Errances d’une volute

par Laurent M

04/05/20

Saison 10 - Motzek Hallo Twist, l'humaniteur

Ce 21 novembre 2019 fut la date d'arrivée au sommet d'un Everest littéraire. J'ai fini "la Recherche". La grande, l'unique, celle du temps perdu. En disant simplement "la Recherche", avec un grand R, on se rend compte que l'on utilise ce petit raccourci propre aux confréries remplies de ceux qui ont achevé une quête.

Dix-huit mois de plongée en apnée proustienne dans ce monde de salons aristocratiques et de petite bourgeoisie où les médiocrités côtoient les parvenus, où l'effondrement d'une société est peinte au scalpel par un auteur virtuose dont on dit la lecture difficile et qui, pourtant, n'utilise aucun mot compliqué. Car la magie de Proust est dans ce paradoxe consistant en des phrases fleuves remplies de mots simples. Des volutes de mots simples.

C'est en écrivant ces lignes que je me rends compte avoir vécu ces dix-huit derniers mois dans un tourbillon de mots sans même m'en apercevoir. Il en va un peu de même pour nos tabacs, dont la longue litanie s'égrène comme un ruban permanent le long duquel on ressent parfois une lassitude d'usage, de sorte que nous sommes pris dans une course perpétuelle à la nouveauté, à l'exploration.

Quelques jours avant de finir d'écluser cet océan de mots, je suis descendu dans ma cave pour y extraire un tabac. J'avais l'idée de plonger la main dans un des sacs qui me servent à stocker les boîtes et en sortir l'une d'elle d'un mouvement décisif, sans avoir de regrets, puis remonter illico. Vous savez le nombre de minutes que l'on peut perdre dans la réflexion sur le choix d'un tabac, au point d'en être parfois agacé ou peiné, sans toutefois être comme l'âne de Buridan qui mourut de faim et de soif pour ne pas avoir su choisir entre boire ou manger parce que les deux seaux d'eau et d'avoine étaient à égale distance à sa droite et sa gauche. Vous savez aussi la manière décisive d'Alexandre le Grand pour solutionner le noeud gordien, ne pas réfléchir et le trancher plutôt que de le défaire. Pourtant, au moment de plonger la main, je me suis rappelé que le dernier achat effectué était celui de trucs à l'aspect étrange. Les boîtes métalliques pouvaient attendre, place au bizarre, un des twists de Tomas Daraz.

Et ron, et ron, le petit étron

C'est un grand moment de perplexité qui attend le fumeur lorsqu'il tient le Motzek Hallo Twist, appelons-le Hal, au creux de sa main. Vous avez le sentiment de tenir un morceau brut de nature, quelque chose d'inachevé et très complet en même temps, unitaire, compact, global. Hal se présente sont la forme d'un gros étron bousier en forme de caillou de couleur fauve. Il se pose sur la table comme un presse-papier et reste là, ramassé en boule, prêt à bondir ou à ronronner. La photo présente sur le site donne l'impression que ce tabac est quasi-brun. Le descriptif explique ce qui attend le fumeur : "un mélange aromatique de fruits noirs séchés. Prune, raisins secs, avec un équilibre entre douceur et poivre. Des Virginias parfumés, du Perique affirmé avec un peu de black Cavendish." Soumis aux nez familiaux, les avis convergent : fruits séchés de type datte ou raisins secs, fruits à coque comme la noix de cajou, fruits rouges légèrement confits, moût de vin, vinaigre de cidre, cacao amer. L'impression globale est que cela sent bon et qu'on est loin des tapis de bombes chimiques. C'est un tabac qui fait plaisir au nez.

