Font-ils un tabac ? n°94

par Erwin Van Hove

11/02/19

Rattray’s, Malcolm Flake

Il ne me reste plus que deux flakes dans ma boîte et je n’ai toujours pas entamé mon article. Décidément, ce tabac me donne la flemme. Que pourrais-je bien vous raconter sur un mélange qui me laisse de marbre ? Allons-y tout de même, mais faisons court.

Rattray’s, c’est Kohlhase & Kopp et les flakes de K&K, c’est la manufacture d’Orlik. Bref, voilà un écossais de vieille souche originaire de Danemark et naturalisé allemand. Vive l’Europe.

Pineapple. Ananas. C’est écrit noir sur blanc sur ma boîte de flakes. Une tentative d’imiter le célèbre Erinmore Flake ? Ce serait incongru puisque la soi-disant aromatisation à l’ananas de l’Erinmore relève du domaine des mythes. Un vulgaire aro alors comme il en existe à la cerise ou à la mangue ? Du tout. Il suffit de renifler les flakes pour se rendre compte qu’on ne retrouve nullement l’arôme typique du fruit jaune. En vérité, ce flake composé de burley, de virginia et de kentucky dégage une odeur fraîche qui combine le fruité du citron et de l’abricot sec avec une légère touche florale.

C’est pareil au fumage. C’est frais, citronné, dans les notes aiguës. Pas de trace d’ananas. Ce n’est pas mauvais, mais ça manque de profondeur et de complexité, ça n’évolue pas, c’est monotone, ça devient barbant.

Sur Tobaccoreviews, le Malcolm Flake obtient le score fort médiocre de 2,4. Voilà, je n’ai rien à ajouter si ce n’est que c’est le genre de mélange dont la raison d’être m’échappe : pas assez aromatisé pour satisfaire les fanas d’aros et trop dénaturé pour plaire aux fumeurs de tabacs naturels. Ni chair ni poisson. Affaire classée.

Butera, Blended Flake (série Royal Vintage)

De l’autre côté de l’Atlantique Mike Butera est une légende. Tout commence fin des années 70. De retour aux Etats-Unis après un séjour en Europe pendant lequel il apprend l’art du blending, tout en faisant le pèlerinage de la fine fleur des pipiers italiens et scandinaves, Butera se lance à la fois dans le commerce du tabac et dans la manufacture de pipes. D’emblée, il devient le premier pipier high grade américain et quarante ans plus tard, il continue à être révéré par les pipophiles américains.

Début des années 90, Butera crée sa propre gamme de tabacs et confie la production à quelques-unes des meilleures manufactures au monde, notamment à McClelland et à J.F. Germain. C’est le succès immédiat. En 2009, il vend la ligne entière à l’Arango Cigar Co, l’un des grands distributeurs de tabacs et de cigares aux Etats-Unis. Aujourd’hui, le catalogue des tabacs Butera est sérieusement réduit, vu la fermeture de McClelland. Ainsi, le Blended Flake appartient définitivement au passé.

La recette me fait saliver : le célébrissime red virginia maturé de McClelland, des orientaux triés sur le volet, du perique et des feuilles entières de North Carolina sont pressés en cake pour les marier et coupés en épaisses tranches qui hésitent entre le flake et le broken flake.

A l’instant même où j’ouvre la boîte âgée de six ans, je suis plongé dans une enivrante orgie d’odeurs intenses : du ketchup et du vinaigre de tomate, du chou rouge aux pommes et de la confiture de groseilles, du vin rouge boisé et du clou de girofle. E-pous-tou-flant.

Malgré l’épaisseur des tranches, le tabac se transforme aisément en brins fumables. Voilà que c’est parti et d’emblée je suis bouche bée : la vague de saveurs qui déferle dans ma bouche ne correspond ni au nez ni à mes attentes : ce ne sont pas les riches et profonds virginias rouges qui mènent la danse, mais les orientaux : je goûte de l’encens, du bois de cèdre, de la cardamome. Ce festin oriental est véhiculé par une fumée crémeuse et soutenu par un superbe fond aigre-doux dans lequel on reconnaît des accents vineux, une touche pimentée et un discret fruité qui s’exprime sur le zeste d’orange.

