Errances d’une volute

par Laurent M

28/10/19

Saison 7 - My Red fox, le virideux

Appelons ça le destin, le hasard, le jeu du destin et du hasard. Ce soir du 21 mai, à la Scala de Paris - qui n’a rien à voir avec celle de Milan - la ruse était au rendez-vous. Quand je dis ruse, je ne dis pas avoir été victime d’un guet-apens, d’une sournoiserie. Non, je parle de l’adjectif rusé. Le matin même, j'entame la boîte aux tons de braise sombre de HU My Red Fox, appelons-le Foxy, ornée d’un renard roux. Et qui dit renard dit ruse, méfiance, voire sournoiserie. Ah! Que le roman de Renart médiéval a bien joué son rôle, au point que le héros est devenu le nom du goupil alors que l’ours Martin est resté ours et non pas devenu un “martin”. Le soir donc, j'assistais à l’intégrale théâtrale* de l’Iliade et de l'Odyssée où Ulysse, l’homme aux mille ruses, prenait chair et verbe. Oui, encore un coup de ce brave Homère. Renard et héros grec, tabac et pipe, guerre et eau, feu et cendres, aller et retour, herbe et fumée, ma poche et ma pipe, le renard et la ruse.

Etre rusé, c’est se découvrir au dernier moment, faire jouer l’effet de surprise. Ce qu’a fait Foxy alors que je sortais des aventures casanières de Skiff le flegmatique. D’emblée, il a mordu. Un goût vif et très piquant de virginia puis très rapidement une montée de nicotine si on se laisse prendre au vertige de ce tabac. Le goupil a de la denture, c’est sûr. Il se consume très facilement, n’a pas besoin d’être séché préalablement. Les brins sont assez petits avec une tonalité de pelage tirant plus sur le marron que le fauve. A l’odeur, des tonalités de caramel et de bonbon au lait, de gâteau de riz, de botte de foin frais et de poussière de paille. Pas d’agrume, quoique ma fille en relève, pas de ton floral non plus. A la rigueur, on y sentirait comme des fragrances de cacao ou de chocolat amer.

Foxy, bien qu’étant découvert en écoutant l’Iliade, reste associé à la continuation de ma randonnée proustienne. Non pas que le grand Marcel traite de tabac, bien loin de là dans son univers de non-fumeurs, mais au moment où j’ouvrais la boîte de foxy, je terminais le monumental “Sodome” pour attaquer “La prisonnière”. On marque le temps comme on peut pour éviter de le perdre. Et que l’on ne dise pas que les titres des livres aient à voir avec l’impression que le tabac nous donne. Je suis influencé par les noms, soit, mais pas à ce point. Ce serait d’ailleurs fort amusant et drôle de faire coller des titres de livres à des tabacs au lieu de leur flanquer des intitulés parfois étranges. A quoi pourrait ressembler un “Illusions perdues”, un “Par le fer et par le feu”, un “Guerre et paix”, un “Du plomb dans les tripes” ou bien un “Sodome et Gomorrhe” ? Hum, peut-être ne faudrait-il rien savoir pour ce dernier titre sauf à le prendre au sens proustien de tabac délicieux et long au fumage avec des couleurs et des saveurs qui se développent en un temps étiré. A la différence de ma tendance à la boite de tabac unique, il m’est difficile de vivre avec un seul livre ouvert. J’en ai toujours un minimum de trois qui avancent chacun à leur rythme. Outre “La recherche”, Foxy côtoie en ce moment un Plutarque, le N° 5 de feue la revue “Caravanes” avec d’excellents textes d’Alvaro Mutis et “Le problème à trois corps”, excellent premier tome de la trilogie de science-fiction de Liu Cixin dans le prologue duquel apparaissent quelques pipes lorsqu'une des protagonistes se réfugie dans la maison d’une amie de son père qui vient d’être assassiné : “Elle avait également une collection de pipes occidentales disposées en ordre sur une exquise étagère en bois. Les pipes étaient faites de différents matériaux : rhizomes de bruyères méditerranéenne, sépiolite de Turquie, … C’était comme si chacune d’entre elles avait été imprégnée de la sagesse de l’homme qui les avait jadis tenues dans les mains et portées à sa bouche”.

