Font-ils un tabac ? n°34

par Erwin Van Hove

25/08/14

Cornell & Diehl, Opening Night

Du virginia et rien que du virginia. Du rouge et du blond. De jolis broken flakes qui couvrent toute la gamme des bruns . Des arômes de foin, d’un grenier où sèchent des pommes, voire de cidre. Un peu d’acidité volatile à la McClelland et une odeur de…tabac. Vraiment appétissant. A l’âge de cinq ans, les morceaux de flakes sont souples sans être humides et se transforment en brins en un tour de main.

Voilà un virginia blend délicatement épicé, discrètement sucré, légèrement acide avec une teneur en nicotine qui ne peut offusquer personne. Très politiquement correct tout ça. Pas désagréable, certes, mais ça manque de piment et de sex-appeal même si la finale gagne en intensité. Bref, le caractère passablement terne de l’Opening Night me rappelle le Full Virginia Flake de Samuel Gawith.

Et pourtant il arrive que cette cendrillon se transforme en princesse à condition de trouver mule à son pied. Comme elle fait volontiers la délicate, remarquez que cette métamorphose s’opère rarement. Mais quand la synergie entre herbe et bois s’établit, on découvre avec surprise les appas cachés de la demoiselle. Elle n’a ni le charisme galvanisant de la diva ni la voluptueuse sensualité de la femme fatale. Elle est plutôt du type que les anglophones ont baptisé the girl next door, c’est-à-dire qu’elle est jolie et abordable avec un charme simple et naturel. Si elle n’allume pas la passion et ne provoque pas l’amour fou, elle séduit néanmoins avec ingénuité par son…euh…charme simple et naturel.

Mais bon, the girl next door, ça fait quand même un peu fantasme d’adolescent ou de petit bourgeois. Un ogre pantagruélique dans mon genre couve des désirs autrement plus luxurieux. J’ai donc fini par doper l’Opening Night au perique. Avec bonheur. Voilà désormais un mélange autrement plus excitant.

G.L. Pease, Caravan

Même s’il fait des virginia blends respectables, Greg Pease restera pour moi l’un des grands spécialistes des mélanges anglais et balkan. En l’occurrence, il s’agit d’un balkan vu que le Caravan carbure plus aux orientaux qu’au latakia. Et ça se voit : le mélange est dominé par le brun plutôt que par le noir. A l’âge de neuf ans, le nez est remarquablement harmonieux et complexe, sans aucune agressivité. Du cuir, un léger fumé, du sous-bois et de la résine, une note vineuse. Et puis une certaine fraîcheur qui est incontestablement due aux herbes d’Orient.

Le degré d’humidité est parfait, le tabac est donc prêt pour son baptême du feu. D’entrée le ton est donné : voilà un balkan policé, équilibré qui ne cherche pas à impressionner, mais qui se distingue par le parfait dosage des ingrédients. Douceur et acidité, saveurs sombres et notes aigües, sel et épices, tout est combiné et mesuré de main de maître. En plus, sous l’effet de l’encavement, les divers tabacs ont établi entre eux des rapports de symbiose et ont fini par sacrifier leur individualité pour se fondre en un tout plaisant, complexe et vraiment satisfaisant dont la finale est absolument superbe.

Le talent d’un homme et les bienfaits du temps ont produit un petit chef-d’œuvre. Que dire de plus ?

A&C Petersen, Escudo

J’ai remarqué à chaque fois que l’Escudo est commenté dans les groupes de discussion anglophones, qu’il est bon ton de se vautrer dans la nostalgie : aaah, la version originelle, le Cope’s Escudo, c’était autre chose ! C’est bien possible. N’empêche que ces commentaires me font sourire. Combien de ceux qui nous chantent cette rengaine, ont effectivement goûté le légendaire tabac des frères Cope, vu que l’entreprise s’est fait racheter par Gallaher en 1952 ? Je suppose donc que les nostalgiques comparent la version actuelle avec le Cope’s Escudo produit par Gallaher de 1952 à 1994. L’Escudo façon Gallaher, je l’ai dégusté à maintes reprises. Avec grand plaisir parce qu’il était excellent. Mais voilà que depuis 1997 ce sont donc les frères danois Petersen, à ne pas confondre avec Peterson, qui ont repris le flambeau, c’est-à-dire la recette et les presses d’origine. Aujourd’hui, après la vague des fusions-acquisitions dans l’univers scandinave du tabac, A & C Petersen fait partie du Scandinavian Tobacco Group et la ligne de production a été transférée dans les ateliers d’Orlik.

Début des années 90, je suis tombé sur les résultats d’une enquête menée à échelle internationale. Il s’agissait d’élire pour les diverses catégories de tabacs le mélange le plus réussi. Ainsi My Mixture 965 avait décroché la palme dans la section des blends anglais. Dans la catégorie VA/perique, c’était l’Escudo qui avait gagné. Une victoire justifiée parce qu’à mes yeux, l’Escudo de l’époque, celui de Gallaher, était en effet l’un des tabacs qui combinait avec le plus de bonheur le virginia et le perique. Plus de 20 ans plus tard, mon avis n’a pas changé : l’Escudo contemporain est toujours incontournable et reste en quelque sorte un standard, un modèle à émuler.

Pour une fois, passons-nous du blabla organoleptique et venons-en immédiatement à la conclusion. Si vous aimez le spun cut ou le navy cut, c’est-à-dire un tabac qui se présente sous forme de médaillons, il vous faut nécessairement de l’Escudo. Ce sont sans conteste les plus beaux médaillons au monde. Si vous raffolez de VA/perique qui s’exprime davantage sur les fruits secs que sur le poivre et le moisi, n’hésitez pas : les odeurs et les saveurs de figues sèches épicées sont délicieuses. Si vous aimez votre virginia bien rond, l’Escudo est fait pour vous combler. Si ce que vous attendez d’un mélange, c’est avant tout l’équilibre et l’harmonie, ne cherchez pas plus loin : je ne vois pas qui fait mieux pour fondre le virginia et le perique en un tout cohérent. Si vous appréciez les blends virils qui ont suffisamment de nicotine, d’acidité et d’amertume et qui ne vous font pas oublier que vous fumez du tabac, du vrai, sans pour autant vous agresser les muqueuses, vous vous devez d’essayer l’Escudo. Si vous êtes porté sur les tabacs dont les saveurs s’intensifient au cours du fumage, l’Escudo ne vous décevra pas. Si vous avez la patience d’encaver votre tabac pendant une décennie, l’Escudo vous récompensera amplement.

L’Escudo Navy de Luxe est et reste une légende. A juste titre. Est-ce pour autant que l’Escudo surclasserait toute la concurrence ? Bien sûr que non. Personnellement je connais un ou deux autres VA/perique que je préfère. Mais chaque fois que je reviens à l’Escudo, je dois quand même reconnaître qu’il est vraiment très bon. Ajoutez à cela que www.pipesandcigars.com le vend au prix dérisoire de $7,92 et vous savez ce qui vous reste à faire.