Font-ils un tabac ? n°5

par Erwin Van Hove

09/01/12

G.L. Pease, Westminster

L’essence même des traditionnels mélanges anglais. Riche, élégant, raffiné et exquisément équilibré. Voici le descriptif débordant d’assurance de monsieur Pease. Et il termine ainsi : Westminster est un mélange qui vous comble avec ses couches de saveur qui, en se développant dans le foyer, exaltent les sens. Un parfait anglais pour tous les jours. Bref, le blender américain paraît bigrement sûr de lui. Voyons si nous pouvons le croire sur parole.

La boîte que je teste est âgée de trois ans. A l’ouverture, je découvre un mélange très complexe avec une ribambelle de teintes et plusieurs structures allant du ribbon cut à des fragments plus épais et durs qui me rappellent de petits morceaux d’écorce d’arbre. Le nez fait soupirer d’aise tout amateur d’anglais classiques : il y a un bel équilibre entre le fumé, le boisé, l’épicé, le vineux, le champignon, le cuir, l’acide et le sucré. C’est complexe et harmonieux à la fois et de toute évidence les virginias rouges et blonds, les orientaux et le latakia chypriote apportent chacun leur pierre à l’édifice.

Malgré un irréprochable degré d’hygrométrie, le tabac ne s’allume pas très facilement. A cause de la présence de brins épais et durs, il me faut rallumer plusieurs fois avant d’obtenir une combustion régulière. D’ailleurs, c’est un mélange qui nécessite un bourrage relativement léger. Mais une fois la combustion en route, le fumage s’avère relativement aisé.

En ce qui concerne le goût, je ne vais pas faire de piètre tentative de vous en décrire toutes les nuances. Fondamentalement, c’est très simple : la bouche tient les promesses du nez. Tout au long du fumage on est gâté par des saveurs complexes et équilibrées. L’assise des virginias rouges est somptueusement douce, il y a suffisamment d’acidité pour que le mélange ne devienne pas doucereux, il y a du salé, de l’épicé, du fumé. Ce mélange a du goût à revendre, sans pour autant être lourd ou écœurant. Quant au taux de nicotine, il est plus que civilisé, ce qui en fait, comme promis sur la boîte, un tabac adapté à toute occasion.

Conclusion : l’assurance de Greg Pease est parfaitement justifiée. Avec Westminster il nous propose un mélange anglais exemplaire. Il s’agit clairement d’une recette complexe, longuement peaufinée, qui brille par son incontestable harmonie et par ses saveurs nettes et profondément satisfaisantes. Hautement recommandé à tout amateur d’English blends classiques.

Pipeworks & Wilke, Vermont Maple Cavendish

L’Etat de Vermont est la patrie du sirop d’érable. Pas étonnant donc que Pipeworks & Wilke, établi dans la capitale de Vermont, produise un aromatique au maple syrup. Ce qui est plus surprenant, c’est qu’aux rênes de cette maison de confiance qui fêtera bientôt son 140ième anniversaire, se trouve une femme, Carole Burns, qui compose toutes les recettes et fait tous les mélanges. A la main.

Le Vermont Maple Cavendish est composé de virginia, de carolina et de cavendish longuement fermenté. Le tabac testé a été livré en bulk et conservé pendant 6 ans dans un bocal à stérilisation. Malgré leur âge, les brins de couleur foncée allant du brun au noir ont conservé une certaine humidité. L’odeur qui se dégage du bocal est invitant et intéressant : bien sûr du sirop d’érable, mais aussi d’évidentes notes torréfiées de café fraîchement moulu. Un ensemble prometteur.

L’allumage ne pose aucun problème et d’emblée on est salué par une saveur intense qui confirme l’impression du nez. Ce n’est pas un aromatique doucereux et anodin. Non, avec son caractère empyreumatique marqué qui va du fumé au torréfié, ce mélange se montre passablement viril. D’ailleurs le sucre bien présent du sirop ne devient jamais écœurant à cause de la présence nette et constante d’une acidité et d’une amertume de bon aloi.

C’est un mélange léger en nicotine qui se consume sans problèmes, qui ne mord absolument pas la langue mais qui provoque un picotement dans la gorge et dans le nez qui n’est pas pour me déplaire. Et puis, c’est un mélange bourré de goût qui n’évolue guère. Incontestablement c’est sa force : voilà enfin un aromatique qui ne devient pas désagréable dans le dernier tiers. Mais en même temps, c’est peut-être aussi sa faiblesse : ce goût intense qui ne verse pas dans la nuance, risque à la longue de lasser certains. C’est pourquoi je conseillerais de fumer ce tabac dans un foyer plutôt petit.