Motzek Hallo Twist

Au détorsionnage, Hal s'étire comme un petit vieux engourdi, ou comme un ado qui se réveille un peu tard après une soirée épaisse. C'est lent à se détendre, légèrement élastique, faut pas trop pousser Hal dans le dos. Les odeurs se font plus vives et se confirment. Il faut maintenant trancher dans le vif, affûter la lame. Je n'ai pas de couteau spécial pour le tabac. C'est une matière végétale qui s'épluche et se tranche comme n'importe quelle autre. La particularité est qu'il faut que ca tranche vif pour éviter un éclatement des feuilles et faire de belles rondelles. C'est plus un aspect esthétique qu'autre chose. Le tabac torsadé est une matière résistante, souple et il faut bien aiguiser le couteau. J'utilise pour ma part le bon vieux Victorinox standard, passé préalablement au fusil à affûter. En coupe, Hal montre bien la différence entre les feuilles de Virginia plus claires à l'extérieur et le black cavendish regroupé au centre, plus sombre avec des reflets graisseux. Je fais des rondelles de 2 ou 3 mm car j'aime bien l'aspect des rubans. Il convient après la coupe de bien déplier les rondelles ainsi faites pour plusieurs jours et de conserver le reste du toron à l'abri dans un bocal. Le malaxage des rondelles se fait avec beaucoup de facilité

Motzek Hallo Twist

Au bourrage, le tabac se montre un peu rétif, légèrement élastique. Les beaux rubans fauves s'engouffrent avec aisance dans le fourneau. Je prépare plusieurs pipes à l'avance car je les laisse un peu sécher. Cette temporalité entre la découverte du "rope", son détorsionnage, son découpage, son effeuillage, son bourrage et son séchage font partie intégrante du plaisir que l'on peut prendre avec la pipe et le tabac. Ce qui est particulièrement plaisant est le contact direct avec la matière, la feuille, sa manipulation. Nous sommes dans une civilisation de l'instant ou la vélocité imposée par la machine mène les êtres humains à des comportements très étranges. Dans un autre univers que celui du tabac, le café, nous avons réussi l'exploit marketing de faire croire que du très bon café est disponible sous forme de capsules d'aluminium qui ne laissent voir ni sentir le produit. Et on fait croire que c'est le summum de la civilisation. What else ? Pour ma part, j'achète mon café en grains, je le mouds dans un vieux moulin électrique des années 60 et je le renifle avant de le mettre dans cette bonne vieille cafetière italienne moka express à huit pans. On ne perd jamais de temps à toucher les choses et les êtres. C'est ce qui nous rend plus humains. Le tabac brut est un chemin d'humanité.

Motzek Hallo Twist

S'apprivoiser lentement

Sans doute ai-je coupé Hal avec des morceaux trop gros pour ce premier fumage. Il devient rétif dans la pipe. Dans une précipitation inepte et indigne d'un vénérable fumeur de pipe, j'ai simplement laissé les rondelles légèrement flétries avec mes doigts gourds tomber dans le fourneau en mettant une légère pression. Le résultat des courses fut médiocre et je n'ai guère profité du goût, occupé à constamment rallumer la pipe. Ce furent aussi des jours d'occupation professionnelle médiocres, soucieux, amers et remplis de cette cigüe des temps modernes que l'on nomme stress. La pipe, qui est sensée apporter un baume miséricordieux, ne fut pas là pour remplir son office. Hal et moi fûmes deux étrangers l'un pour l'autre.

J'ai repris mon couteau, retranché quelques rondelles et cette fois-ci, je les ai recoupées en petits morceaux puis mises dans quelques pipes et recommencé les salutations. Ce fut un grand changement. Nous nous sommes reconnus comme deux amis quittés depuis longtemps et se retrouvant après des années en se tapant dans le dos. Hal développe une saveur sucrée très douce avec de légers parfum de fruits à coque. Il n'a pas de pointe d'acidité, ne pique pas ni ne brûle les papilles. S'il ne faisait pas l'objet d'un soigneux découpage préalable, je dirais que c'est un tabac impeccable pour un fumeur débutant. Dans la pipe, il est comme un roulement à bille auquel on donne une petite tape et qui fait son office de roulement régulier avec un son feutré. Il ne s'éteint pas facilement avec cette coupe en petits morceaux et se fume par petites bouffées régulières sans même y penser. Je le fume en extérieur, comme d'habitude et, en ce début du mois de décembre, la fraîcheur de l'air rend particulièrement savoureux son arôme.

