Foruminations

par Erwin Van Hove

19/03/06

Ce n’est pas par inadvertance qu’on devient membre d’un forum consacré à la pipe. C’est un choix conscient. Déjà il a fallu trouver le forum ou le newsgroup, ce qui présuppose une recherche. Ensuite il faut avoir suffisamment de motivation pour s’inscrire, ce qui présuppose un réel intérêt pour l’univers de la pipe. La décision d’adhérer à ce genre de groupe de discussion, on la prend, à mon avis, pour une des trois raisons suivantes si ce n’est pour une combinaison des trois : le désir d’apprendre, l’envie de présenter ses expériences et ses goûts personnels et de les confronter à ceux des autres, la volonté de partager des connaissances.

Vous me direz que j’ai oublié une raison : le plaisir de fraterniser avec des collègues fumeurs de pipe. Je dois avouer que ce besoin m’est totalement étranger. Tout comme je ne ressens aucune sympathie particulière pour les gens qui conduisent la même voiture que moi ou qui raffolent autant que moi de roquefort, je n’éprouve pas le besoin de vous tomber dans les bras pour la simple raison qu’il vous arrive de caler une pipe entre les dents. Le piano d’Erik Satie, de Thelonious Monk ou de Lennie Tristano vous transporte au septième ciel, alors que le kitsch de Jean-Michel Jarre vous exaspère ? Voilà qu’entre nous existe un lien. Vous fumez du 965 ? Et alors ?

Les forums consacrés à la pipe, on les appelle parfois des pipe clubs virtuels. A tort. Je suppose qu’on devient membre d’un pipe club pour se retrouver dans une ambiance amicale autour de quelques pipes et tabacs. Bien évidemment cela n’a rien de répréhensible. Seulement il ne faut pas confondre un club et un forum qui est, je vous le rappelle, un groupe de discussion. De discussion. Son but premier n’est donc point de sympathiser en papotant, mais de discuter, de débattre, de polémiquer. On tend trop à l’oublier.

Loin de moi l’envie de critiquer le principe même d’un forum. Au contraire. Grâce à certains newsgroups j’ai énormément appris et j’en suis très reconnaissant. En plus j’y ai fait la connaissance de toute une ribambelle de passionnés dont certains sont devenus des amis. Les forums me tiennent à cœur. C’est donc avec regret que force m’est de constater que ça ne baigne pas. Vous me direz que tout va pour le mieux puisque depuis quelques années on assiste à une augmentation exponentielle du nombre de groupes de discussion consacrés à la pipe. Oui, c’est vrai. Mais il ne faudrait surtout pas conclure que cette multiplication prouverait que notre petit univers est en pleine expansion et qu’un peu partout de nouveaux apôtres répandent la bonne parole. N’ayons pas peur de le dire : la grande majorité des nouveaux forums est née à la suite de luttes intestines. En plus, si certains forums sont bien vivants, d’autres se font remarquer par leur manque d’activité. Des enfants mort-nés. Il y en a également qui, incontournables il y a quelques années, sont devenus moribonds. Les groupes de discussion sont donc des organismes vivants qui traversent les différentes étapes de l’existence pour finalement s’éteindre et mourir.

Cela ne devrait pas étonner. En réalité, tout forum consacré à la pipe est condamné soit à exploser un jour, soit à se mourir à petit feu. Dès sa naissance il porte en lui le germe qui finira par le tuer. Ce germe, c’est cet implacable paradoxe : un groupe de discussion dédié à la chose pipière est à la fois trop et pas assez spécialisé.

Vous qui êtes membre d’un forum depuis des années, ne les avez-vous jamais ressenties, cette lassitude, cette sensation d’être gavé ? L’overdose. Parce que, avouons-le, le sujet qui nous unit n’est pas exactement illimité. On en a vite fait le tour. D’accord, quelques passionnés purs et durs trouveront toujours des sujets à approfondir, mais ça risque de devenir trop technique pour les membres moins obsédés, ceux-ci jugeant que ceux-là coupent les cheveux en quatre dans d’interminables débats stériles. D’autre part, de nouveaux membres s’inscrivent qui ignorent tout de l’histoire du forum. Dès lors et sans se douter de rien, ils posent des questions qui ont déjà été traitées une bonne douzaine de fois, ils croient lancer un sujet de discussion original, alors que pour les anciens c’est tarte à la crème, ou avec enthousiasme ils attirent l’attention sur un lien qui se trouve depuis belle lurette dans les fichiers du groupe. Bref, l’aspect fort spécialisé du sujet mène fatalement aux redites et au pinaillage. Pas étonnant donc qu’à la longue un forum commence à s’écrouler sous l’effet de cette longue érosion de sa raison d’être.