Cette idée de la transmission de la mémoire et des vertus d’une personne par les objets qui lui ont appartenu me plaît mais ce ne sont pas n’importe quels objets. On parle d’objets tenus en main et portés en bouche, avec lesquels on fait quelque chose, on réfléchit. La main pour faire et écrire, la bouche pour respirer et parler. La pipe est presque toujours associée à la culture et au savoir, hormis quelques exceptions de dictateurs qui ont entaché son honneur avec leurs mains sanglantes. “Imprégnée de la sagesse de l’homme” : il est vrai qu'une cigarette ou un cigare ne peuvent en être imprégnés, participant, dans leur combustion sans conservation, à entretenir l’illusion de la rapidité et du pouvoir dans un monde qui en est saturé. La pipe, par sa conservation à travers les âges, appartient au système de pensée qui se projette dans un avenir en usant le moins possible d’énergie et en ayant au maximum le goût de la conservation. La pensée à long terme, à rebours du court-termisme ou présentisme actuel (nous sommes dans l’époque de l’hyper-modernité), est un recours puissant pour nos sociétés prédatrices car elle oblige à prendre soin des racines pour développer de longues branches. Elle fait ainsi apparaître notre cheminement sur cette Terre dans toute sa relativité sans exclure les actes d'espérance. Un petit renard roux qui te mord gentiment la langue peut vous emmener plus loin que tous les philosophes de l’instant et c’est d’ailleurs un renard qui demande au Petit prince de Saint-Ex de l’apprivoiser.

Et il court, le renard, dans mes pipes, il court avec puissance et allant, bondissant et glissant dans les tourbières remplies de morta, les landes jonchées de bruyères aux racines pipières, avec la fougue de ses pattes. Il a la puissance des choses vivantes qui croissent, qui irradient. Foxy, c’est la viridité, selon l’expression de Sainte Hildegarde de Bingen qui exprimait sous ce vocable tout ce qui est certes vert, mais surtout ce qui croît, pousse, régénère, guérit. Alors oui, le petit renard cavale bien. Je dois dire que tout au long des fumages, Foxy conserva ce mordant propre au virginia mais sans être agressif. Ce tabac vous tient la bouche comme un petit chien le mollet pour aller jouer, sans agressivité, sans serrer les mâchoires outre mesure. Alors bien sûr, au fur et à mesure que la pipe se vide, la pression se fait plus forte, le goût plus prononcé. Il faut avoir une petite expérience de fumeur habitué lorsqu’on reprend une pipe éteinte avec Foxy dans le fond de sa tanière et qu’on le réveille d’un petit coup de flamme. Le goupil proteste et envoie un peu de décharge amère sur les papilles mais très vite, si on lui flatte le col par de petites bouffées sans lui demander de courir à travers la lande à perdre haleine, il glapit comme un jeune renardeau qui batifole dans les bruyères et délivre un goût délicieux.

Comment te dire adieu ?

La boite du HU Tobacco My Red Fox porte cette dédicace “Hommage to my friends”. Et le sens de l’amitié doit être fort chez Hans Wiedmann pour dédier un tabac de cette qualité à ses amis. Cela donne envie d’approfondir les douze autres références de la gamme. Pour Foxy, il n’y pas grand chose à y redire car tout amateur de bon virginie peut y trouver son compte, y revenir avec profit, caresser le renard puis le voir repartir avec la certitude qu’il reviendra glapir dans les parages. S’apprivoiser, pour jouer au Petit Prince.

HU Tobacco My Red Fox


Source : Joanna Lisowiec - Fox wins
(ce que fait le renard une fois rentré dans sa tanière après avoir réussi à distancer la meute de chiens)
https://joanna-draws.com/#/fox-wins/