Font-ils un tabac ? n°13

par Erwin Van Hove

15/10/12

Cornell & Diehl, Three Friars

Three Friars, Trois Moines. Un nom tout sauf choisi au hasard, vu qu’à l’origine ce mélange avait pour vocation de servir d’alternative au Three Nuns, difficile à obtenir aux Etats-Unis. Notez qu’aujourd’hui toute référence au légendaire tabac de Bell’s a été supprimée du site web de C&D. A raison parce que, franchement, à côté des nonnes, les moines font plutôt piètre figure.

Outre des virginias à prédominance blonde et du perique, le Three Friars contient du burley. Il s’agit d’un ribbon cut visuellement attractif avec de beaux morceaux de feuilles aux couleurs à la fois dorées et automnales. L’arôme très séduisant allie le fruité au chocolaté. Je n’y peux rien, mais chaque fois que j’y plonge le nez, les mêmes associations reviennent à la charge : du Nutella et de la confiture de fraises. Rien à voir avec le Three Nuns.

Les premières bouffées donnent immédiatement le ton : on goûte à la fois du virginia et du burley, mais les saveurs sobres et rectilignes n’ont strictement rien à voir avec la sensuelle opulence du nez. Arrive ensuite le picotement poivré du perique. C’est alors qu’on commence à se rendre compte que le Three Friars a quand même quelque chose en commun avec le Three Nuns, notamment une certaine austérité en bouche due à la combinaison d’une acidité élevée, d’un petit piquant et d’une amertume qui est proche de l’âcreté. Or, à condition de l’avoir encavé pendant quelques années et de le fumer posément, le Three Nuns développe des notes discrètement sucrées qui complémentent et adoucissent sa structure passablement aigre. La recette de C&D n’y arrive pas avec le même bonheur. Le frugal burley et le piquant perique tendent à étouffer les tentatives des virginias d’étaler leurs atouts. Il en résulte une fumée virile et passablement spartiate qui à coup sûr ne risque pas de vous mettre en contact avec votre côté féminin. La deuxième moitié du bol entamée, le perique et la vitamine N gagnent en ampleur et les virginias arrivent enfin à rendre la fumée plus moelleuse. Ceci dit, on est loin du virginia blend enjôleur et langoureux.

Le Three Friars n’est pas mauvais, loin de là, mais pour moi, il est un tantinet trop austère pour en faire un tabac de tous les jours. N’empêche que je me vois bien de temps à autre, notamment par temps froid, me bourrer une pipe de cette herbe monacale.

HU Tobacco, The Makhuwa

Avec son Nashville County et son Malawi-Burley Flake, Hans Wiedemann a prouvé qu’il comprend le humble burley et qu’il réussit à en tirer le meilleur. C’est donc avec confiance que j’ouvre ma boîte de Makhuwa basé sur du Malawi burley auquel ont été ajoutés du virginia rouge, du perique et un cube cut composé de virginia et de burley blanc.

D’emblée, la symphonie de bruns automnaux ainsi que les effluves de cacao, de chocolat au lait et de viennoiseries me mettent en appétit. Après un bourrage et un allumage sans problèmes, les premières bouffées reprennent le thème chocolaté du nez, mais sans mièvrerie aucune. Certes, il y a du chocolat au lait et de discrètes notes de frangipane, mais ce mélange viril est à mille lieues des fadaises aromatiques : robuste et épicé, il présente une structure musclée dans laquelle l’amer, l’acide, le salé et une touche empyreumatique sont en parfait équilibre.

Après cette ouverture dominée par le burley, la fumée gagne en intensité et en complexité : le virginia vient à la rescousse du burley et fait ressortir la chaleureuse douceur sous-jacente du mélange. Le résultat est profondément satisfaisant : voilà un tabac qui n’a rien de spectaculaire mais qui a quelque chose d’extrêmement réconfortant. Ce tabac, c’est un ami.

The Makhuwa est un tabac cohérent, complet et évolutif, à la fois nuancé et puissant qui prouve une fois de plus l’incontestable talent de Hans Wiedemann. Je vous dirai plus : celui qui en ce moment perce le mieux l’âme du burley, traditionnellement l’apanage des blenders américains, est un Allemand.