D’autre part, quand un passionné de voitures Porsche cherche un groupe pour partager sa passion, à coup sûr il ne s’inscrira pas dans un forum de fans de VW Golf, ni d’ailleurs dans un forum consacré à la voiture en général. Il veut parler Porsche. Or, dans les groupes de pipophiles, on ne fait pas cette distinction : celui qui fume depuis quarante ans du gris dans quelques bouffardes mal entretenues et malodorantes et celui qui fume du Balkan Sobranie 20 ans d’âge dans une Bo Nordh ô combien dorlotée, se retrouvent ensemble et sont supposés sentir l’un pour l’autre une certaine solidarité, pour ne pas dire une certaine connivence. Pourtant il s’agit là bel et bien d’un choc de deux mondes : rien ne les unit à part le fait que tous deux, ils produisent de la fumée. Même si ni l’un ni l’autre ne cherchera l’affrontement, il n’en reste pas moins vrai qu’il y a de fortes chances qu’ils se toiseront avec méfiance et incompréhension. En tout cas, ils se seront inscrits dans le forum avec des intentions et des espoirs complètement différents. Bref, vu sous cet angle, nos forums n’apparaissent pas assez spécialisés et par conséquent constituent un champ de bataille potentiel où tôt ou tard deux camps vont s’affronter.

Ceux qui estiment que j’exagère, que je suis trop pessimiste, n’ont à coup sûr jamais assisté aux fameuses « flame wars » qui éclatent avec régularité dans ASP par exemple. Croyez-moi, ce sont des spectacles peu édifiants dans lesquels on ne fait pas de quartier. Quand on observe la vie de pareil forum, on est bien forcé d’admettre qu’un newsgroup est une poudrière où le moindre incident risque de finir en une explosion d’agressions verbales. Et tout peut servir de détonateur : des frictions entre deux individus, une remarque critique à l’égard d’une marque de pipes, voire d’un tabac, une opinion exprimée avec aplomb. Mais ce qui sans conteste cause le plus fréquemment des flambées de reproches acerbes, voire d’insultes, c’est la discorde fondamentale entre les adeptes des plaisirs simples et ceux qui sont perçus comme des élitistes. J’y reviendrai. Si vous croyez que pareilles « flame wars » sont l’exclusivité des Américains aux façons parfois cavalières, détrompez-vous : je n’oublierai pas de si tôt comment une discussion entre Rainer Barbi et un autre membre de DAFT a dégénéré à tel point qu’ils en étaient venus à se traiter de nazi et à se menacer de procès.

Bien sûr ASP et DAFT font partie de la jungle qu’est le usenet où tout semble permis. Mais qu’en est-il des forums où veillent des modérateurs ? Il y en a de toutes sortes. A commencer par ceux où les modérateurs accordent une grande liberté aux participants, se limitant à de rares interventions pour rappeler certaines règles fondamentales à respecter. Ce genre de forum se situe majoritairement en Europe. En Amérique, c’est tout différent. Dans certains forums, il faut d’abord que votre message soit lu et approuvé par un modérateur avant qu’il ne soit publié. C’est comme si vous étiez prisonnier à Guantanamo Bay et que tout votre courrier devait passer par les mains d’un censeur. Inacceptable. Puis, il y a le système de modération le plus usuel en Amérique : vous postez votre message pendant que quelques modérateurs, voire un seul, observent vos écrits. Dès qu’un modérateur juge que votre message pourrait être mal pris par un autre membre, il vous contacte pour vous admonester. Vous êtes alors supposé refondre votre message ou le retirer. Si vous refusez, votre message sera effacé. Si vous discutez avec le modérateur, vous risquez non seulement d’être viré, mais même de voir disparaître du forum tous les messages que vous aviez déjà publiés. Ca sent les autodafés, non ? Soit, votre sort dépend entièrement du modérateur omnipuissant.

