Font-ils un tabac ? n°58

par Erwin Van Hove

24/07/16

J.F. Germain & Son, Brown Flake

Des algues marines ! C’est l’odeur qui me saute au nez à l’instant même où j’ouvre la boîte. Clairement, nettement, indiscutablement. Ca alors ! Mais voilà que dans les instants qui suivent, ce souffle d’air marin se dissipe petit à petit pour ne plus jamais revenir. Que c’est dommage parce que par la suite les arômes se font fort discrets et nettement plus banals : une vague odeur de prairie et de pomme.

En 2013, le Brown Flake s’est trouvé au centre d’une controverse quand un dégustateur américain a lancé l’idée saugrenue que ce mélange contenait du semois. Dans les forums anglophones on a commenté en long et en large la véracité de cette assertion jusqu’au jour où les bonnes gens de la manufacture jersiaise ont mis un terme aux discussions en affirmant haut et fort que c’est de l’intox : ils n’emploient jamais du semois et leur Brown Flake est fait exclusivement avec du lemon virginia fermenté dans ses propres jus. Pourtant pas mal de sources mentionnent également la présence de kentucky et je dois dire que ça me paraît plausible.

Sous le papier ciré se trouvent des flakes bruns (et oui), très fins et assez humides qui s’effritent en un tour de main ou qu’on peut tout simplement plier et enfourner. Le feu révèle un tabac vraiment à l’ancienne, c’est-à-dire que plutôt que de susciter des associations du genre épicé, fruité ou floral, il se contente de produire un goût de tabac. On est loin des blends « parkérisés » contemporains qui ont pour mission d’en jeter. Pas de louche de sucre, pas d’acides tape à l’œil, pas de saveurs turbo. De temps à autre se succèdent de petites touches d’amande, de fruits secs, de réglisse, de foin, mais fondamentalement on est dans le registre sombre et automnal d’un tabac sobre, terreux, peut-être même un tantinet poussiéreux.

J.F. Germain & Son Brown Flake

Peu complexe, à peine évolutif, plutôt spartiate, par moments assez fade et à la limite de l’ennuyeux, le Brown Flake ne respire pas exactement la joie de vivre. Il incite plutôt à l’introspection et à la contemplation. Voilà donc un parfait exemple du style classique de Germain : the art of the understatement. Ce style où le tabac se fait euphémisme, il faut l’aimer. Ou apprendre à l’aimer.

Cornell & Diehl, Black Dawg

La boîte date de 2004, dernière année de production du Black Dawg. Son couvercle est bombé et ça fait pschitt au moment où je tire la languette. D’emblée mon bureau sent l’encens, le feu de camp, le hareng fumé, mais aussi le poivre noir, le raisin sec et le vin rouge élevé en fûts brûlés. Une orgie d’arômes. Et surtout, surtout mes narines captent l’incomparable odeur du shekk-el-bint, le vrai, le seul, l’unique, celui importé de Syrie début des années 2000 par le trio Pease-Tarler-McNeil et parti en fumée en novembre 2004, non pas dans des foyers de pipes mais dans le sinistre d’un entrepôt.

Latakia syrien, perique et black cavendish non aromatisé. Pas de virginia. Pour du black c’est du black. A l’instant même où le feu lèche les brins, la saveur si particulière qui est gravée à jamais dans ma mémoire, se met à caresser mes papilles : de l’encens subtilement fumé, poivré et douceâtre qui n’a rien à voir avec l’impérieux caractère empyreumatique du latakia chypriote. C’est un autre univers, aérien, éthéré. Cependant, grâce au sucre du cavendish et au raisin sec du perique, le Black Dawg a les pattes bien ancrées dans la terre. Cette combinaison rare et parfaitement réussie prouve au-delà de tout doute que pour faire un mélange à base de latakia, un blender de talent peut se passer de virginia.

Combustion rapide et sans problèmes, taux en nicotine civilisé, harmonie entre sucre et acidité, finale plus intense. Que voulez-vous que je vous dise de plus ? Sans atteindre le génie du Bohemian Scandal, le Black Dawg est l’un des meilleurs hommages au divin shekk-el-bint qu’il m’ait été donné de déguster. Quel dommage qu’il appartienne définitivement au passé. Ceci dit, Cornell & Diehl propose désormais la même recette mais avec du latakia chypriote sous le nom de Sam’s Blend.

Samuel Gawith, Skiff Mixture

Ça fait un quart de siècle que je n’ai plus fumé de Skiff et je dois avouer que je ne me rappelle plus du tout pourquoi pendant si longtemps j’ai boudé ce blend pourtant classique. En tout cas, mes récentes dégustations m’ont ouvert les yeux : en me privant du Skiff, j’ai fait une belle connerie.

A l’ouverture de la boîte, je reconnais du latakia et des orientaux, mais ce sont surtout les beaux virginias dorés en coupe assez large qui attirent mon regard. D’emblée il est clair que le but du Skiff n’est pas d’épater la galerie avec une overdose de latakia, mais de dorloter nos papilles avec des saveurs équilibrées.

Les tout premiers arômes qui sortent de la boîte, sont foncièrement déroutants : certes il y a une discrète note fumée et du cuir, mais aussi quelque chose de tomaté, du vinaigre de tomate peut-être, et puis des relents qui me rappellent le vache qui rit et l’emmental. Mais bientôt les odeurs se stabilisent et restent alors le fumé délicat et le cuir auxquels se joignent de l’herbe et des fleurs sèches, du pain et des pommes sur le point de pourrir. Des arômes tout en finesse dont je raffole.

Dès les premières bouffées, le ton est donné : élégance, subtilité, harmonie. Pendant que le latakia joue sobrement de la basse, les virginias et l’izmir traité à la vapeur tissent une mélodie envoûtante. La combinaison de l’acidité noble des turcs et de la douceur câline des virginias produit de moelleux accords en mineur pendant que les saveurs forment un tout cohérent et organique dans lequel il est difficile de reconnaître des notes individuelles. Des épices et des notes salines, du foin et des fleurs fanées, de l’écorce d’orange confite et des notes citronnées, du cuir et du boisé, et bien sûr une touche fumée sous forme d’un coup d’encensoir. Ce tout est chaleureux et profondément satisfaisant. Malgré la relative humidité des brins, les pipées se consument gentiment jusqu’à la finale plus intense et complexe à souhait dans laquelle les sucres et les acides sont en totale symbiose.

Ça saute aux yeux : le Skiff Mixture n’est rien moins qu’un petit chef-d’œuvre. A l’opposé de la tapageuse bombe à latakia, ce blend brille par sa retenue, son élégance et son harmonie. C’est exactement ce genre de tabac qui, jadis, a fait la réputation du blending à l’anglaise.