifestement on est toujours loin du compte des quatorze favorites. Comment réduire sensiblement le nombre de candidates en lice ? En sélectionnant mes pipes les plus belles ? Pas du tout, beau et bon n’étant absolument pas synonymes. Cela étant et puisque le goût est primordial, choisissons tout simplement les pipes qui se distinguent par leur saveur supérieure. Aussi évident que ce critère puisse paraître en théorie, force m’est de constater que dans la pratique, il est nettement moins probant. En parcourant mes cabinets, je dois me rendre à l’évidence : je possède plusieurs pipes au goût absolument irréprochable qui pourtant ne sortent que rarement de leur râtelier. Une prise de conscience totalement inattendue ! D’où viendrait cette injuste indifférence envers ces odalisques douces et dociles ? Il suffit d’un seul regard pour obtenir la réponse : parce que leur plumage ne se rapporte pas à leur ramage. Esthétique sans saveur, c’est peine perdue, cela va de soi. Mais apparemment, qualité gustative sans chant des sirènes ne vaut pas mieux.

Au moins ce constat révélateur me permet d’y voir plus clair : il me faudra partir à la recherche de compromis entre attraction visuelle et saveur satisfaisante, tout en ne perdant pas de vue mes critères d’exclusion. Résumons-nous : les pipes idéales sont donc séduisantes, savoureuses, confortables, polyvalentes. Elles tirent parfaitement bien et ne sont ni particulièrement fragiles ni de taille extravagante. Et comme je n’ai de préférence marquée ni pour les droites ni pour les courbes, il me faudra un mélange des deux. De même pour les finitions : il y aura des lisses et il y aura des sablées. Quant à la matière des tuyaux, malgré mon inclination pour la douceur de l’ébonite et du cumberland, j’aurai besoin de plusieurs tuyaux en acrylique qui supportent mieux les intempéries.

Voilà, je sais ce qu’il me faut. Cependant, il reste un dernier facteur à prendre en compte. D’une importance capitale. Toute pipe, aussi parfaite soit-elle, n’est qu’un outil au service de l’herbe divine. Or, les pipes sont des maîtresses capricieuses qui font la fine bouche et qui choisissent elles-mêmes l’amant qu’elles admettront dans leur foyer. Ce sont elles qui décident si elles se donneront à un rustique Wallon, à un viril Chypriote ou plutôt à un gentleman virginien. Par conséquent, il est exclu d’appliquer mes critères dans l’absolu, sans tenir compte des connivences entre pipe et tabac. Je risquerais de me retrouver par exemple avec une douzaine de pipes dédiées au latakia. Comme je fume essentiellement quatre types de tabac, à savoir des mélanges anglais et balkan, des virginias ou VA/perique, du burley et du semois, il me faudra trouver les pipes qui s’harmonisent le mieux avec chacune de ces catégories. Compte tenu de la fréquence avec laquelle je fume ces différents mélanges, je finis par opter pour cinq pipes à semois, cinq pipes à latakia, trois pipes à VA ou VA/perique et une pipe à burley. Voilà, les choses se concrétisent. Me voilà prêt à choisir.

Pour la seule et unique pipe à burley, l’affaire est réglée en un tour de main. De toutes mes pipes, c’est sans conteste ma David Enrique pickaxe à tige en bambou qui s’accorde le mieux avec l’herbe américaine. Et puis, cette pipe, je l’adore. Et pour maintes raisons : sa ligne élégante, ses teintes appétissantes, sa légèreté et son équilibre, la perfection de son tirage et de son bec. Incontournable, cette pipe. Hop, vendu.

Passons au semois. Dur dur. Parce que non seulement je possède des pipes à semois à profusion, en plus il y en a au moins deux douzaines qui sont vraiment bonnes. Je fais un premier tri. Sévèrement. Il reste une dizaine de pipes sur mon bureau. Soupir. Le cœur lourd, j’en enlève trois. Voilà, ces sept-là me sont vraiment indispensables. Indispensables, que je vous dis. Et pourtant il faudra me séparer de deux d’entre elles. Soyons pratiques. Je veux deux ou trois fourneaux de taille suffisamment grande pour faire durer le plaisir de ce tabac qui se consume vite. Et puis, j’aime bien fumer du semois à l’extérieur, donc il me faut également quelques tuyaux en acrylique et des finitions sablées. Allez, c’est décidé, je vous les présente.