Je me rappelle un incident pareil. Un membre d’un forum qui venait de découvrir le site web de Rolando Negoita, avait lancé un message pour dire non seulement qu’il trouvait les créations de Rolando monstrueuses, mais en plus que d’après lui ces pipes ne pouvaient jamais bien se fumer. Apparemment il était permis par les modérateurs de répandre cette calomnie. Je réponds donc à ce message d’une part en demandant à l’auteur s’il avait effectivement déjà essayé une Rolando, d’autre part en insistant sur le fait que ce créateur de monstruosités est professeur de design et en témoignant que les pipes de Negoita sont très bien exécutées et dès lors se fument parfaitement bien. A ma surprise, je suis contacté par un modérateur qui me dit que ma réponse risque d’offenser mon interlocuteur et qui me demande donc de retirer mes paroles. Je contacte l’autre membre pour lui demander si mes propos l’avaient offusqué. Ce monsieur est très surpris de ma question. Bien sûr qu’il n’est pas froissé. Je transmets la réponse de ce gentil monsieur au modérateur. Résultat : le message est effacé ainsi que tous mes messages précédents. Sans commentaire et sans pardon. Comme si je n’avais jamais existé. Le négationnisme en action.

Il est évident que dans pareilles circonstances, il n’y a jamais de conflits ouverts. Bien sûr que non. Tout y semble rose pour le lecteur qui ne sait pas ce qui se passe derrière la scène. Autre chose qu’on remarque d’emblée : dans ce genre de groupe, on papote, on se donne de grosses tapes dans le dos, on s’extasie au moindre achat d’un autre membre., on se félicite pour un oui pour un non. Ce n’est pas tout. On raconte n’importe quoi, on se répète des mythes et des légendes, on répand de manifestes contrevérités sans risquer de se faire corriger et tout le monde y semble toujours d’accord sur tout. On n’y trouve jamais de vraies discussions. Des groupes de discussion sans discussions donc. Leur intérêt m’échappe complètement. Que je ne suis pas le seul à le penser est par ailleurs attesté par l’absence frappante de grosses pointures dans ce genre d’état policier. La médiocrité et le politiquement correct y ont les coudées franches. Serait-ce ça, le pipe club virtuel ?

Et les grosses pointures alors, qu’en est-il ? Il est vrai qu’on en trouve encore dans des forums « généralistes » comme ASP, mais souvent ils y participent infréquemment et du bout des lèvres. Les professionnels, les collectionneurs avertis se retirent de plus en plus dans leurs tours d’ivoire : les pipiers ont leur propre forum où ils parlent boutique à l’abri des regards trop indiscrets et artisans et connaisseurs se retrouvent parfois dans des forums qui ne sont pas ouverts au grand public. Le grand avantage, c’est qu’ils peuvent y débattre en toute tranquillité de sujets poussés. Le désavantage pour quelqu’un qui est habitué à lire chaque jour des dizaines de messages, c’est que ces forums ne brillent pas par leur vivacité. Cela s’explique : comme il s’agit de personnes qui toutes disposent de connaissances approfondies, peu de questions sont posées. D’autre part, comme la plupart du temps, tout ce petit monde entretient des contacts personnels, pas mal d’information est échangée en privé.

Examinons maintenant de plus près le conflit latent et parfois ouvert qui inévitablement menace l’unité de tout forum généraliste. Pour cela, il faut d’abord retourner à l’époque où sont nés les premiers groupes de discussion. Il va de soi que les pères fondateurs n’étaient pas de simples fumeurs de pipe, mais de vrais passionnés. Rien d’étonnant donc qu’ils parlaient pipes et tabacs haut de gamme et se perdaient parfois dans des discussions très poussées sur des sujets qui à priori n’intéressent que les vrais mordus. Puis, au fur et à mesure de la démocratisation de l’Internet, de plus en plus de nouveaux intéressés ont découvert ces groupes. Et parmi eux un nombre toujours croissant de simples amateurs de la pipe, pour ne pas dire d’amateurs de pipes simples.