L'humaniteur

Que dit-on de lui ailleurs, sur Tobacco review ? Qu'il a des saveurs de fruit confit, de tarte au citron (sic), de raisin, d'épice, de prune, de pain grillé, de pêche. C'est la litanie des saveurs que l'on retrouve partout, dans tous les avis et qui font passer les commentateurs pour de savants goûteurs. C'est un peu comme le Beaujolais nouveau et ses saveurs de banane. Il n'empêche que Hal ne laisse pas indifférent, entre ceux qui souhaitent l'emmener sur une île déserte et ceux qui le vouent aux Gémonies. Hal est un Va/Ca/Per des plus classiques aux saveurs équilibrées mais qui, à mes papilles complaisantes, a une onctuosité sympathique, le fort désir de plaire et d'entrer en dialogue avec le fumeur. Si entrer en dialogue avec autrui est la marque de la plus profonde humanité, de cette marque qui nous manque dans les incivilités des marauds, rustauds et faquins de notre époque, alors je qualifierai Hal d'humaniteur, car il favorise la parole la plus empreinte d'humanité. Je n'oserai pas dire humanitaire, qui relèverait alors du secours à population en danger, bien que l'on puisse se demander si le fumeur de pipe n'entre pas dans la catégorie des réfugiés tabagiques.

Motzek Hallo Twist

J'ai pris quelques photos de Hal, au fur et à mesure de sa dissection. On y voit bien l'entremêlement des tabacs, le repliement des feuilles, la manière dont ce contact très proche, forcé, imposé peut favoriser l'échange des saveurs. A la coupe du toron, c'est l'image physique de volutes qui apparaissent, figées dans leur gangue matérielle, n'attendant plus que l'esprit du feu pour s'envoler. Michel-Ange voyait la forme de son œuvre se dégager du marbre, le fumeur de pipe voit ses volutes inscrites dans la matière végétale en sachant que c'est son souffle qui l'animera. Nous touchons là les attributs divins. Il n'y a qu'un pas à faire pour saisir la similarité de ce bloc de tabac avec les circonvolutions d'un cerveau humain. De là à dire que le fumage de ce tabac nous rendra les idées plus claires, je ne sais pas, mais cette présentation nous le fait plus proche de notre humanité. Il y a peut-être une intention involontaire que le hasard et le savoir-faire du blender se charge de traduire.

Le fil des jours

Au fil des jours, Hal et moi avons pris nos aises. Lorsque j'avais besoin de lui, je sortais le bout de toron, découpais deux ou trois tranches, les recoupais en petits cubes et bourrais doucement ma pipe sans trop forcer. Il m'est même arrivé de le mélanger avec du Semois afin de sentir la couleur "tabac" de cette alliance. Le résultat n'est pas mal mais il est préférable de prendre Hal seul. La qualité est ainsi faite qu'elle se suffit à elle-même.

Motzek Hallo Twist

Un toron, c'est long à vider. Dans le fil du temps, on se rend compte aussi de l'avantage de ce type de présentation. un "rope" ne sèche que très peu. Bien mis en boîte, il garde une humidité durant fort longtemps alors que les ready rubbed sèchent à une vitesse grand V. Hal et moi avons pu franchir quelques semaines ensemble en agréable compagnie.

Comment te dire adieu ?

Adieu, peut-être, mais c'est sans doute pour mieux se retrouver. A coup sûr Tomas Darasz a réalisé avec le Hallo Twist une belle réussite et tout amateur de tabac aurait tort de ne pas profiter de ce bel essai. Je suis ravi, quant à moi, cher Hal, de te saluer avec la déférence d'un ami qui t'assure de sa fidélité la plus profonde et qui reprendra avec plaisir la conversation un jour, d'emblée, comme si elle n'avait jamais cessée.

OF SMOKE AND SEA

Source : Jake Weidmann - 2015