Drucquer & Sons, Matured #3

Fondée à Londres en 1841, la maison Drucquer & Sons était le fournisseur de Charles Dickens. En 1928, elle délocalise et s’établit définitivement à Berkeley en Californie. D’emblée leurs tabacs mélangés à la main sans ajout aucun de produits chimiques séduisent les gourmets et les connaisseurs exigeants et font de Drucquer une marque légendaire. Aujourd’hui défunte, la maison nous laisse un héritier de taille avec Greg Pease qui a appris le métier dans l’atelier californien.

La boîte de Matured #3 date des années 70. Le virginia rouge en broken flake qu’elle contient, est donc âgé de trois ou quatre décennies. C’est l’occasion rêvée pour vérifier si vraiment le virginia résiste aux épreuves du temps et gagne même en moelleux et en harmonie.

La boîte de 4oz s’ouvre au moyen d’un ouvre-boîtes. On découvre alors des broken flakes allant de l’acajou ou brun foncé, restés souples. Ce qui frappe d’emblée, c’est l’extraordinaire caractère vineux du nez et la pénétrante acidité volatile, puis se développent successivement des odeurs de ketchup, de fruits confits, de caramel, de boisé. Tout un orchestre dont on ne se lasse pas.

Les premières bouffées sont déroutantes, tant elles sont rondes et veloutées. Comme on dit dans ma langue maternelle : un petit ange qui vous pisse sur la langue. Impossible à ce moment-là de décrire des saveurs individuelles : on goûte un tout aigre-doux équilibré, sans aucune aspérité, fondu par le temps. Une entrée en matière mémorable.

Petit à petit, l’acidité se fait plus présente et finit par partager le devant de la scène avec la douceur suave. Le résultat est voluptueusement onctueux et rafraîchissant à la fois et me rappelle les grands jurançons ou vouvrays liquoreux dont les impressionnants taux en sucres résiduels sont parfaitement contrebalancés par une acidité noble. A ce stade du fumage, il y a du fruité, de l’épicé, du balsamique intimement mélangés, mais c’est avant tout le duo entre doux et acide qui capte l’attention.

La deuxième moitié du bol va crescendo avec davantage encore de complexité, de profondeur et d’harmonie pour terminer sur une finale rien de moins que glorieuse.

Phénoménal et inoubliable.

Pipeworks & Wilke, Bestmake

Ca suffit, j’abandonne. Définitivement classé qu’il est, le Bestmake.

Livrée en bulk, la grosse coupe qui va du havane et du brun foncé à l’anthracite et au noir, trahit sa composition : du virginia, du burley, du black cavendish et une bonne portion de latakia chypriote. Son nez n’a rien de surprenant : ça sent le classique mélange anglais. Ce qui, par contre, est nettement moins classique, c’est son hygrométrie : même après sept ans de conservation dans un bocal, les brins sont anormalement humides et collants. Irritant de voir un mélange soi-disant naturel dénaturé par une louche de propylène glycol.

Premières impressions : oui, c’est bien la saveur d’un anglais classique, mais du genre très moyen pour ne pas dire médiocre. Rien d’excitant. Mais bientôt tout change : la fumée rugueuse irrite la gorge, le virginia se jette sur la langue comme un pitbull enragé et une désagréable amertume agresse le palais. Parallèlement je détecte une saveur qui me rappelle le vernis. Le fumage devient un calvaire : rêche, piquant, mordant. Je n’arrive jamais à finir le bol. Et ce n’est pas que je n’aie pas essayé ! Ca fait sept ans qu’à intervalles réguliers je teste et reteste ce tabac et à chaque fois le résultat est le même. De tous les mélanges anglais que j’ai déjà fumés, c’est l’un des plus désagréables.

Faut-il en conclure que Carole Burns n’est pas capable de produire un anglais respectable ? Du tout. Son mélange 524 par exemple est un pur délice. N’empêche qu’un blender qui se sert d’un virginia aussi exécrable et qui pollue son tabac avec une telle dose de produits chimiques, ne m’inspire ni confiance ni respect. Dommage.