D’abord pendant quelque temps, un peu intimidés, ils suivent les discussions sans jamais intervenir. Puis, l’un après l’autre, ils se jettent à l’eau. Petit à petit le contenu des fils change. De plus en plus, on voit se développer un forum à deux vitesses où une discussion sur les avantages du delrin succède à un fil sur la façon dont il faut culotter une pipe. Il n’y a pas encore deux camps à proprement parler, mais grosso modo deux groupes qui se côtoient, certes, mais dans un esprit de tolérance inspiré davantage par l’indifférence mutuelle que par la solidarité. Si en général l’humeur est au beau fixe, il y a de temps à autre quelques escarmouches entre ceux qui sont appelés les collectionneurs, considérés comme élitistes, et les adeptes de la pipe-outil : les puristes se sont moqués des filtres 9mm, alors que les typiques fumeurs d’aromatiques ne jurent que par ce système ; quelques individus ont affirmé sur un ton de défi qu’une pipe à 40 euros se fume tout aussi bien qu’une pipe à 400 euros.

Arrive enfin le jour fatidique où les simples amateurs se rendent compte que désormais ils forment la majorité. Quelques-uns en profitent pour reprocher aux anciens qu’il y a trop de fils consacrés à des pipes que seuls quelques richards peuvent s’offrir. D’ailleurs de plus en plus de fils sérieux sont détournés, les vannes à deux balles fusent de toute part. Parallèlement on voit apparaître de plus en plus de messages hors sujet. Les anciens ne cachent plus leur irritation. Ils ont l’impression que les nouveaux sont en train de s’approprier leur territoire. Il y a de la dispute dans l’air. Et vlan, un jour le mot est lancé : ces élitistes, c’est tous des snobards nantis qui se croient supérieurs au commun des fumeurs de pipe. Et cette idée, aussi saugrenue qu’elle puisse sonner aux oreilles des anciens, est immédiatement reprise, répétée et répandue. Les prétendus snobs se retrouvent sur le banc des accusés : à bas les gourous.

Désormais le groupe est déchiré. Il y a deux camps dont l’un, minoritaire, sait que la cause est entendue. D’aucuns choisissent alors la fuite en avant en revendiquant sur un ton provocateur leur statut d’élitiste. Ce faisant, ils jettent de l’huile sur le feu. Sous les reproches de plus en plus précis et durs, ils finissent par céder et claquent la porte. D’autres disparaissent discrètement dans la nature. Quelques-uns restent, mais adoptent la tactique du profil bas.

Il arrive cependant que la révolution de palais échoue parce que les iconoclastes ne sont pas aveuglément suivis et se retrouvent isolés, parce qu’ils se heurtent à une opposition qu’ils n’avaient pas prévue ou parce qu’ils s’avèrent trop faibles pour pouvoir attaquer de front le noyau central du groupe. Dans ce cas, c’est eux qui claquent la porte.

Quel que soit le camp victorieux, l’âge de l’innocence du groupe se termine abruptement et il y a avant tout des perdants. Et tout ça parce que certains ont pris la volonté de partager des connaissances pour l’ambition d’être gourou et ont confondu passion avec snobisme et un esprit critique et exigeant avec une attitude de mépris.

Vu que l’épithète « snob » est employé avec tant d’empressement et d’insistance d’une part et que d’autre part ce terme semble blesser si profondément, il est intéressant d’ouvrir une parenthèse et de s’y attarder. Remarquons tout d’abord à quel point l’acception de ce vocable a été déformée au cours de son histoire. Aujourd’hui, celui qui affiche une mentalité élitiste est snob. Il pêche en quelque sorte contre l’esprit égalitariste de la démocratie. Bizarre quand on connaît l’origine de ce mot. Le terme aurait été lancé par les étudiants d’Oxford et de Cambridge qui l’auraient employé pour désigner soit des étudiants qui ne sortaient pas des milieux aristocratiques, le mot snob étant l’abbréviation de « sine nobilitate », soit tout un chacun qui ne disposait ni des lettres de noblesse, ni des ressources financières, ni de l’éducation nécessaires pour pouvoir s’inscrire dans une des prestigieuses universités. En tout cas, le mot « snob » était employé par une certaine élite pour marquer son mépris envers ses prochains moins huppés. Et voilà qu’aujourd’hui, c’est juste le contraire.

