Font-ils un tabac ? n°39

par Erwin Van Hove

08/12/14

Friedman & Pease, Silk Road

Tout pipophile un tant si peu averti sait que Greg Pease a appris l’art du blending chez Drucquer & Sons à Berkeley. Nettement moins d’érudits sont au courant du fait qu’après sa carrière chez Drucquer et avant de fonder en 2000 sa propre marque G.L. Pease, le Californien s’est d’abord engagé dans une autre aventure. En effet, début 1998 Pease et son ami Irwin Friedman conçoivent l’idée de lancer sous leurs noms une gamme de mélanges de qualité. Ils concluent alors un accord avec Craig Tarler de Cornell & Diehl : Tarler s’occupera de la production et de la distribution des recettes qu’ils composeront. Fin 1998 la marque Friedman & Pease est un fait. Le succès est immédiat. Cependant, suite à des divergences entre les deux partenaires, le projet est définitivement arrêté fin 1999. La marque a donc existé pendant en tout et pour tout une seule année. Il va de soi que depuis, les boîtes de Friedman & Pease sont devenues des objets de collection avec des prix en conséquence.

Des virginias rouges et blonds, du latakia, des tabacs orientaux et du perique. Sous l’action du temps, les couleurs se sont mariées. Ici et là il reste encore une tache brun clair, mais ce sont le noir et le marron qui règnent en maître. C’est donc un mélange vraiment sombre. Malgré leurs 15 ans, les brins ont conservé suffisamment de souplesse. Les effets du vieillissement sur le nez sont évidents : peu expansifs et fondus, les arômes ne rappellent plus les divers ingrédients. Je suis d’ailleurs incapable de définir ce que je sens. Les odeurs appartiennent davantage à l’univers des fromages et des vins qu’à celui des tabacs. Ca ne me coupe pas l’appétit, mais ça ne m’enthousiasme pas non plus.

Dès l’allumage, il est clair que le Silk Road a vieilli avec grâce. Loin du tape à l’œil et de la lourdeur, il opte pour l’élégance et la modération. Juste ce qu’il faut de nicotine, une agréable douceur, une acidité très présente doublée d’un petit picotement de tabasco, une fumée assez huileuse qui véhicule une saveur fondue et complexe sur le cuir, le caoutchouc, le boisé, l’humus, le poivre, le sel. Ces saveurs restent constantes, sans réelle évolution. On peut le regretter, d’autant plus que petit à petit l’acidité pimentée risque de fatiguer le palais.

A l’âge de 15 ans, le Silk Road est encore en pleine forme. Est-ce pour autant un grand tabac ? Je ne le crois pas. Pour moi, c’est une œuvre de jeunesse d’un blender de talent et non pas un chef-d’œuvre.

Samuel Gawith, Best Brown Flake

Tout comme le Full Virginia Flake du même producteur, le Best Brown Flake jouit d’une réputation d’enfer auprès des amateurs de virginia. Or, comme je n’ai jamais compris cet engouement pour le FVF que personnellement je juge médiocre, c’est avec une bonne dose de scepticisme que j’ouvre une boîte récemment achetée de Best Brown.

Première chose qui me frappe : plutôt que de former une belle pile régulière, les flakes sont entassés à la va-vite. Ils sont larges, mats, un peu humides et couvrent toute la palette des bruns. Quoiqu’assez épais, ils s’effritent facilement et se décomposent en brins réguliers sans morceaux. Les arômes qui s’en dégagent, sont franchement invitants : des viennoiseries fraîchement cuites, du miel, des fruits secs.

Contrairement au Full Virginia Flake, le Best Brown s’allume sans problèmes et se consume gentiment tout au long du fumage. Dès les premières bouffées, je sens que c’est parti pour une partie de plaisir. La fumée est dense, assez crémeuse et bourrée d’un goût réconfortant. Il y a des céréales, des fruits secs, des épices, des noisettes, du foin. C’est un tout vraiment agréable avec un parfait équilibre entre une flatteuse douceur naturelle et une acidité bien dosée. Par ailleurs il n’y a aucune trace du fameux parfum Lakeland. En cours de route le goût s’intensifie et évolue : on découvre alors du caramel, du café, de la cannelle.

