Errances d’une volute

par Laurent M

06/12/21

Saison 16 - Confessions d’un infidèle tabacophile sur les heures qu’il occupe à souffler de la fumée - Tierce

Tierce, où l’on parle de Pfeifen Huber “Kurt Eisner,” de John Cotton Latakia et de Cornell & Diehl - Star of the East, entre autres herbes impies mais néanmoins délicieuses.

Je le sais, fratres, le temps peut paraître long à entendre mes propos oisifs et désordonnés mais les volutes suivent leur propre chemin divin, pas celui de notre rationalité décevante, et encore moins celui de notre impatience. Elles vont là où le vent les mènent et se dissipent avant même que l’on ait eu l’envie de saisir leur essence. Toutefois, si même mes paroles suivent des destins de volutes et se dissipent entre vos deux oreilles, peut-être aurez-vous juste durant un moment, le sentiment d’avoir entendu ou lu quelques mots agréables et, pour moi, la satisfaction intime d’avoir partagé, et même confessé, un bénin délice. La matinée n’est pas encore finie et vous êtes tous bien attentifs, alors commençons.

Pfeifen Huber "Kurt Eisner"

Il y a des filières de passage entre la lointaine Germania et la Gaule chevelue. De sa visite en contrée gothique, et par l’intermédiaire de l’abbé Guillaume, notre très cher fondateur, frère François est parvenu à faire acheminer par charroi postal un mélange concocté par Hans Wiedemann, le fondateur de la manufacture HU Tobacco, mélange vendu seulement dans l’échoppe “Pfeifen Huber”*, dans la bonne ville de Munich. Ah ! Les idées noires s'amoncellent, fratres, quand, par l’ingéniosité de cette belle invention qu’est la toile internet, je feuillette, ou molette, du bout de l’index, les pages du site présentant les tabacs conçus spécifiquement pour cette vénérable échoppe. Que de misère en royaume de France ! Jugez-en par vous même*. L'échantillon parvenu entre mes doigts avides se présente sous la forme de brins fauves assez épais et une odeur qui fleure clairement le virginia. Pas de révolution jusque-là, n’en déplaise au nom affublé à ce tabac d’un homme ayant participé au renversement d’une monarchie teutonne. C'est standard à bien des tabacs de la même espèce. Le bourrage est très aisé, quelle que soit la taille des fourneaux. J'ai fumé deux bols dans une morta et dans une Castello qui n'a jamais connu rien d'autre que du Va. Donc, pas de perturbation à attendre d'anciennes odeurs (que mon pauvre appendice nasal ne permettrait d'ailleurs pas de percevoir).

Alors que dire, que confesser ? Vous serez bien déçus par mon aveu. Que dirai-je si le mot "insignifiant" avait un parfum, si le mot "passe-partout" pouvait se traduire en fragrance, si l'expression "Et alors ?" pouvait se transformer en odeur de champ après la pluie, en odeur de foin ou de pain grillé. Vous m'avez compris, ce tabac ne me laisse pas m’envoler vers des félicités insoupçonnées, pas soupirer d'aise. Le “Kurt” fait le job correctement et sans écart de conduite : pas de brûlure de la langue, pas de goût cramé de caramel de bas étage, pas d'odeur de pneu, pas d'acidité. La combustion est bonne jusqu'au bout avec un goût qui reste standard et identique jusqu'au bout. Oui, il fait le job de bon petit tabac qu'il est. Il est bien bourgeois avec ce nom de révolutionnaire. Mais il est à mes yeux insignifiant, peu marquant, n'envoyant pas le fumeur au pays des songes, des rêveries, de la remémoration. il n'ouvre pas sur des paysages grandioses, des désirs d'aventure ou de rencontres. Il fait juste le job.

Mais, allez-vous me dire, c'est déjà ça, le reste est subjectif ! C'est vrai. C'est pourquoi, pour celles et ceux qui y ont accès, ce tabac n'est pas mal. Il me fait un peu penser à du Capstan bleu. On pourrait être en plus mauvaise compagnie, avouons-le.