Le Vermont Maple Cavendish ne deviendra jamais un favori. Mais le fait que de temps à autre il m’arrive à moi qui ne peux pas piffer la vaste majorité des aros, de ressentir le besoin de me bourrer une pipe de ce mélange et de le fumer avec un plaisir certain, me semble la meilleure preuve de sa qualité.

Gawith Hoggarth & Co, Revor Plug

La pochette scellée contient une longue barre dure, presque 100% noire, assez huileuse et reluisante. Ce plug est composé de flue cured virginia et de fire cured kentucky pressés et cuits ensemble. L’odeur est discrète mais agréable avec de légères notes boisées, résineuses, fumées et florales. Avec un nakiri japonais il est facile de découper des tranches et de les transformer en brins. L’opération demande un certain doigté : un maniement trop parcimonieux du couteau rendra difficile la combustion, alors qu’en hachant trop, on risque de se retrouver avec de la poudre de tabac.

A condition d’avoir trouvé la coupe idéale, le Revor Plug s’allume facilement et tout au long du fumage se montre exemplaire : le tabac brûle lentement et régulièrement et demande donc un minimum de rallumages. Par contre, à moins de ne pas être gêné par des rallumages répétés, ne vous laissez pas tenter par une grosse coupe ou par un cube cut. Quant au goût, il est difficile de le capter en mots pour la bonne raison que plutôt que d’être une addition de saveurs individuelles et identifiables, il forme un tout cohérent et uni. Et ce tout est profondément satisfaisant du début à la fin. N’attendez pas des saveurs de viriginia dans le style d’Orlik, de Rattray’s ou de McClelland. On n’est ni dans le registre flatteur des biscuits qui sortent du four, ni dans les notes végétales de foin ou d’herbe fraîchement coupée, ni dans l’univers aigre-doux du ketchup ou du vinaigre balsamique. En vérité, les saveurs sont tout sauf extraverties. Ce qui frappe, c’est la fumée riche et crémeuse, c’est le manque total d’agressivité, c’est la superbe douceur sous-jacente, c’est une présence salée marquée que j’apprécie beaucoup, c’est l’harmonie parfaite entre les suaves viriginias fermentés et cuits et les légers accents fumés et boisés du kentucky. Si la couleur noire du plug vous intimide parce qu’il vous rappelle celle du diabolique Black Rope, n’ayez crainte : la teneur en nicotine ne risque pas de vous assommer.

Avec ce plug subtil et satiné, la maison Gawith & Hoggarth prouve une fois de plus qu’elle perpétue la longue et glorieuse tradition de l’art du blending britannique. Le Revor Plug est un tabac d’un autre âge qui fait rougir de honte une bonne part des frivoles et superficiels virginias blends contemporains.

Vincent Manil, Semois La Brumeuse

La Brumeuse est la version grosse coupe du Val Ardennais de Vincent Manil. Sur l’emballage qui semble sortir tout droit d’une ère longuement révolue, on peut lire la mention Pur semois. A prendre avec un grain de sel, puisque lors d’une entrevue, Manil lui-même a admis que ses légendaires semois sont mélangés avec un tabac d’une origine différente. Remarquez que ce pieux mensonge n’est qu’un péché de pacotille en comparaison avec d’autres « semois » sur le marché qui ne contiennent pas un gramme de tabac en provenance de la vallée du Semois. Et oui, l’appellation « semois » n’est pas protégée par la loi.

A l’ouverture du paquet, on découvre un tabac sec, comme il se doit : le semois se fume sec. La couleur des brins est uniforme avec de légères variations qui vont du fauve au brun. Décrire l’odeur du semois n’est pas chose simple. Il a une odeur de semois. C’est dire que ce tabac fleure bon son terroir et, dès lors, que ses arômes sont à nul autre pareils. C’est rustique, c’est terreux, il y a incontestablement un côté cigare, on pourrait même y déceler des odeurs d’étable. C’est l’odeur que dégageaient ces vieillards ridés, tout habillés de noir, coiffés d’une casquette, installés sur une chaise à côté d’un poêle ou sur un banc au soleil, les deux mains rudes appuyées sur une canne, immobiles et taciturnes, entourés de la fumée bleuâtre sortant à intervalles réguliers de leur bouffarde usée et crasseuse, qu’il m’arrivait, enfant, d’apercevoir lors de visites à de lointains et mystérieux parents encroûtés dans la glaise de la Flandre profonde.

Le bourrage est un plaisir : ça ne demande ni précautions ni concentration et puis, j’adore le bruit grésillant de feuilles mortes. Allumage facile comme tout et c’est parti pour une expérience qui à chaque fois me comble. Un léger picotement dans les muqueuses, une amertume certaine, de la nicotine revigorante, des épices, des notes grillées de torréfaction, ici et là une petite note gentiment sucrée mais sans excès, des accents de cigare hollandais, de la terre avec des traces de fumier. C’est viril et rustique et en même temps c’est complexe, indéfinissable et incomparable. Quant à la combustion, rien à redire. Même un débutant doit pouvoir fumer du semois sans problème aucun.

