Font-ils un tabac ? n°116

par Erwin Van Hove

24/05/21

Mac Baren, HH Rustica

Suite à plusieurs achats plus que décevants au début des années 80, j’ai boudé pendant au moins deux décennies la gamme entière des tabacs Mac Baren. Jusqu’en 2006 quand Per Jensen, le tout nouveau blender de la maison, a sorti un mélange complètement atypique : contrairement au mielleux style maison, son blend était pure nature. En plus, le cœur de la recette était constitué d’authentique shekk-el-bint longuement maturé, une denrée ô combien rare. Ce blend baptisé HH Vintage Syrian, c’était la réponse de Jensen à tous ceux qui à l’époque reprochaient à Mac Baren d’être incapable de produire un anglais réussi. Et cette réponse sur laquelle il avait travaillé pendant toute une année, était tellement probante que dès sa sortie le Vintage Syrian a atteint le statut de légende, que Greg Pease m’a confié qu’il donnerait an arm and a leg pour pouvoir disposer d’un stock de latakia syrien d’une telle qualité et que soudain même les gourmets les plus difficiles se sont intéressés à Mac Baren.

Jensen a donc immédiatement compris qu’il y avait un marché pour des mélanges naturels, sans aucune forme d’aromatisation, faits avec des ingrédients triés sur le volet. Et depuis, il a continué sur sa lancée en élargissant régulièrement la gamme des tabacs HH. Aujourd’hui, l’écurie aux initiales de Harold Halberg, le fondateur de Mac Baren, compte neuf mélanges qui s’adressent autant aux amateurs de latakia, qu’aux fans de virginia, de virginia/perique, de burley ou de kentucky.

Le dernier-né de la série, le HH Rustica, sort joyeusement des sentiers battus. C’est le parfait exemple d’un tabac qui arrive à éveiller la curiosité même des fines bouches les plus blasées. Parce que le Rustica est basé sur un tabac qu’on ne retrouve jamais dans la liste des ingrédients des mélanges que vous et moi fumons. J’ai nommé le Nicotiana rustica, une variété de tabac originaire d’Amazonie qui s’est répandue ensuite sur tout le continent américain. C’était le tabac que fumaient les Amérindiens à l’époque où les premiers colons anglais se sont établis en Amérique du Nord. Bientôt les planteurs en Virginie se sont mis à le cultiver pour approvisionner l’Europe. Sans succès parce qu’en comparaison avec le Nicotiana tabacum qu’exportaient les Espagnols depuis les Caraïbes, le rustica fort amer et extrêmement puissant faisait piètre figure. Les planteurs américains ont donc abandonné sa culture au profit du Nicotiana tabacum dont sont dérivées toutes les variétés de tabac que nous consommons de nos jours. N’empêche qu’on trouve encore du Nicotiana rustica en Europe de l’Est, au Moyen Orient et en Asie.

Vu les caractéristiques du rustica, Per Jensen a dû faire certains choix. Pour réduire l’amertume, il a opté pour un séchage des feuilles au soleil afin de conserver le plus possible de sucres naturels. Quant à sa puissance – le rustica contient jusqu’à vingt fois plus de nicotine que les variétés de tabacum –, il était exclu de nous proposer un rustica pur. Il fallait donc lui trouver des partenaires appropriés. Per Jensen étant convaincu que des dark virginias s’harmoniseraient le mieux avec le rustica, il a fait une multitude d’essais avec différentes proportions. Mais les résultats n’étaient jamais vraiment satisfaisants. Ce n’est qu’au moment où il a expérimenté avec l’ajout de burley aux deux autres ingrédients qu’il a fini par composer un mélange bien équilibré. Par ailleurs, le mariage des tabacs est optimalisé par un pressage à chaud, ce qui cause une légère fermentation de l’ensemble.

La boîte carrée contient trois rangées de flakes étroits et fins. Ici et là ils sont parsemés de filaments fauves, mais c’est un brun très foncé qui domine. A ma surprise, les odeurs ne sont en rien dépaysantes. En vérité, on reconnaît immédiatement la parenté avec le HH Bold Kentucky ou le HH Old Dark Fired. Je décèle de la viande fumée, du pimenton, du barbecue, du boisé, de l’acidité, une touche terreuse et dans le fond un côté végétal et quelque chose de médicamenteux. C’est un nez viril et sombre qui me plaît, mais qui m’étonne. Pour moi, le HH Rustica sent le kentucky. Or, aux dires de Mac Baren, il n’en contient pas. Faut-il en conclure que le Nicotiana rustica, pourtant séché au soleil, produit naturellement des arômes similaires à ceux du kentucky qui sont dus au fire-curing ?

Les flakes dans ma boîte sont légèrement huileux et assez humides. Il s’avérera d’ailleurs que sans séchage, il m’est impossible de les tenir allumés. Il faut donc les émietter et les faire sécher pendant quelque temps. Et même après séchage, le tabac ne se consume pas sans encombres. Il faut notamment manier le tasse-braises avec doigté, sinon le tabac tend à former une masse compacte passablement ininflammable.

