Font-ils un tabac ? n°142

par Erwin Van Hove

22/04/24

HU Tobacco, Rocinante

Le Rocinante fait partie d’une série de trois mélanges baptisée Gran Reserva Limitada 2 Años. La particularité de cette série, c’est qu’avant d’être commercialisés, les blends sont stockés pendant deux ans afin de donner aux tabacs le temps de fusionner et de s’arrondir. Voilà pour les 2 Años. Quant à Gran Reserva Limitada, il est vrai qu’à sa sortie, il s’agissait d’une édition limitée qui était rapidement en rupture de stock, mais aujourd’hui je remarque qu’elle est disponible partout en Allemagne. D’ailleurs, elle ne figure pas sur la liste des tabacs HU qui ne sont plus produits depuis que Kopp Tobaccos a repris la distribution des créations de Hans Wiedemann.

Le blender a trouvé un moyen simple et efficace pour nous renseigner sur les proportions des ingrédients : sur la rondelle de papier à l’intérieur de la boîte, les tabacs employés sont énumérés en employant des tailles de police décroissantes. Ainsi on apprend que l’ingrédient principal est du dark virginia, suivi par du red virginia et du burley. Restent du kentucky et du perique clairement employés comme simples condiments.

Malgré cette diversité d’ingrédients, le mélange n’est pas multicolore, mais se limite à une variété de bruns. Quoique le prodigieux dégustateur qu’est JimInks ait besoin de 24 (oui, vingt-quatre) termes descriptifs pour identifier avec son habituel brio les arômes perçus, mon piètre pif à moi perçoit un tout équilibré dans lequel sont combinés une odeur de pain et de malt des virginias et un fond terreux dû au burley. Ce sont des arômes qui n’impressionnent pas mais qui se distinguent par leur fondu et leur harmonie.

Les brins sont assez humides, mais il s’avère que même sans séchage préalable, je ne rencontre pas de problèmes de combustion. L’allumage terminé, je retrouve avec plaisir une fumée qui correspond parfaitement au nez : équilibrée, fondue, ronde, assez crémeuse, elle a clairement profité des deux ans de vieillissement. Je note une certaine douceur combinée avec une belle acidité, un discret fruité, une pincée de poivre, mais surtout une parfaite collaboration entre le pain, le malt, le terreux et une pointe de chocolat noir. On dirait fumer du burginia ou du virley.

Remarquez que le Rocinante n’est pas du genre à épater la galerie. Il n’est ni criard, ni fringant, ni voluptueux. Il n’évoque pas trente-six associations gustatives. Non, il se borne à vous offrir un fumage serein et sans histoires pendant lequel vous vous rendez compte que vous êtes en train de fumer des tabacs qui ont un goût de tabac. Et du très bon avec ça. Par ailleurs il est viril et corsé, mais sans devenir pesant.

En voilà une revue laudative ! Pourtant je ne suis pas prêt à faire un nouvel achat. Parce qu’il y a un sérieux caveat. Il s’avère que Rocinante est particulièrement ombrageux. Mes commentaires concernent donc uniquement les quelques fumages pendant lesquels s’est installée l’entente entre pipe et tabac. Mais la plupart du temps le canasson s’est cabré. Et alors la chevauchée est nettement moins tranquille. Dans ces pipes-là, l’équilibre se perd et une acidité piquante, voire mordante prend le dessus sur la douceur sous-jacente. En conséquence, plus question de rondeur, de crémeux et de saveurs harmonieuses. C’est même franchement agressif. L’étrange cas du Dr. Jekyll et Mr. Hyde.

Cela étant, il m’est difficile de recommander le Rocinante. Et c’est vraiment dommage parce que quand le tabac se complaît dans une bruyère, c’est un modèle d’équilibre qui résulte de la maîtrise du blender. Seulement voilà, le tabac fait trop souvent la fine bouche devant les partenaires qu’on lui propose. Personnellement, je n’accepte pas que mon bonheur tabagique dépende des caprices d’une diva caractérielle.

Tabakhaus Falkum, Tullagreme House N° 23

Composé majoritairement de dark red virginia, ce flake contient également du perique et du kentucky. Aussi les tranches présentent-elles toute la palette des bruns. Le nez n’est pas du genre expansif, ce qui ne l’empêche pas d’être appétissant avec ses légères odeurs de boulangerie. Quand je le triture, je sens que le tabac est passablement humide, mais je note qu’il sèche rapidement.