Neuf fois sur dix, ma première pipe de la journée est bourrée de semois. C’est la pipe avec laquelle je sors le matin. Il faut donc qu’elle soit légère et pas trop volumineuse. De préférence une sablée avec un tuyau en acrylique. Cette pipe matinale, ce sera une Gabriele Dal Fiume. Jolie, espiègle, fine, c’est une amie fidèle qui restitue avec dévotion la saveur fascinante de l’herbe de la vallée du Semois.

Gabriele Dal Fiume

A mes yeux, cette apple originale d’Uwe Jopp a plein d’atouts. Sa composition asymétrique ne cesse de me fasciner et j’adore admirer le contraste entre sa flamme et ses océans d’œils-de-perdrix. En plus, son bec agréable et la perfection de son équilibre garantissent un confort grand luxe. Jouissances visuelle, tactile et gustative réunies. Que peut-on souhaiter de plus ?

Avec son bec en acrylique, son sablage intéressant et sa teinture chocolat, voilà un cheval de bataille sur lequel on peut toujours compter. C’est du Moretti, ce n’est donc pas du chichi mais du solide. Et puis, c’est tellement bon. Je ne me lasse jamais de cette parfaite fumeuse de semois. Qu’il vente ou qu’il pleuve sur mon île déserte, j’aurai toujours de quoi fumer.

Il va de soi qu’il me faudra une LC. Le choix n’a pas exactement été facile, mais j’ai fini par opter pour une LC lisse de Pierre Morel. Sa ligne pure et classique est irréprochable, sa finition mate agréable au toucher. C’est du beau, de l’intemporel. Quant au goût qu’elle produit, c’est du trois étoiles.

Pierre Morel

D’accord, de par sa taille imposante, cette egg superbement sablée semble condamnée à l’exclusion immédiate. Mais quand on aime, on ne compte pas. Et cette Larrysson surdimensionnée, c’est ce qu’il faut pour assouvir mes grosses envies de semois. Et comme ces envies me prennent régulièrement, l’ogresse me rend depuis des années d’inestimables services. Bref, la première sélectionnée, c’était elle.

Larrysson
Larrysson

Maintenant les mélanges anglais et balkan. Le latakia. C’est mon tabac de prédilection par temps frisquet ou maussade. J’aime bien en fumer à l’extérieur et je n’imagine guère une soirée sans l’herbe si odorante. Il me faut donc à la fois quelques pipes simples et pratiques et quelques-unes qui me garantiront de longs moments de détente vespérale. Et comme j’adore la combinaison latakia/morta, l’une des élues sera en chêne fossilisé. Ne restent que quatre bruyères. Pour le latakiaphile que je suis, c’est peu pour constituer une rotation décente. Très peu. Il faut donc prendre des mesures drastiques : deux des quatre seront des écumes, d’autant plus que les déesses blanches aiment autant l’herbe chypriote que le divin shekk-el-bint. Ces décisions prises, je suis étonné par la facilité avec laquelle j’arrive à sélectionner les élues.

Le seul vrai dilemme, c’est le choix que je dois faire entre une Dunhill Shell LB de 1960 et une interprétation de la légendaire LB de Vollmer & Nilsson. La Dunhill produit ce goût profond et sombre qui a fait la réputation de la marque et elle se termine par un bec absolument parfait. Par contre, son tuyau s’oxyde à vue d’œil et j’ai horreur du polissage. En plus, bien que légèrement moins volumineuse que la scandinave, elle est plus lourde. C’est décidé : ce sera la billiard des demi-frères suédois. Classique, pratique, robuste, légère et confortable, ni trop grande ni trop petite, c’est une pipe polyvalente qui me servira fidèlement et en toutes occasions.

Vollmer & Nilsson

Il me faut une deuxième bruyère avec les mêmes mérites. Un autre cheval de bataille. Je n’hésite pas, ce sera mon brûle-gueule de Victor Yashtylov. Cette pot sablée qui attire le regard par sa bague en bois d’élan couleur crème, est rapidement devenue une de mes favorites. C’est un poids-plume, le bec avec sa lentille à la Ruthenberg est un réel plaisir et la saveur qu’elle produit, est profondément satisfaisante. La pipe parfaite pour les promenades ou pour le travail.

La morta alors. Vu mon faible pour les calabash, le choix est vite fait : ce sera ma calabash d’Hermann Hennen avec une gourde taillée dans un bloc de morta et un foyer en bruyère. La parfaite compagne pour les soirées tranquilles. Tirage parfait, pas une trace d’humidité, bec ultrafin, c’est de la calabash haut de gamme. Et puis, sa saveur sombre de morta souligne à merveille le côté fumé des mélanges anglais. Un régal.