Ce ne sont pas uniquement les signifiés des mots qui changent avec le temps. C’est pareil pour les mentalités. Oscar Wilde revendiquait avec fierté son statut de dandy snob et son arrogance provocatrice a amusé plusieurs générations. Il y a en effet eu des époques, d’ailleurs pas si lointaines, où les sybarites raffinés n’étaient point accusés de souffrir d’un complexe de supériorité et où le savoir partagé, voire étalé était signe d’un bagage culturel appréciable et donc apprécié, plutôt qu’une preuve de pédanterie déplacée. Soit.

Fermons la parenthèse, quittons les salons et les cénacles d’antan et revenons-en aux vicissitudes de la vie des groupes de discussion à l’ère du digital. Et dépassons d’emblée le niveau descriptif pour nous risquer à une tentative d’analyse des dissensions fondamentales qui finissent par miner l’existence de tout forum généraliste.

Un première source de conflits est la façon dont chacun de nous interprète le sacro-saint principe de la liberté d’expression. Je m’y attendais, je vous vois sourciller. Je vous rassure de suite : loin de moi la volonté de mettre en question ce pilier de la démocratie. N’empêche que le choc de deux visions diamétralement opposées suscite des irritations de part et d’autre. Quand je lis que les Negoita ne peuvent pas être de bons outils de fumage, que Rad Davis vernit ses pipes, que Tom Eltang a trouvé une méthode astucieuse pour créer l’illusion d’oeils-de-perdrix, que rien ne vaut le « dead root briar », j’admets volontiers que tous ces propos sont couverts par la liberté d’expression, aussi stupides ou malveillants qu’ils puissent être. Vous voulez dire des âneries ou verser dans l’intox ? C’est votre droit inaliénable. Dans votre riche carrière d’amateur de la bouffarde, vous n’avez fumé que des Bruyères Garanties à deux sous et quelques Peterson bas de gamme et vous ressentez le besoin urgent de proclamer que rien ne vaut une Pete ? Je vous l’accorde, c’est votre prérogative.

Seulement voilà, vous risquez de tomber sur des personnes qui ont une autre vision de la liberté d’expression. Personnellement je qualifierais cette vision de plus responsable et de plus mature. Il y a en effet des gens qui estiment qu’avant de prendre la parole pour émettre des opinions, il faut un minimum de savoir et d’expérience. Autrement dit, quand on ne sait pas de quoi on parle, peut-être qu’il vaudrait mieux pour tout le monde qu’on se taise. Vous avez fumé au moins une Negoita et vous avez été déçu, on écoutera volontiers le compte rendu de vos déboires. Dire publiquement que des Rolando, ça ne vaut rien sans jamais en avoir fumé une, c’est non seulement foncièrement inutile, en plus ça frise la diffamation. Ecrire qu’après avoir essayé des BC, des Stanwell et des Peterson, vous avez conclu que c’est les Peterson qui vous plaisent le plus, c’est parfait, surtout si en plus vous argumentez vos propos. Par contre, proclamer, sans jamais avoir essayé des italiennes ou des danoises, que rien ne vaut une Peterson, c’est n’importe quoi. Pis, c’est intellectuellement malhonnête.

Confronté aux mythes, aux contrevérités, à l’intox, aux bêtises et au manque total d’argumentation, que faire ? Se taire, hausser les épaules ? N’est-ce pas plutôt preuve d’indifférence, voire de lâcheté que signe de tolérance démocratique ? Réagir, rectifier, argumenter, prouver ? A coup sûr, ça risque d’irriter et de causer des escarmouches. Comme disent les anglophones : « a no-win situation ». Et cette situation, soyons clairs, a été créée par celui qui use de ses droits démocratiques avec une désinvolture navrante.

La deuxième conviction qui fatalement aboutit à des conflits, est elle aussi intimement liée à une certaine interprétation des principes démocratiques. A notre époque où le politiquement correct ne cesse de gagner du terrain - et nous autres fumeurs sommes bien placés pour nous en rendre compte - il existe un besoin toujours grandissant de hurler avec les loups, d’avoir l’esprit moutonnier, de refuser d’émettre des jugements carrés, de se servir d’un langage feutré afin de n’offusquer personne, d’envelopper individus et minorités dans notre sollicitude bienveillante. Cette attitude mièvre et molle, postmoderniste par excellence, c’est donc celle qui veut estomper toute différence, toute hiérarchie des valeurs : tout se vaut. C’est l’égalitarisme. Dès lors, tout commentaire, toute remarque, tout propos émis dans un forum ont d’office la même valeur et donc droit au même respect. Une opinion argumentée basée sur des faits et des observations empiriques ou une vague impression lancée au hasard, c’est du pareil au même. Qui que tu sois, quoi que tu saches ou dises, quelles que soient ton expérience et tes connaissances, tes avis ne valent ni plus ni moins que ceux d’un autre. Nous sommes des tolérants ! Et d’ailleurs, nous aimons bien le dire, même nos jeunes, pourtant d’habitude si peu articulés : « Respect, brother ! »