De force moyenne et sans aucune agressivité, le Best Brown Flake n’est ni impressionnant ni spectaculaire. Il se contente d’être fichtrement bon. C’est le genre de tabac qui sans tambour ni trompette comble le fumeur sans jamais le lasser. Il prouve avec aplomb que dans les mains d’un blender qui sait s’y prendre, un virginia de qualité n’a pas besoin d’autres ingrédients. Dès lors, j’ose affirmer que ce virginia pur et dur sans aucun ajout n’est pas simplement un tabac parfaitement réussi, mais un standard du genre, indispensable à tout amateur de VA. Salve d’applaudissements.

Dan Tobacco, Bill Bailey’s Balkan Blend

Voici une quinzaine d’années, au moment où j’ai découvert Dan Pipe et son alléchant catalogue annuel, le Bill Bailey’s Balkan Blend était sans conteste mon mélange favori de la maison allemande. A cette époque, j’étais un latakiophile gâté puisque mon quotidien était fait des meilleurs anglais et balkan au monde : des Dunhill, des G.L. Pease et des Hans Schürch. Or, devant tous ces mélanges produits par les spécialistes du genre, le humble Bill Bailey’s ne devait aucunement rougir de honte.

Comme ces dernières années mes goûts se portent davantage sur l’univers plus subtil des virginias, j’ai fini par délaisser le balkan allemand. Pourtant c’est avec plaisir que je m’apprête à le redécouvrir à l’âge de 10 ans.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la panoplie de couleurs pour comprendre que Dan Pipe n’a pas lésiné sur le nombre d’ingrédients. La recette contient divers virginias, du perique, du dark fired kentucky, 40% de latakia et, comme il se doit pour un authentique balkan, une bonne dose de tabacs d’Orient. Les brins sont secs mais ont gardé leur souplesse. L’odeur est dominée par le latakia avec de typiques notes de cuir et de feu de camp, mais on sent également les fascinants et indescriptibles arômes des herbes orientales qui apportent des nuances et qui arrondissent le tout.

L’allumage est prodigieux. A l’instant même où les brins commencent à livrer leur âme sous forme de volutes odorantes, je soupire d’aise : l’intensité, la profondeur, la complexité et l’équilibre des saveurs sont faits pour impressionner le fumeur le plus blasé. Voilà exactement ce dont tout passionné de tabac rêve : un mélange parfaitement balancé à son apogée.

Les sucres sont somptueux alors que l’acidité revigorante vous donne un kick, mais sans vous agresser le palais. Les saveurs explosent en bouche et comme toujours avec les grands tabacs qui vieillissent avec grâce, elles forment un tout cohérent dans lequel on ne distingue plus les ingrédients individuels. Indéniablement, c’est le latakia qui règne en maître, mais transformé et sublimé par les diverses herbes qui le soutiennent, il s’exprime avec une complexité qui défie la description.

Cependant, il se peut que ce tabac qui a fêté son dixième anniversaire, ne plaise pas à tout le monde. Je peux aisément comprendre que pour certains sa force soit en même temps sa faiblesse. Il n’est en effet pas donné à tout le monde de supporter une heure durant tant d’intensité, d’autant plus que dans la deuxième moitié du bol les goûts se concentrent encore.

Jeune, le Bill Bailey’s Balkan Blend est vraiment bon. A l’âge de dix ans, c’est une bombe. Par conséquent, ce n’est plus du tout un tabac qu’on peut fumer à longueur de journée. Mais si de temps à autre il vous faut des sensations fortes pour ne pas dire fortissimes, ne cherchez pas plus loin. Vous m’en direz des nouvelles.