Font-ils un tabac ? n°96

par Erwin Van Hove

08/04/19

Mac Baren, Mixture Flake

Le Mixture en brins est probablement le mélange le plus emblématique de Mac Baren. C’est en tout cas celui qui sur Tobaccoreviews a recueilli le plus de commentaires. Pour l’avoir testé et désapprouvé quand j’étais jeune pipophile, je vous avoue que c’est sans enthousiasme aucun que je sors la boîte de Mixture Flake de mon stock. Il ne m’arriverait jamais à l’idée d’acheter ce mélange, mais il se fait qu’il faisait partie d’un grand lot de tabacs qu’un membre du forum m’a vendu.

Pourtant, force m’est d’admettre qu’il n’y a rien à redire quand j’ouvre la boîte : deux rangées de flakes finement coupés et impeccablement empilés, une myriade de couleurs, ce qui trahit une composition complexe, et surtout un nez agréable et sophistiqué où je décèle du terreau, de la croûte de pain, une touche de réglisse, des arômes de pruneau et de figue sèche, une note médicamenteuse et des relents de grillé façon kentucky.

Qui sait, après tout, les bonnes gens de Mac Baren ont peut-être raison de parler avec tant de fierté de leur Mixture et de la version en flakes. A leurs dires, quand ces mélanges ont été introduits en 1958, ils étaient révolutionnaires : le blending danois avait réussi à produire un tabac fort complexe avec une toute légère touche aromatisée. Pour y arriver, il avait fallu des années d’expérimentations et en fin de compte une recette contenant 35 tabacs différents, notamment divers virginias, différents burleys et le si typique cavendish de l’entreprise, et un soupçon de la mielleuse aromatisation maison.

Les flakes sont souples sans être humides, se plient facilement et permettent donc un bourrage aux flakes entiers. Les premières bouffées me surprennent positivement : c’est un tantinet léger pour moi, mais sûrement pas mauvais. En continuant le fumage, je suis même d’accord avec le descriptif de Mac Baren : oui, les saveurs sont assez complexes ; oui, il est difficile de mettre le doigt sur l’apport des divers ingrédients ; oui, l’aromatisation mielleuse/fruitée est fort discrète, ce qui fait qu’on goûte avant tout le tabac. Le goût reprend d’ailleurs le thème du nez : terre, pain, poivre, grillé, fruits secs, miel. Et Mac Baren n’a pas versé dans le sirupeux : il y a suffisamment d’acides pour contrebalancer les sucres.

Et cependant, je ne peux pas dire que le Mixture Flake fasse vibrer mes cordes. Objectivement parlant, je dois admettre que c’est un mélange bien fait, mais comme si souvent avec les produits anciens de Mac Baren, je dois me rendre à l’évidence : ce n’est pas ma tasse de thé. Mac Baren a composé un blend qui, pour moi, manque de personnalité et de définition. C’est en quelque sorte un amalgame sans vrai caractère dont le but premier est de plaire au plus grand nombre. Et c’est justement cela qui me déplaît. S’ajoute à cela une fâcheuse tendance à chauffer, à accentuer l’acidité et à mordiller la langue quand on oublie de tirer posément.

Il est vrai qu’en cours de route les saveurs s’intensifient, s’approfondissent, s’harmonisent mieux et s’expriment dans un registre plus masculin. A cet égard, j’ai remarqué à plusieurs reprises que le mélange bénéficie grandement de la delayed gratification technique.

Le Mixture Flake me paraît moins inintéressant que son frère en brins. J’ose le recommander aux fumeurs d’aros qui cherchent à passer à quelque chose de plus naturel et à tous ceux qui cherchent à faire leurs premiers pas dans l’univers du flake sans risquer de se compliquer la vie. Par contre, j’estime que les amateurs chevronnés de flakes VA et VA/burley ne ratent rien s’ils passent leur chemin.

Cornell & Diehl, Old Joe Krantz

Derrière les recettes qui ont fait la réputation de Cornell & Diehl, il y avait le patron de l’entreprise, feu Craig Tarler. Mais plusieurs classiques de C&D à base de burley, tels le Morley’s Best, le Haunted Bookshop ou le Pegasus, sont de la main de son ami Bob Runowski, décédé en 2011. Ce n’est pas un hasard. Fasciné par les éternels nuages de fumée qui entouraient son grand-père qui ne fumait que de populaires burley blends sans chichi, le petit Bob n’avait qu’une idée en tête : jouir du même plaisir que son aïeul. Or, adulte, Runowski voit disparaître l’un après l’autre les mélanges rustiques qui l’avaient tant ému. Naît alors une volonté déterminée : faire revivre le passé en recréant lui-même des burley blends à l’ancienne. C’est exactement ce qu’il a fait sous l’égide de Craig Tarler.

Dans l’œuvre de Bob Runowski, le Old Joe Krantz occupe une place de prédilection. C’était son mélange personnel favori qu’il fumait journellement. Cela non plus n’est pas un hasard. C’est sans conteste son blend le plus terre-à-terre. Et le plus américain. Pas de latakia, pas de cavendish, pas d’orientaux. Que des burleys, des red virginias et du perique.

Le tabac est disponible en boîtes, mais c’est la version en vrac, conservée pendant deux ans et demi dans un bocal hermétiquement fermé, que je m’apprête à déguster. Après le pschitt de l’ouverture du bocal, je n’ai pas le temps de regarder le tabac parce qu’une massive vague d’odeur déferle dans mes narines. Et je peux vous dire que c’est le genre d’odeur à vous réveiller un mort : du vieux comté exposé à la chaleur, des pieds qui fument. Je n’ai jamais senti ça en ouvrant une boîte de tabac. Cet arôme si intense est clairement le résultat d’un phénomène de réduction puisque sous l’effet de l’air, il se dissout. Reste alors une odeur complexe et fascinante avec une touche de fromage, des accents terreux et une évidente note moisie due au perique.