Vous imaginez aisément ce qui se passe quand une meute d’esprits imbus de ces idées égalitaristes et politiquement correctes repèrent dans un forum quelques téméraires qui affichent sans gêne leur différence, qui instaurent des échelles de valeurs hiérarchisées, qui s’intéressent davantage à l’exceptionnel qu’au dénominateur commun et qui, c’est le comble, osent émettre des critiques et corriger leur semblable et tout ça d’un ton péremptoire, pour ne pas dire provocateur. Les doigts accusateurs se lèvent : gare au snob ! Et quoi de plus inacceptable qu’un snob élitiste ? Ca souffre nécessairement d’un complexe de supériorité, ça se prend pour un gourou, ça vous méprise et ça manque totalement de tolérance et de respect. La suite inéluctable de l’histoire, vous la connaissez.

Quand la dynamique du groupe se déclenche pour de bon, qu’on s’oppose au soi-disant totalitarisme de l’establishment du forum et qu’on s’indigne collectivement de l’arrogance des snobs, il en résulte un phénomène surprenant dont la horde égalitariste, dans sa ferveur, ne se rend absolument pas compte : le politiquement correct prend des airs de poujadisme et naît alors en catimini le snobisme à rebours. Et soudain tout change. Foin des théories égalitaires qui prétendaient que les pipes naissent égales et qu’il n’y a pas de raison pourquoi une BC ne fumerait pas tout aussi bien qu’une Kent Rasmussen. C’était faux. Désormais la pipe populaire sera supérieure à ses cousines huppées. Et c’est parti. Les Dunhill, c’est toujours décevant, alors qu’une bonne vieille Pete, on peut toujours compter dessus. D’accord, il y a les blenders chichi, mais en fin de compte rien ne vaut quand même le bon vieux gris, hein. Plus c’est simple et terre-à-terre, mieux c’est. Du snobisme à rebours donc. Et dans ce désir étourdissant d’inverser les valeurs, on en vient même à nier jusqu’aux lois de la physique pour la bonne raison qu’elles sont associées à l’establishment ô combien sectaire et dogmatique : le test de la chenillette, c’est complètement ridicule puisque la qualité d’un perçage n’a aucun rapport avec la dynamique des fluides ; les Kirsten et les Peterson system, elles sont si bonnes PARCE QU’elles forment de la condensation ; un paquet de chenillettes par an, ça suffit largement puisqu’il n’est pas conseillé de nettoyer fréquemment ses pipes. Na. Récemment j’ai vu dans un forum dominé par l’esprit populiste un fil de discussion intitulé « Dogmes mis en question » où une multitude de membres enthousiastes ont félicité celui qui a lancé ce fil en s’écriant qu’il était grand temps d’infirmer enfin les dogmes des gourous. Sans courir le risque de se faire corriger en public, ils se sont déchaînés : il est faux de prétendre qu’on doit laisser reposer ses pipes ; une pipe vernie n’a pas les pores scellés et n’a aucun problème à évacuer l’humidité et la chaleur ; un culot démesuré ne risque pas de faire éclater la pipe ; quand on salive dans la pipe, ça ne risque pas de causer le glougloutage. Des vagues pareilles de bêtise collective, ça me laisse toujours bouche bée. Et le pire, c’est que ce besoin de remettre en question les prétendus dogmes va toujours plus loin, jusqu’à l’absurde. Ne voilà-t-il pas qu’un illuminé vient de chanter les louanges du filtre métallique à la française. Puisque les snobs sont contre, lui, il est pour. Dans son pubertaire élan de rébellion, il a perdu de vue un petit détail : les pipiers français eux-mêmes enlèvent systématiquement ce filtre de leurs pipes personnelles. Ca doit être tous des snobards élitistes. La France d’en haut.