Petit à petit, toutes ses saveurs s’entrelacent et se fondent en un tout remarquablement harmonieux. Par ailleurs, l’équilibre entre le sucré, l’acide, l’amer et le salé est exceptionnel. Côté fumage, le Blended Flake fait un parcours sans fausses notes : une combustion facile et régulière, aucune agressivité, juste ce qu’il faut de puissance.

Ce n’est pas tous les jours que ça m’arrive, mais cette fois-ci je me sens appelé à crier au chef-d’œuvre. Le Blended Flake est l’un des tout meilleurs VA/orientaux qu’il m’ait été donné de déguster. C’est le genre de prouesse qui me conforte dans mes convictions : McClelland disposait des meilleurs virginias et orientaux au monde et Mike McNiel était sans conteste le plus grand blender de sa génération.

Planta, Presbyterian Mixture

Je ne vais pas vous raconter l’histoire des origines anglaises de ce blend. On la trouve partout, même sur le carton qui couvre le tabac, et, à mes yeux, elle n’a pas grand intérêt. Ce qui est plus intéressant, c’est la controverse que suscite depuis des années le mélange made in Germany : est-ce que oui ou non, le Presbyterian Mixture contient du latakia ? Même si je me dis que pour trancher, il suffit simplement de faire confiance à ses papilles gustatives, je comprends l’origine de la discussion. C’est la faute de Planta. Sur le site web de la manufacture, le Presbyterian est décrit comme un VA/latakia, alors que sur les boîtes destinées à l’exportation, il est écrit qu’il s’agit d’une combinaison de virginias et de tabacs de Macédoine, donc d’un VA/oriental.

Ce n’est pas la première fois que nous sommes confrontés à ce genre d’incompréhensible contradiction. Dans ces pages j’en ai relevé toute une série. Or, cette fois-ci il y a une bonne raison : en fait, Planta produit deux versions différentes du Presbyterian, l’une conditionnée exclusivement en boîtes de 100g et réservée au marché local, l’autre disponible uniquement en boîtes de 50g et destinée à l’exportation.

La boîte testée en est une de 50 grammes achetée en Belgique et encavée pendant cinq ans.

Résumons-nous. Selon Planta, la version allemande est un VA/latakia et la version exportée un VA/oriental. Et voilà qu’en ouvrant ma boîte, je vois et je sens du latakia ! Allez comprendre. J’avoue qu’il n’y a que peu de brins noirs et que je sens avant tout des herbes d’Orient, mais le latakia est bien là, incontestablement. Ceci dit, il y en a si peu qu’il est impossible de classer le Presbyterian dans les balkan blends. Non, c’est bel et bien un oriental.

Ah, le nez d’un oriental ! Autant j’adore ces senteurs fascinantes et complexes, autant je suis incapable de les décrire. C’est entre autres terreux, boisé, épicé, un tantinet moisi, mais en même temps c’est joyeusement acidulé et pétillant de vie. En tout cas, à chaque fois que ces arômes pénètrent mes narines, je suis de bonne humeur.

C’est donc avec un manifeste plaisir que je bourre ma pipe, d’autant plus que le degré d’humidité du tabac me permet de le faire sans tarder. Dès les toutes premières bouffées, la fumée tient les promesses du nez : les saveurs orientales virevoltent et se trémoussent, alors que, tranquillement et avec des gestes sûrs, les virginias tissent une couette duveteuse. Le latakia, lui, s’est retiré dans le fond de la pièce pour y entretenir un feu de cheminée fait de braises plutôt que de flammes. C’est une scène où le radieux plaisir de vivre s’entremêle avec la sérénité de l’intimité domestique.

Bref, il y a une évidente harmonie entre le sombre fumé du latakia-condiment, la bienfaisante douceur du virginia et les saveurs tantôt vivaces tantôt lascives des herbes de Macédoine. Ce n’est pas le seul atout du Presbyterian : sa fumée est ronde et veloutée, elle fiche la paix à vos muqueuses et elle assouvit votre soif de vitamine N sans jamais peser. Par contre, ceux qui attendent de leur tabac une évidente évolutivité, devront s’adresser ailleurs.

Tous les tabacs de Planta que j’ai dégustés par le passé, m’ont cruellement déçu. Vous comprendrez donc que je ne déborde pas de respect pour cette maison allemande. Mais voilà que cette fois-ci Planta m’épate : même si le Presbyterian n’atteint pas la grandeur de certains oriental blends de McClelland, c’est sans conteste une réelle réussite. Chapeau.