Du fauve, divers bruns, de l’acajou. Rien de surprenant. Par contre, la coupe est plus intéressante : c’est un mélange de ribbons et de morceaux de tabac nettement plus larges. Souple, mais pas humide, le tabac ne nécessite pas de séchage.

Je ne suis pas toujours fan des burleys de chez C&D. A mon avis, trop souvent ils manquent de bonhommie en s’exprimant dans un registre sec de chez sec et austèrement janséniste qui me rappelle des vins aux tannins asséchants. Ici, rien de tout cela. Bien sûr, le Old Joe Krantz n’a rien de voluptueux. C’est du burley après tout. Mais grâce à l’apport des red virginias, Runowski réalise un équilibre juste qui permet aux burleys de s’exprimer sur le mode de la droiture et du naturel, sans basculer dans la désagréable rigidité. Quant au perique, il ajoute juste ce qu’il faut d’épicé et de moisie décadence.

Le résultat n’est ni grandiose, ni inoubliable. C’est tout simplement du bon tabac, simple et franc et résolument viril avec ça. Il m’est arrivé de devoir poser ma pipe pour prendre une pause et la puissante fumée m’a même donné le hoquet. N’empêche que le Krantz me comble. Parce que fondamentalement, c’est l’un des rares mélanges qui mettent en exergue le caractère bourru et rustique du vrai burley sans recourir à des édulcorants artificiels ou à des herbes-condiments aux caractéristiques flatteuses.

Le nom du mélange est celui du grand-père maternel de Bob Runowski. C’est dire que dans l’esprit de Runowski, le Old Joe Krantz capte vraiment l’esprit des burley blends d’antan qu’affectionnait l’ancêtre pipophile. En tant que tel, cet émouvant hommage est une réelle réussite. Il n’y a pas à dire, Runowski a visé en plein dans le mille.

Synjeco, Ambleside Curly

Bon, suivez-moi un instant. D’abord il y eut le Clegir Rope, 100% VA. artfontilsuntabac90. Puis, les bonnes gens de Kendal y ajoutèrent 7% de perique. Naquit ainsi le Greenodd Rope. Finalement, ce rope-ci fut découpé en curlies et vendu sous le nom d’Ambleside Curly. Bref, en principe la review qui va suivre devrait être une copie conforme de celle-ci : artfontilsuntabac84, d’autant plus qu’au moment de la dégustation les deux versions avaient le même âge : 4 ans. A moins qu’un tabac découpé et un tabac pressé en rope n’évoluent différemment. C’est ce que nous allons vérifier.

On voit immédiatement que les tabacs ont longuement fermenté : plus de trace de blond ni de fauve. Contrairement à ce qu’on voit sur la photo, il n’y a que des bruns foncés et de la couleur aubergine. Ce qui frappe aussi, c’est l’aspect huileux du mélange de curlies et de brins. Des brins parce qu’au moindre toucher les rondelles de tabac se défont.

Le nez rond et profond me met immédiatement en appétit : un léger parfum Lakeland, mais surtout des arômes de pruneaux et de figues sèches, une touche de cannelle et quand j’inhale, des acides volatiles vivaces et gais. Tout ça fait très perique authentique.

Fort humide, le tabac bénéficie d’une heure de séchage, même s’il est parfaitement possible de le fumer tel quel. A l’allumage, ma bouche s’emplit d’un nuage d’arômes Lakeland. C’est floral, sur le géranium, et c’est nettement plus marqué qu’au nez. Derrière, on devine plus qu’on ne goûte les fruits secs. Ce qui est plus évident, c’est l’assise aigre-douce des plus agréables sur laquelle batifolent les saveurs florales. Pas de doute : les virginias sont de grande qualité. D’ailleurs j’aime beaucoup la sensation en bouche de la fumée : elle est pour ainsi dire juteuse.

Après un quart d’heure de fumage, l’essence Lakeland est toujours présente, mais de façon plus discrète. C’est maintenant au perique de s’exprimer. Plutôt que d’épicer les virginias, il accentue leur douceur naturelle avec de légères saveurs de pruneau et de figue. A certains moments je décèle même de petites touches de zeste d’orange. Toutes ces douceurs sont tenues en équilibre par une constante présence acide qui ne dérange jamais, mais qui, au contraire, égaie l’ensemble.

Ce n’est évidemment pas un mélange léger, mais pour un Lakeland fait à partir d’un rope, la vitamine N se cantonne dans un registre étonnamment civilisé. Quant à la combustion, elle se passe fort lentement et sans encombres. En plus, même quand on accélère le rythme de fumage, les virginias restent ronds et prévenants. Ajoutez à cela que la fumée est bourrée de goût, qu’une fois l’harmonie instaurée, elle ne fléchit à aucun moment, que la structure est exemplaire, et vous comprendrez que l’Ambleside Curly est une réelle réussite qui doit combler tout amateur du style Kendal.

Alors, Greenodd Rope ou Ambleside Curly ? Bien sûr, je n’ai pas comparé les tabacs côte à côte. Mais après avoir relu mon texte sur le rope, force m’est de conclure que si les deux versions se ressemblent, l’Ambleside plus fruité et plus harmonieux l’emporte. Et c’est pour moi une surprise puisque j’étais convaincu qu’un rope mature mieux qu’un tabac coupé. On en apprend tous les jours.