Quand on passe de la phase de l’égalitarisme à celle du poujadisme, la cause est entendue : c’est le clash entre deux mondes. Ceci dit, il ne faut pas conclure que ce conflit s’extériorise par une série de polémiques. Ce n’est point le cas. Aux propos argumentés des soi-disant élitistes, les snobs à rebours répondent par de piètres pirouettes. En outre, s’ils aiment bien les petites provocations et s’ils semblent passés maîtres dans l’art de l’insinuation et des propos vagues mais suggestifs, ils évitent l’attaque frontale. Quand, excédés, les élitistes réagissent, les snobs à rebours crient à qui veut l’entendre qu’ils ont été agressés. Normal puisque quand on est imbu d’un esprit politiquement correct, on sait que les fragiles et les victimes, on les aime bien.

Quand finalement c’est le schisme, snobs et populistes semblent réagir différemment. L’élite, je l’ai déjà dit, se retire dans une tour d’ivoire et refuse carrément l’accès au commun. Ils ont appris une leçon et sont décidés à ne pas se faire avoir une deuxième fois. Les populistes, eux, fondent de nouveaux forums généralistes, souvent d’ailleurs dans le but de concurrencer celui qu’ils ont quitté avec des sentiments de rancœur et de hargne. On se pose pour objectif de ne surtout pas commettre l’erreur du forum dont on a claqué la porte : développer un establishment avec une idéologie aux relents de totalitarisme. Il faut de l’ouverture d’esprit. Tolérance et respect avant toute chose.

Quelle naïveté ! Bien vite, un noyau central domine le groupe, comme dans tous les autres groupes. Et ce noyau devient à son tour l’establishment avec son idéologie et ses partis pris propres. Et cette idéologie, qu’elle soit égalitariste ou snob à rebours, devient aussi sectaire qu’ailleurs. Cela explique pourquoi dans un groupe pareil on annonce haut et fort qu’on vend une pipe d’une marque prestigieuse, alors qu’on vend en silence, ni vu ni connu sur un marché bien lointain ses pipes de marques bas de gamme adulées du groupe. Cela explique également pourquoi il est de mise de critiquer ouvertement les prix de quelque pipier américain, pourtant réputé chez les connaisseurs pour ses prix honnêtes, alors que lorsqu’un membre estimé du forum présente à ses camarades quelques pipes dont le prix frise le double de ce qu’on demande ailleurs, il règne un silence assourdissant. Est-ce là signe de respect et de tolérance ? Ou est-ce de l’autocensure ? La loi du silence dans une atmosphère incestueuse ? Serait-ce déjà le germe de la peur de devenir dissident ?

Tôt ou tard, la boucle sera bouclée. De nouveaux venus s’opposeront à l’idéologie de l’establishment. Tôt ou tard deux camps s’affronteront. A moins qu’on n’applique le système de censure à l’américaine pour créer l’illusion que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Alors voilà, quand j’observe et analyse la vie des forums, j’en arrive à me demander si le jeu en vaut la chandelle et si vous et moi, nous ne sommes pas en train de perdre notre temps. Si vous êtes débutant, il y a des moyens plus rapides et plus efficaces pour vous renseigner sur votre nouveau hobby. Il suffit de consulter à bon escient cette source étonnante d’information qu’est Google. Si vous êtes pipophile chevronné et que vous voulez simplement entretenir des contacts avec d’autres fumeurs de pipe, pourquoi se confiner dans des échanges virtuels ? Peut-être qu’après tout, faire un brin de causette entre membres d’un pipe club, un vrai, ce n’est pas si mal que ça. Si vous êtes passionné et connaisseur, vous avez vraisemblablement suffisamment de contacts internationaux pour savoir que c’est loin des scènes publiques que s’échange la vraie information.

Et puis, maintenant que jour après jour et 24 heures sur 24 circulent sur les autoroutes digitales quelques milliers de messages dont le seul et l’unique objet, c’est un morceau de bois et de caoutchouc, le moment est peut-être venu de nous demander si par hasard nous ne sommes pas, vous et moi, un tantinet nombrilistes. D’accord, à en croire les femmes, nous autres hommes avons besoin d’un dada. Mais selon Tristan Tzara, les vrais dadas sont contre dada. Il n’avait pas tort, je crois.