Restent les deux écumes. Des Fikri Baki, cela va de soi. Qui d’autre ? Il faut juste choisir lesquelles. Comme mes deux bruyères auront besoin de temps pour sécher, les turques serviront souvent. Dès lors, il faut des bonnes à tout faire. J’élimine donc des huit Baki que je possède, les exemplaires trop volumineux et trop lourds pour un usage universel. Finalement, j’opte pour deux apples courbes qui sont remarquablement légères pour leur volume et qui ont des becs vraiment confortables, quoiqu’en acrylique. L’une a une finition lattice peu fragile, ce qui constitue un avantage, alors que l’autre avec sa ligne racée et élégante est élue d’avance : c’est mon écume favorite.

Je l’ai dit et je le répète : il n’est pas facile de trouver des pipes qui tirent le meilleur des virginias. La symbiose idéale est extrêmement rare. D’habitude, cette constatation me frustre. Cette fois-ci, elle me rend la tâche extrêmement simple. Si j’ai dédié au moins trois douzaines de pipes aux mélanges VA et VA/perique, je peux compter sur les doigts d’une main les bruyères qui vivent en parfaite harmonie avec l’herbe si délicate.

Sans conteste, mes deux meilleures fumeuses de VA, ce sont des GRC, taillées par Darius Christian Dah, le sympathique mais truculent pipier afro-américain qui a dû mettre un terme à sa carrière pour causes médicales. L’une des deux, une œuvre de jeunesse, est tellement moche qu’elle s’est fait exclure sans pardon. L’autre, une petite rhodesian fluide que Darius m’a offerte, a tout pour plaire : bien sûr qu’elle est mignonne, légère, confortable, mais surtout elle a le pouvoir magique de révéler toutes les nuances des virginias qui lui sont confiés et d’en mettre en valeur la douceur naturelle. Une pipe à chérir.

GRC

Dès que je l’ai sortie de l’emballage, je suis tombé amoureux de cette svelte Yuri Aksenov qui visiblement s’inspire d’un modèle de Kei’Ichi Gotoh. C’est une pipe en dentelle, légère comme un nuage, qui semble se fumer toute seule. Et, comble de bonheur, dès son premier contact avec le VA, elle s’est mise à chanter. Je ne me lasserai jamais de cette humble roturière rustiquée aux saveurs aristocratiques.

Pour les longues soirées où une envie de friandise virginienne me prend, il me faut encore une compagne avec plus de coffre. Je n’hésite pas, c’est tout décidé : ce sera ma nouvelle calabash de Hermann Hennen. La gourde de celle-ci n’est pas en morta, mais en bruyère, tout comme son foyer. Comme l’autre, c’est du boulot irréprochable et puis j’adore son look résolument moderne et son sablage régulier avec un ring grain aussi fin qu’une toile d’araignée. Et ce qui plus est, la combustion des flakes ne lui pose aucun problème et elle extrait du virginia toute l’essence mielleuse et épicée.

Voilà, quatorze. Le compte est bon.

Quand je parcours ma sélection finale, plusieurs conclusions s’imposent. Et, il faut le dire, elles sont carrément positives. Il y a deux françaises, deux italiennes, trois allemandes, une suédoise, deux turques, deux russes et deux américaines. Bref, aucun pays producteur ne domine et il est incontestable qu’un peu partout dans le monde on fait de bonnes pipes. Il me semble que c’est une excellente nouvelle. Je remarque également que ni mes françaises centenaires, ni mes vieilles anglaises n’ont été sélectionnées. Cela infirme le mythe de la Grande Pipe d’antan dont la bruyère âgée aurait garanti au fumage des qualités supérieures et inégalables. Bref, c’est rassurant de savoir que nous n’avons pas raté l’âge d’or de la pipe. Par ailleurs, je constate que chacune des élues est une pipe faite main par un artisan. Ca me réconforte dans ma conviction que rien ne vaut une pipe taillée, percée, montée et finie par un individu capable, motivé, responsable et fier de son travail. Or, et c’est probablement la conclusion la plus réjouissante, ma sélection prouve au-delà de tout doute que pour acquérir une excellente pipe d’artisan, il ne faut point dépenser une fortune : le prix de chacune des élues se situe entre 120 et 280 euros.

Dites, et vous, qu’allez-vous fumer sur votre île déserte ? Allez-y, cassez-vous la tête, éliminez, choisissez et présentez-nous vos quatorze pipes de prédilection.