Errances d’une volute

par Laurent M

19/07/21

Saison 13- Confessions d’un infidèle tabacophile sur les heures qu’il occupe à brûler des herbes pour souffler de la fumée - Matines

Matines, où l’on parle de toscano, de HH Rustica, et de Ramback, entre autres herbes impies mais néanmoins délicieuses.

On a beau prôner la fidélité absolue à une boîte de tabac, lui jurer qu’on ne fumera qu’elle durant quelques semaines, les tentations offertes font que l’infidélité menace. Lorsque j’ai commencé ces errances, elles n’étaient que le constat d’un passage de boîte en boîte, un peu comme on saute d’une pierre plate à l'autre pour franchir le gué d’un ruisseau. Or, voilà que mes pieds se posent sur plusieurs pierres à la fois et s’agitent nerveusement dans tous les sens, comme la queue et les pattes du teckel de Giacomo Balla*. Que de dispersion ! Dès lors, il est l’heure pour moi de redresser la barre pendant qu’il est temps, passer au confessionnal pipier, pour réclamer l’absolution du péché capital de gourmandise qui s’est emparé de mon être, de mon âme, de ma langue, de mon palais, de mon corps fébrile mais laissons mon corps tranquille et restons dans la bienséance en parlant de pipe.

Oyez ma confession, fratres, adeptes de l'eudémonisme pipier. Prenez place dans vos stalles pour oïr mon histoire de pauvre pêcheur ivre d’absolu.

Parce que, oui, avouons que fumer est un acte spirituel, un acte qui vous met en prière avec son rituel bien huilé et qui ne vous prend que parce que vous avez envie, absolument envie, de faire vivre au fond de votre cœur cette étincelle divine qui vous propulse dans l’éternité. Instant fugace souvent qui vous semble l’avant-goût d’un paradis où vous vous sentirez définitivement chez vous.

Alors, pour retrouver ce jardin d’Eden où pousseraient toutes les plantes de la création, et surtout celles qui se fument, vous savez que vous êtes prêt à enchaîner les marathons pipiers, faire la chasse à la boite comme d’autres la chasse aux œufs, recueillir sous la table des échantillons dont le contenu est communiqué à voix basse dans l’antre enfumée d’un tripot des bannis de l’espace public, j’ai nommé les fumeurs.

Quelles furent donc les créatures de la famille Nicotiana Tabacum qui ont ainsi terni ma réputation vertueuse, et qui font que je réclame, je supplie, j’implore un “absolvo te” enveloppé des volutes de l’encensoir ? Elles arrivent par la poste, dans de petites enveloppes mystérieuses accompagnées parfois de petites cartes d’encouragement. Elles arrivent par des rencontres pipières, dans des estaminets de Paris où la convivialité fait que la vertu est fréquemment battue en brèche, et avec le sourire s’il vous plaît. Et toutes ces herbes s’accumulent dans les tiroirs, tendant leurs petits bras pour être senties, fumées, appréciées. Comment leur en vouloir ? Comment ne pas céder devant les effluves qu’elles envoient ? Elles sont bien plus prioritaires que les boîtes scellées qui gisent dans ma cave comme dans un caveau de Pharaon, et pour lesquelles on se dit que l’exhumation peut encore attendre un peu. Alors va pour les enveloppes, les échantillons généreux, les bouts de tabac qui traînent.

Toscano

Ma pauvre dérive, ma chute dans les ténèbres vaporeuses, a commencé d’ailleurs non pas avec une pipe mais avec des cigares. Ah, Ces petits Toscano (*) qui furent pour moi une vraie découverte. Ces “Originale”, “Soldati”, “Il Doge”, “Superior” que j’ai pu fumer tranquillement au printemps 2020, alors que nous entrions en confinement. Tout en remerciant notre camarade aimeric, mes pensées s’envolaient dans le ciel bleu, avec les volutes qui s'effilochaient dans le beau ciel bleu au-dessus de la Seine. Un Soldati, d'une volée, comme ça. Si au départ, le goût est très doux, presque imperceptible, bien loin des goûts auxquels nous avons l'habitude en tant que fumeur de pipe, il s'est renforcé petit à petit au cours du fumage. C'est très étrange car avec ce long cigare, je n'avais jamais l'impression d'avoir la bouche remplie de fumée. Vous savez, cette sensation de plénitude que nous donne une bonne grosse bouffée. Il me fallait parfois tirer deux ou trois bouffées avant d'avoir cette sensation de plénitude. Quoi qu'il en soit, ce Toscani est beaucoup moins musclé que l'Originale que j’avais fumé quelques jours plus tôt, plus rond, plus urbain je ne sais pas, mais assurément moins chargé en nicotine puisque je n'ai pas eu de sensation de vertige, nausée ou transpiration (parfois au moment où on ne s'y attend pas !) Donc, une bonne expérience. Et puis il faut le dire, j'adore ce petit côté brut et inégal du profil de cigare du Toscano. Parfois, il faut faire une pause, les fumer par petites séquences, garder les bouts non fumés dans une boite, y revenir. Ces petits cigares ont un caractère bien trempé. Je les laissais s'éteindre soit naturellement, soit à l'étouffée en les privant d'oxygène. La saveur ne me semblait pas modifiée au rallumage. Pour le "soldati" comme pour le "superior", j'ai bien aimé la forme irrégulière des cigares, typique de la fabrication manuelle. Avec "Il doge" de Nostrano, la surprise a été de trouver un cigare très régulier, lisse comme une peau de pêche. C'est surprenant et presque un peu décevant tant on s'habitue au hasard des irrégularités. Question goût, il cache son jeu. C'est un cigare très doux en bouche, qui se consume sans problème sans manifester sa force et brusquement, au passage du dernier tiers, le Doge quitte son allure de Bucentaure* pour adopter celle d'une trirème en mode d'abordage. Cela surprend et déroute un peu. Le goût devient plus âcre et fort, à la limite de ce que je peux supporter. Tu avais prévenu, aimeric, c'est un autre monde !