Quand arrivent en bouche les premières bouffées, je sais d’emblée que je vais me régaler. Voilà un tabac qui a du corps, beaucoup de corps, mais qui combine ce punch avec rondeur et velours. Et ce qui me frappe immédiatement, c’est d’une part la qualité des dark virginias qui livrent dans le fond du travail impeccable en tissant un tapis douillet sur lequel le rustica et le burley peuvent batifoler à souhait, et d’autre part que même s’il y a toujours un air de famille, en bouche le rustica tient nettement moins du kentucky qu’au nez.

Malgré le fait que ma boîte n’a pas été encavée, les goûts sont fondus en un tout. Chapeau. Dans cet ensemble, je décèle une touche fumée qui correspond au côté viande fumée et barbecue du nez, de la terre et du champignon, du boisé et du cuir, un épicé discret, de temps à autre un petit flash végétal qui n’est pas sans rappeler le Lakeland. Ceci dit, bizarrement le HH Rustica impressionne moins par l’intensité de ses saveurs que par la continuelle sensation de plénitude que procure sa fumée riche et rassasiante. Et ça, c’est sans aucun doute l’apport du rustica baraqué, tout comme la puissance considérable.

D’ailleurs, Mac Baren nous met en garde : le HH Rustica est de loin le mélange le plus fort que la firme ait jamais produit. Ce serait même carrément l’un des tabacs les plus forts au monde. Personnellement, je nuancerais ces propos. Certes, c’est clairement un mélange fort puissant qui risque d’en assommer plus d’un, mais il n’égale pas la force de certains ropes du Lakeland. Bref, il y a pire. N’empêche que ce n’est pas un tabac à consommer sur un estomac vide.

Vu la réputation du Nicotiana rustica, je m’étais attendu à un mélange balourd et un tantinet primitif. Il n’en est rien. Le HH Rustica est au contraire un mélange peaufiné, harmonieux et tout sauf rustique. Je le recommande donc chaudement, tout en vous mettant en garde une fois de plus : si vous êtes sensible aux effets de la vitamine N, passez votre chemin.

Je termine en exprimant mon respect à la fois pour Per Jensen qui a eu l’idée de concocter ce blend hautement original et pour l’entreprise danoise qui a osé le commercialiser.

Esoterica Tobacciana, Dunbar

Esoterica n’est pas le nom d’un producteur, mais d’une gamme de tabacs produite par la légendaire manufacture jersiaise J.F. Germain. Vu la qualité des mélanges, l’écurie Esoterica jouit d’une réputation en béton. A tel point que l’offre n’est absolument pas suffisante pour remplir la demande. Résultat : un out of stock généralisé et quand il arrive à un commerce en ligne d’annoncer un nouvel arrivage, une heure plus tard le sold out est affiché. Très frustrant.

Quand on classe sur Tobaccoreviews les tabacs Esoterica selon la moyenne des notes attribuées par les dégustateurs, pas de surprise : les deux mélanges les plus mythiques, à savoir le Stonehaven et le Penzance, occupent ex aequo la première place avec un score de 3,5. Immédiatement après suit le Dunbar avec une note de 3,4. Il fait donc partie du top 3 de la production d’Esoterica. Ce podium démontre par ailleurs que J.F. Germain réussit à maîtriser avec un égal bonheur toutes les catégories de tabacs puisque le Stonehaven met en exergue le burley, alors que le Penzance est un balkan et le Dunbar un virginia/perique.

Le Dunbar combine sept variétés de virginia avec de l’authentique Louisiana perique. Les tabacs sont légèrement pressés pour les marier, coupés en flakes et enfin transformés en ready rubbed. Le résultat est un mélange de brins et de fragments de flake dans lequel on distingue de l’anthracite, du marron et du roux, mais avant tout du fauve et du brun clair.

Déjà à l’ouverture de la boîte, je suis sous le charme. A l’âge de sept ans, le tabac dégage des odeurs complexes et extrêmement appétissantes. Grâce aux sept virginias, toute la gamme des arômes de VA passe la revue : du foin, du fruité, du boisé, du pain d’épices. Le perique quant à lui complémente à merveille les odeurs des virginias avec un royal bouquet de fruits secs. Bref, le Dunbar est l’un des VA/perique les plus agréables et complets qu’il m’ait été donné de sentir. Voilà donc un nez qui suscite des attentes très élevées.

L’allumage et les premières bouffées ne déçoivent pas. Une vague de saveurs fondues et harmonieuses qui correspondent aux promesses du nez, déferlent sur la langue. Un régal. Voilà une fumée soyeuse qui ne tente pas de vous impressionner, mais qui avec élégance et une certaine retenue caresse vos papilles, vous fait profiter de ce que le VA/perique a de mieux à offrir, et, ce faisant, vous donne un cours sur l’art du blending. Dans des mains moins expertes, le perique peut se montrer à la fois un tantinet impur et décadent avec des goûts de moisi, et passablement agressif avec un piquant pimenté qui dépasse les bornes de l’agréable. Ici rien de cela. L’herbe louisianaise tisse en intime collaboration avec les VAs un voile gourmand de saveurs aigres-douces, joliment fruitées et légèrement épicées qui tapisse votre palais d’une délicate couche de pur plaisir.

