Font-ils un tabac ? n°64

par Erwin Van Hove

02/01/16

Amphora, Virginia

Il y a quarante ans, à l’époque où je me suis mis à la pipe, les civettes regorgeaient de pochettes de tabac made in Holland. Je me souviens de marques comme Clan, Schippers, Sail, Voortrekker et Troost. Et puis il y avait toute une gamme de mélanges Amphora produits par Douwe Egberts, maison de confiance qui avait fait sa renommée dans le commerce des produits coloniaux, notamment le thé et le café. Deux décennies plus tard, il ne restait plus grand-chose de la tradition du blending à la hollandaise, la production et la commercialisation ayant été délocalisées après que Big Tobacco avait racheté le plus clair des marques bataves. Ainsi Douwe Egberts avait vendu tous ses intérêts dans l'industrie du tabac à Imperial Tobacco. Voilà qu’Amphora était devenu anglais. Mais pas pour longtemps parce que, globalisation oblige, en 2006 la production avait été sous-traitée à Mac Baren. Et voilà que l’année passée, l’entreprise danoise a fini par racheter la marque.

amphora virginia

Mac Baren ne s’est pas borné à conserver la gamme existante. Ils viennent d’introduire sur le marché danois et allemand un nouveau mélange Amphora, sobrement baptisé Virginia. A juste titre vu qu’il s’agit d’un blend composé exclusivement de virginias en provenance des Etats-Unis, du Brésil et de la Zambie. Avant d’être mis en pochette sous forme de broken flakes, ces tabacs sont mariés au moyen d’un pressurage à chaud, technique que Mac Baren réservait jusque-là à la prestigieuse gamme HH. Pas de la camelote donc, d’autant plus que Per Georg Jensen, le product manager, garantit que ce Virginia, c’est du pure nature.

Vu la pochette jaune, je m’attends à un virginia blond. Que nenni. On est davantage dans les bruns que dans les dorés. Les broken flakes sont légèrement humides mais pas au point qu’un séchage s’impose. Le nez immédiatement rappelle la croûte de pain. Parfois même le beignet. Et il y a un côté noisettes grillées. Ce nez est par ailleurs du genre discret. Ne vous attendez donc pas à une symphonie d’odeurs.

Dès les premières bouffées, je comprends que ce mélange n’arrivera pas à me combler. Du grillé, du foin, du pain, mais tout ça en sourdine. Une douceur discrète, très peu d’acides, à peine une pincée d’épices. Qu’est-ce que c’est léger et fade, tout ça. Et c’est exactement pareil côté vitamine N. Par conséquent, la fumée est fluette, voire anémique et me laisse cruellement sur ma faim. Il ne me reste plus qu’à attendre une finale intense. En vain. Certes, les goûts se concentrent un peu, mais on est loin du feu d’artifice.

Ah bon, ce n’est donc que ça.

D’accord, un virginia en pochette qui ne mord nullement, c’est assez exceptionnel. Et il est vrai que le peu de saveur qu’on perçoit, n’est pas mauvais et que ce goût ne porte aucune trace d’aromatisation. Et peut-être que pareil mélange chétif peut satisfaire le novice ou le nicotinophobe. Mais je ne puis imaginer qu’un authentique et chevronné pipophile puisse se réjouir de tant de frêle pâleur. Et c’est dommage parce que le tabac est bel et bien de qualité et l’équilibre est au rendez-vous. Tout ce qu’il faudrait, c’est un boost. D’ailleurs, quand j’ajoute une pincée de perique au Virginia, le résultat n’est pas grandiose, mais quand même nettement plus intéressant. Et ce qui est remarquable, c’est que dans un rôle de toile de fond, les virginias révèlent davantage leur nature harmonieuse.

Trop léger pour moi, mais bien fait quand même.

Seita/Imperial Tobacco, Scaferlati Caporal Bleu

C’est-y pas bizarre ? Plus français que le Caporal, tu meurs et voilà qu’à l’ouverture de la pochette, mon pif reconnaît sans hésiter un mix d’odeurs belges et hollandaises de ma jeunesse. Cet amalgame d’arômes, c’est bel et bien un croisement du Drum ou du Van Nelle, à l’époque les shags bataves les plus populaires, et du wervicq ou de l’appelterre, les bouzeux tabacs locaux dont se servaient, au fin fond de la campagne flamande, des vieux en casquette pour rouler maladroitement de leurs rugueuses mains aux ongles éternellement noirs des clopes difformes. Et, nostalgie oblige, ces rustiques relents d’une autre époque me charment immédiatement.