Mais une fois le doigt pris dans l’engrenage de la luxure tabagique, une fois le feu mis, rallumé, une fois la tentation présente, dur de s’en défaire. Ce n’est pas pour rien que la prière enseignée par le Christ reprend la formule “Et ne nous laisse pas entrer en tentation”. Diable, oserai-je dire, Jésus n’avait pas accès à internet ni au forum FdP. Donc, la volute a continué à enchaîner ses arabesques.

Mac Baren - HH rustica

Quand on parle de tabac, le grand public voit d’abord la cigarette, la cigarette manufacturée au goût assez doux. Il ne voit plus la rudesse de la plante fermentée. L’initiative de Mac Baren de produire un tabac au plus près de cette rudesse était louable avec ce Rustica. D'emblée, l'odeur est sympathique. Du tabac de vrai de vrai mais sans les odeurs caractéristiques du "goût français". Le fumage révèle une saveur soutenue qui tient bien en bouche. Pour une tranche de flake, je fais trois séances de fumage séparées car, même en fumant doucement, la bête a la faculté de me serrer les muqueuses et de monter à la tête. Je préfère m'arrêter avant d'avoir le palpitant qui danse trop la chamade. La nicotine grimpe sec le long des synapses et c'est un point qui est assez déplaisant, ma foi. Donc, ce tabac n'entrera pas dans ma collection. Je suis pourtant heureux de l'avoir testé par l'intermédiaire de Guillaume, que je remercie vivement.
Ceux qui aiment les tabacs forts (pas en odeur mais puissance d'impact) l'apprécieront, surtout avec un bon déjeuner dans la panse. Mais continuons donc notre triste litanie de peccadilles tabagiques.

Ramback

L’enveloppe de ce tabac a patienté quelques jours avant d’être ouverte. Pas par masochisme mais simplement par négligence. J’ai même failli l’oublier mais le renflement d’un objet que j’avais dans ma pochette des papiers “en cours” m’a ramené à la réalité de ce tabac mystère. A l’extraction de la pochette plastique, j’ai ressenti immédiatement une impression de déjà-vu. Une coupe fine, un joli brun quasi uniforme, cela sentait le burley tendance kentucky à plein nez. Pas de brins clairs, pas de brins noirs, on sent le tabac bien ancré dans une seule variété. Je sais qu’en écrivant cela, je m’expose à un plantage en règle car je n’ai jamais été bien fort à ce petit jeu mais un jeu est un jeu. J’ouvre la pochette pour sentir le tabac. Ce sont les relents du Semois que je sentais chez Manil ou Couvert. Une belle odeur de tabac franc et sans chichi ? Pas d’agrumes, pas de tonalité sucrée. Plutôt paille sèche et bois un jour d’été, une légère odeur d’écurie, des tonalités de noisette. Je vérifie sur le site : plantstabacs.htm*. Ouais, c’est à peu près cela.

Le bourrage est très facile et lorsque j’entame la première pipe pour ce volumineux paquet qui doit durer tout le Carême (et oui, en plus, incapable de faire un effort spirituel d’abstinence, vil ver lamentable !), c’est une Ashton qui ouvre le bal. A l’extérieur, le temps est pourri tout plein. Vent, pluie, humidité. L’allumage se fait sous la malédiction permanente du dieu Éole (et païen, en plus !), qui ne laisse guère de répit. La fumée est tout de suite douce et souple et j’ai le même sentiment que lorsque je fume du Semois. La saveur en est pourtant plus douce, légèrement plus sucrée.

Pourtant, cette impression ne dure pas. Le tabac s’avère vite avoir un goût d’une banalité affligeante en bouche. Je l’essaye avec plusieurs pipes, des petits comme des gros fourneaux. Et par plusieurs temps : nuageux, ensoleillé, pas de vent. L’étincelle de l’affection tabagique ne m’atteint pas. Certes, on peut aisément dire que c’est un tabac de tous les jours, un de ces produits faciles que l’on peut trouver au buraliste du coin mais voilà, plof ! Le bon point pour lui est qu’il ne brûle pas la langue, ne laisse pas les papilles avec un besoin de cicatrisation de plusieurs heures. Le sauçage chimique n’est sans doute pas sa tasse de thé. Bref, vous l’aurez compris, un tabac un peu passe-muraille, discret, pas désagréable en bouche, mais qui ne porte pas au firmament.

Fatigué je suis désormais, fratres et, avant de recommencer, j’aimerais ressourcer mes pensées dans la prière à celui qui est Créateur de toutes les plantes, surtout de la Nicotiana tabacum et de l’Erica arborea, avant de poursuivre ma confession. Laissez, s’il vous plaît, un cierge allumé, que je puisse plonger le regard dans la lumière ineffable qui accueille… et permet d’allumer ma pipe.

Eduard von Grützner


Source : Eduard von Grützner 1846-1925 Duitsland