En cours de route, les saveurs évoluent. Le fruité reste présent, mais se fait plus discret. L’épicé gagne légèrement en ampleur mais sans devenir vraiment piquant, les notes de foin et de bois sont plus perceptibles et de temps en temps je décèle un petit goût de mélasse. Mais comme avant, rien ne domine et l’équilibre est sauvegardé. Par ailleurs, le Dunbar se montre en tous points bon enfant : aucune agressivité, pas de puissance excessive, pas de risque de surchauffe, pas de rallumages fréquents.

Ce n’est pas tous les jours que je suis aussi dithyrambique, n’est-ce pas. Or, me voilà obligé de tempérer mon enthousiasme. Parce que le Dunbar souffre tout de même d’un défaut majeur : il s’avère qu’il fait la fine bouche devant une bonne part des partenaires que je lui propose. Dans certaines pipes, je l’ai trouvé exquis parce que fondu, fin, subtil. Dans pas mal d’autres, cette finesse et cette subtilité n’arrivaient pas vraiment à s’exprimer, ce qui résultait en une fumée manquant de définition et de caractère, notamment dans la deuxième moitié du bol. Bref, plusieurs fumages étaient sans grand intérêt.

Par conséquent, mon jugement final est plutôt mitigé. Quand l’union entre bois et herbe s’instaure, le Dunbar est une vraie réussite. Si, au contraire, le mariage n’est pas heureux, c’est un VA/perique assez quelconque. N’empêche que s’il vous arrive de tomber sur une boîte, je vous recommande de cliquer sur le bouton achat.

TAK, Hot Cut

Qu’est-ce qui se passe ? Je viens de visiter le site web de Thomas Darasz. Plus de trace de l’Old School présenté dans le numéro précédent de ma chronique. Et voilà que le Hot Cut que j’ai acheté il y a à peine dix mois, a lui aussi disparu. Ça m’intrigue. Je pars donc à la recherche des trois douzaines de mélanges TAK auxquels j’ai déjà consacré un article. Il s’avère que quatorze de ces blends ont été supprimés du catalogue. Ça fait un paquet. Etaient-ce des mélanges dont Darasz n’était plus satisfait ou ont-ils fait un bide commercial ? Possible. Ou se pourrait-il que le blender ait fini par comprendre à juste titre qu’il produisait trop de mélanges qui se ressemblaient et dont la raison d’être était par conséquent discutable.

Vous savez que Darasz aime bien expérimenter pour nous proposer des créations qui sortent des sentiers battus. C’est ce côté mad professor qui constitue ce qu’on appelle en marketing sa unique selling proposition. Pas étonnant donc que dans les descriptions sur son site, le blender s’applique à faire ressortir son non-conformisme et son excentricité. La description du Hot Cut illustre cette stratégie : aux dires de Darasz, le Hot Cut n’est pas un mélange. Lisez pas UN mélange. Non, dit-il, en vérité il s’agit de deux blends distincts qui sont mélangés avant d’être conditionnés. Ah bon.

Après avoir lu le texte de présentation entier du Hot Cut, je vous avoue que je me pose des questions. Mais jugez par vous-même : le premier mélange serait acidulé et herbeux et composé de virginias rehaussés de perique et de black cavendish. L’autre serait doux et gai et contient uniquement du dark fired virginia aromatisé avec un authentique whiskey fruité et délicat. Les deux mélanges sont alors longuement maturés avant d’être mariés. Deux mélanges ? Vraiment ? Ne serait-il pas plus honnête de dire qu’il s’agit d’un mélange dont un des ingrédients est préalablement aromatisé ? Bref, il me semble que la rhétorique du marketing soit un tantinet fallacieuse.

Passons au test.

Bel ensemble de couleurs dominé par les bruns et les fauves. Diverses coupes dont des fragments de feuille XXL. Nez discret mais agréable dans lequel on reconnaît vaguement le whisky et surtout les notes grillées et caramélisées du cavendish et du fire cured virginia. Agréable, certes, mais pas excitante pour un sou.

Pour le fumage, je serai concis. Pour moi, le Hot Cut est un échec. Pas de peps, peu de goût, un petit côté aro qui me déplaît, un début de morsure, une deuxième moitié de bol assez acerbe. Tout ça est franchement décevant. Après une bonne dizaine d’essais, le tabac a fini à la poubelle.

Un verre de Lagavulin avec un bon latakia peut être un régal. Un Royal Lochnagar avec un virginia fruité et légèrement mielleux, c’est parfait. Mais je n’ai jamais compris à quoi ça sert de doper du tabac au whisky. Pour moi, ça ne marche pas.