Tabakhaus Falkum, Tullagreme House N° 23

D’emblée les papilles confirment ce que le nez avait laissé présager : le tabac se cantonne dans un registre délicat, voire timide. Je remarque davantage la structure aigre-douce, épicée et saline que de véritables saveurs identifiables. Un petit goût de pain avec dans le fond une discrète note de grillé et encore plus modestement un soupçon de pruneau. Il est évident que le kentucky et le perique servent strictement de condiment. Le tout est sans conteste équilibré, mais j’aurais aimé des saveurs plus prononcées. A ce stade, c’est un tabac sans grande personnalité qui laisse plutôt indifférent. Il n’est certainement pas mauvais, mais il est trop passe-partout pour arriver à se distinguer. D’ailleurs, le taux en vitamine N lui aussi vise à n’offusquer personne.

Heureusement à partir de la deuxième moitié du fumage, le tabac subit une évolution : s’installe une certaine amertume alors que les saveurs se fondent, tout en s’intensifiant. Désormais c’est le piquant des épices qui domine. Mais l’évolution ne s’arrête pas là. L’amertume et le piquant perdent à nouveau de leur vigueur alors que l’aigre-doux revient en force jusqu’au final.

Cette évolution ne me fait pas changer d’avis. J’admets que le Tullagreme House N° 23 n’est pas sans mérite. Pourtant je ne vais pas en racheter vu que c’est un mélange trop anonyme dont on peut se passer sans aucun regret.

PS : Ce texte a été rédigé après six fumages dans six pipes différentes dédiées au VA avec ou sans perique. Tous les essais allaient clairement dans le même sens. Quelques jours après la rédaction du texte, j’ai fumé le 23 dans une vieille Genod toute petite. Et là soudain les goûts se sont faits plus francs. D’autres essais dans d’autres pipes ont suivi avec le même résultat. Il semblerait donc que le mélange ait besoin d’être oxygéné pour développer ses saveurs. Ce n’est toujours pas un tabac incontournable, mais finalement il s’est montré moins anodin qu’il n’y paraissait après l’ouverture de la boîte.

Cornell & Diehl, Kajun Kake

Le cake est composé de red virginia, de black cavendish préparé à partir de red virginia et, cajun oblige, de perique. À l’ouverture, la boîte âgée de 15 ans pousse un long et fragrant soupir. Un parfum lourd, décadent, déroutant et…indescriptible. Grâce à l’action du temps, ce nez intense forme un tout tellement complexe qu’à chaque inhalation on découvre de nouvelles associations. Ainsi je perçois de l’acide volatile, une pointe de fumé, une touche d’écurie, une pincée de parmesan, un nuage de pomme séchée et une bonne bouffée de moisi et d’émanations marécageuses. Il est clair qu’on est loin des VA/perique fruités ou épicés.

Alors que sur les photos qu’on trouve en ligne le Kajun Kake est tout brun, mon tabac a complètement noirci. Quand je triture un morceau de cake, je suis surpris : malgré les 15 ans de conservation, le tabac est toujours assez humide. Cependant, il se transforme en un tour de main en brins bourrables.

D’emblée je suis frappé par l’harmonie, le fondu et la rondeur. Voilà un tabac à son apogée qui s’exprime non pas sous forme de composants individuellement identifiables, mais comme un ensemble serré et franc. C’est dire qu’en bouche, la fumée ne restitue pas la complexité du nez, mais au contraire unit toutes ses forces pour se concentrer sur une évidente mission : nous transporter on the Bayou.

La structure est aigre-douce, saline et poivrée, alors que les saveurs sont dominées par l’authentique perique qui évoque la moisissure et la décomposition. Oui, on est en pleine décadence. Bref, à mille lieues des saveurs flatteuses, le Kajun Kake trouble par son caractère sombre, vaseux et assez incomparable.

À partir de la deuxième moitié du bol, le côté marécageux perd en force, alors que le piquant du poivre prend de l’ampleur. Parallèlement on se rend compte que la vitamine N se fait clairement sentir. Les nicotinophobes ont donc intérêt à s’abstenir. Par contre, les langues sensibles n’ont strictement rien à craindre.

Vu sa puissance, son intensité et ses saveurs déconcertantes, le Kajun Kake n’est clairement pas un all day smoke. Je conseille même de ne pas choisir des pipes volumineuses afin de ne pas risquer l’overdose. C’est vraiment le genre de tabac qui ne laisse pas indifférent : on l’aime ou on le déteste. Il est donc impossible de vous le recommander ou de vous le déconseiller. Vous devrez vous faire votre propre idée.