Mon association olfactive peut sembler saugrenue. Et pourtant. Tout comme le scaferlati français, le wervicq et l’appelterre flamands sont des bruns. Et puis, il se fait que le Bleu que je viens de humer, n’est pas la nouvelle version Mac Baren, mais date encore de l’ère Imperial Tobacco quand la gamme des Caporal était produite dans la même manufacture à Joure en Frise que le Drum et le Van Nelle. Tout s’explique.

La bonne âme qui m’a fait parvenir le tabac, m’a fait la gentillesse de m’envoyer une pochette entière, scellée. Je découvre donc un Scaferlati en parfait état de conservation. La coupe de ribbons fins ainsi que les couleurs qui couvrent toute la palette des bruns, me rappellent le semois. Par contre, le nez simple aux accents d’écurie est nettement moins aromatique. Après quelques jours d’ouverture, il devient même quasiment neutre.

Malgré mes recherches, je ne trouve nulle part la composition exacte. Tobaccoreviews spécifie qu’il s’agit d’un mélange de cigar leaf et de virginia. Ça me semble un peu court. Je peux évidemment me tromper, mais au cours du fumage, mon palais croit reconnaître les notes torréfiées de paraguay et probablement aussi de kentucky burley, une légère touche d’orientaux et des virginias qui adoucissent le tout. Quoi qu’il en soit, la recette est harmonieuse et le résultat vraiment plaisant. Ni décapant, ni simpliste, c’est un tabac qui combine des saveurs de terroir avec un goût de cigare hollandais gentiment épicé. Le fond d’amertume toujours présent est systématiquement contrebalancé par une discrète douceur charmante qui confère à l’ensemble comme une note féminine. Si ce n’est pas un mélange léger, la nicotine ne se fait jamais pesante. D’accord, le Bleu n’est pas exactement évolutif, mais vu qu’il se montre goûteux et équilibré du début à la fin, qui pourrait s’en plaindre ?

Voilà une belle surprise. Le Scaferlati Caporal Bleu combine une âme campagnarde avec de la bonhommie et de l’élégance. Et cette combinaison est une réussite.

Samuel Gawith, Navy Flake

Voici un authentique navy flake qui correspond à la definition d’origine : un flake aromatisé au rhum en souvenir de la tradition marine qui consistait soit à conserver les ropes et les plugs dans des tonneaux de rhum vides, soit à les humidifier au moyen de l’alcool des Caraïbes.

Virginia, latakia, point barre. Basique comme recette. Pourtant, quand j’ouvre la boîte, je suis agréablement surpris : un nez chaleureux et invitant qui d’emblée annonce une belle harmonie entre les deux ingrédients. Et même si je ne reconnais pas le rhum, il y a manifestement un je-ne-sais-quoi qui confère aux arômes une certaine originalité et une délicatesse certaine. Après une semaine d’ouverture, cette top note a disparu pour faire place à des odeurs plus introverties, mais toujours équilibrées qui annoncent des saveurs plus marquées par les virginias que par l’herbe chypriote. D’ailleurs la couleur des flakes le confirme : il y a nettement plus de brun que de noir. Il y a même du blanc : à l’âge de quatre ans, les tranches fines sont sillonnées de filons laiteux, à ne pas confondre avec des moisissures.

A peine les brins allumés, le palais est caressé d’une fumée dense, riche, crémeuse. Il y a là à boire et à manger. Pendant ces premières bouffées, je découvre le rhum, mais ensuite il joue à cache-cache. Quant au latakia, il s’exprime nettement plus sur le cuir, le boisé, la réglisse et la livèche que sur le mode empyreumatique. Comme prévu, la vedette est sans conteste le virginia doux et velouté qui est responsable de la fumée opulente. Bien sûr il y a des épices et ce qu’il faut d’amertume et d’acidité, mais c’est la flatteuse et caressante rondeur qui épate. Ce virginia est sublime. Et le nez n’a pas menti : l’harmonie entre les deux tabacs est en effet remarquable. Ils s’entrelacent pour former un tout sombre et hivernal qui tapisse le palais d’une douillette couette réconfortante.

On pourrait reprocher au Navy Flake d’être monochrome et il est vrai que les saveurs ne brillent ni par leur complexité ni par leur caractère évolutif. Mais ce serait chercher la petite bête et passer à côté de l’essence de ce mélange franc qui ne cherche pas à éblouir. Par contre, on pourrait critiquer la combustion difficile quand on ne triture pas suffisamment les flakes.

Le Navy Flake s’adresse bien sûr d’abord aux latakiophiles. Mais même un amateur de VA peut prendre du plaisir avec ce mélange rond et harmonieux qui s’appuie sur des virginias extrêmement flatteurs.