John Cotton Latakia

Vous allez dire que c'est tard, fratres, mais je viens de me faire un bol de ce John Cotton dont on m’a tant parlé. J’ai bien sûr entendu parler de ce John Cotton très puritain, l’homme, pas le tabac ! Pour ce dernier, c'est l'échantillon reçu dans l’estaminet de cuisine transalpine “Il Bacaro” où nous tenions une retraite de congrégation du chapître parisien. Ah ! Quelle sainte retraite et quelle soirée, tellement embrumée que je ne me rappelle plus du nom du frère qui m’a glissé cet échantillon ! Vilenie des souvenirs embrumés que cet éminent frère dans la pipe me pardonnera illico. L’échantillon, quant à lui, a trouvé le chemin naturel vers une vieille pipe James Upshall qui n'a connu que du latakia.

La première impression que l’on tire de ce tabac, à l’allumage, est celle d’une grande douceur et rondeur, comme “un cul de bébé” diront certains, bien que fumer ces doux êtres braillards aux yeux étonnés ne me viendrait pas à l’esprit. Ensuite, ce tabac ne procure aucune agressivité du palais, aucune acidité tout au long d'un fumage parfait avec une combustion ad hoc. Ce n'est pas une grosse bombarde latakienne assurément, mais il développe des nuances fugaces intéressantes tout au long d’un fumage régulier qui s’achève comme un rêve plaisant au bord d’une mer de félicité. La nicotine ? Ce n’est pas à un vieux routier de mon acabit que cela va poser un problème. Aucune escalade dans les neurones. Comme j'étais peu de temps auparavant sur du HH Rustica, j'ai vite vu la différence, croyez-moi !

Oui donc, du beau, du bon, du Cotton. Mais je ne peux assurément en dire beaucoup plus car l’échantillon était trop petit et déjà, le regret s'installe et l’envie monte en moi d’en disposer à nouveau.

Cornell & Diehl - Star of the East

Je pensais trouver de l’inspiration pour vénérer l’étoile de l’Est, l’étoile matutine ; ou songer aux savants venus des contrées orientales se prosterner devant le berceau de l’Enfant Jésus ; ou encore me confondre dans la contemplation des facettes brillantes d’un diamant à l’eau très pure ; ou enfin rêver aux vies imaginaires que j’aurais pû avoir avec une vedette au firmament que les journaux béats auraient qualifié d’un tel surnom. Baste ! Vils songes insensés, traître imaginaire des noms de tabac, par Saint Evin Tabacophobe ! En quoi ce tabac est-il une “star” ? Son nom lui donne sa seule récompense, piètre prétentieux orgueilleux. Je me suis laissé séduire par ses oripeaux brillants, sa carte de visite. C’est un mélange tout prêt (il existe aussi en flake) pourtant alléchant de Latakia, Oriental/Turkish, red Virginia qui laissait augurer quelques plaisirs charmants. Las, ce produit oscille toujours entre deux. D’un côté le latakia remonte en fragrances discrètes, pas agressives mais pas assez présentes à mes yeux, de l’autre une douceur mollassonne de l’oriental mâtinée d’un zeste piquant du virginia. Il est comme l'âne de Buridan qui ne sait choisir entre boire ou manger. Je m’en suis lassé de devoir lui faire exprimer, soutirer, extirper ses saveurs, qui dans une bruyère, qui dans une écume, qui dans une maïs, qui dans une morta. Si l’une ou l’autre pipe pouvait pousser l’interrogatoire un peu loin, jamais ce tabac n’a parlé et il est mort en emportant son secret dans la cendre.
Pas terrible in fine et une horrible tendance à me piquer la langue, quelle que soit la pipe et ça, ça, je déteste absolument.

Passée cette déconvenue, j’ai été pris d’une envie terrible de cigarettes et, dans ce moment, j’oscille souvent entre les Craven A pour leur tabac blond un peu acidulé et les Gitanes, sans filtre dans les deux cas. Le paquet de Gitanes a fait l’affaire mais Dieu que je trouve désormais ce tabac amolli. Pourtant, j'aimais la morsure de la première bouffée jadis. Là, présentement, il faut que je vous dise que ces cigarettes ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles furent. Peut-être mes volutes pipières vers d’autres horizons tabacophiles ont-elles mis de côté les attraits de la jolie gitane bleutée du paquet. Peut-être, mais grillons-en une pour y penser.

the Young Pope


Source : The Young Pope