La Brumeuse est indispensable à tout amateur de tabacs bruns. Ceci dit, il convient de mentionner que ce tabac incontournable n’est pas le chef-d’œuvre absolu de Vincent Manil. Pour découvrir toutes les subtilités et nuances du semois de Manil, il faut à tout prix essayer ses bouchons qui sont rien moins que prodigieux.

HU Tobacco, Old Fredder’s Broken Flake

Voici un VA/perique sans brins noirs. Il y a du fauve, de la noisette, de l’acajou. L’odeur joyeusement acidulée qui s’en dégage, immédiatement rend de bonne humeur : c’est frais et fruité, plutôt dans le registre de la pomme et du vinaigre de cidre que dans celui de la figue ou du raisin secs traditionnellement associé au perique.

Le mélange de brins classiques et de beaux morceaux de broken flake est légèrement humide, mais il n’est point nécessaire de l’aérer avant l’allumage. D’ailleurs la combustion s’avère extrêmement régulière. A chaque fois que je teste le tabac, son allumage me réserve une surprise : les premières impressions sont davantage florales que fruitées. Pendant quelques instants c’est léger et estival, innocent et frivole. Mais bien vite ça change : les notes florales disparaissent et le perique se met à développer ses accents poivrés et épicés, ce qui fait que je sens un léger picotement dans le nez. C’est déjà plus intéressant. Et puis, soudain, on est projeté dans une autre galaxie. Subitement le mélange prend du coffre, vous inocule une bonne dose de vitamine N dans les veines et se met à produire un goût qui a du punch. Ceci dit, même si le blend se déchaîne, il reste un exemple d’harmonie. Douceur et acidité, fruité et épicé, force et subtilité, tout est en parfait équilibre. Un bel exemple de l’art du dosage. Bref, l’Old Fredder’s Broken Flake confirme une fois de plus l’incontestable talent de Hans Wiedemann.

Solani, Silver Flake (Blend 660)

Les mélanges de Solani sont réalisés par le blender allemand le plus célèbre, Rudiger L. Will. Il produit également la gamme des tabacs Reiner, entre autres le très appétissant Long Golden Flake. Le Silver Flake est conditionné en boîtes rectangulaires BCBG au look inox brossé. C’est donc avec étonnement qu’on découvre en ouvrant le couvercle un bête sachet en plastique scellé. Un peu rudimentaire comme conditionnement. Comme en plus on ne peut pas fermer le couvercle de sorte que l’air ne s’infiltre pas dans la boîte, après ouverture il convient de transférer le tabac dans un récipient plus appropriée à la conservation.

Les flakes brun clair faits à partir de virginias rouges et blonds et de kentucky ne sont pas coupés en tranches. Ils sont donc très longs et se trouvent pliés dans la boîte. Ils sont secs au toucher et dégagent une odeur passablement neutre. Le nez détecte une petite note acide, une discrète odeur de virginia, un accent terreux. Pas de trace du typique caractère fumé du kentucky. En vérité, l’odeur me fait penser davantage à du burley qu’à du VA/kentucky. Et ce n’est pas étonnant puisqu’il s’agit d’un mélange traditionnellement apprécié des amateurs de burley naturel.

Vu son taux d’hygrométrie bas, le morceau de flake que je déchire, se transforme très vite en brins fins faciles à bourrer et à allumer. Les toutes premières bouffées révèlent en sourdine la présence du virginia, mais bien vite on se rend compte que ce tabac joue plutôt la carte du kentucky burley que du virginia : il y a très peu de sucre, c’est même carrément austère, et je ressens un continuel picotement dans le nez. Cette entrée en matière ne me plaît que moyennement, d’autant plus que la fumée passablement insipide s’avère plutôt astringente et manque de velours. Mais voilà que petit à petit ça change : de temps à autre quelques bouffées au goût plus profond et plus rond annoncent un intéressant potentiel d’évolution. Et puis, le première moitié du bol terminée, voilà que soudain ce tabac se révèle et se donne : il prend de la force et les goûts s’amplifient et s’approfondissent. Le palais est salué par une saveur sombre et terreuse de kentucky burley alors que les virginias jouent enfin leur rôle d’édulcorant. Et là, c’est franchement bon. La finale est même superbe et bourrée de goût.

Le Silver Flake est un tabac au taux de nicotine civilisé et à la combustion très régulière. Cependant, ce n’est pas un mélange pour tout le monde vu qu’il faut aimer l’austère burley. Mais quiconque a le courage de patienter, sera récompensé par une très belle finale de ce qui fondamentalement est un burley blend bien équilibré.