Errances d’une volute

par Laurent M

31/12/18

Prologue : les contes du videur de boite

Ce forum est muet et ne sent rien. Paradoxal de dire ça alors que le clavardage bat son plein. Les paroles, on pourrait les imaginer mais les odeurs ? J’ai beau renifler le clavier, il ne sent pas grand chose et en tout cas pas le tabac. Remerciement donc à ceux, et j’aimerais dire celles, qui stimulent par leur plume les odeurs et les saveurs que nous ne pouvons qu’imaginer. Avis, remarques, recensions, coups de gueule, tout s’écrit, rien ne se dit. Je ne connais pas la voix de la plupart des membres. Les visages sont par éclipses dans les photos des repas et bien souvent, on parle avec des avatars et des noms cachés. Le mien, je l’ai changé il y a quelques semaines. J’avais un petit personnage blondinet aux grandes oreilles et aux traits lisses qui commençait à m’agacer. Je le trouvais un tantinet sautillant, trop souriant, irritant. Ah ! Les avatars, ces enveloppes jetables au fil du temps. Juste une boite à personnalité.

C’est pas comme les boîtes de tabac. En voilà un sujet sérieux. Nous en avons tous : des neuves, des anciennes, des asséchées, des humides, des carrées, des rectangles et le plus souvent des rondes, des plates, des moyennes, des hautes. On les met sous le lit, dans les placards, dans d’autres boites. Elles sont descendues à la cave, montées au grenier. Marrant, je suis dans un boulot, l’appui à la création d’entreprise, où souvent on me dit :

- Voilà, je souhaite monter ma boîte
- Moi je le fais, une par soir !
- Je vous demande pardon ?
- Non, rien je m’égare. On peut revenir à la définition de votre proposition de valeur et votre segmentation de clientèle ?

On peut sortir en boite aussi, ce qui, vu la taille d’une boite de tabac, me ferait passer pour une sorte de Julia Gunthel au masculin (Allez ! précipitez-vous sur votre moteur de recherche favori). L’excellent dictionnaire Trésor de la langue française me dit même qu’être “en boite” dans les années 50 du XVème siècle signifiait “épris de boisson”. Il faut dire que pour certains tabacs, l’ivresse n’est pas loin. Maintenant, ma boite, je ne la sors pas, je l'emballe dans une autre, en verre. “Manque de pot” n’est pas une expression dont elle use. Par chance, son camarade s’appelle “Le Parfait”, en toute modestie. Ils forment un couple bien assorti : il la protège de l’assèchement, elle lui donne un peu de parfum dans sa vie de pot de verre. La vie d’une boite n’est pas toujours simple. Elle se fait traquer et ouvrir par un prédateur tabagique, se fait prélever du contenu par ce vampire, offre toute sa saveur par passion et, souvent, passée la première découverte, marine dans un petit harem d’autres boites plus ou moins entamées, attendant que le sultan du lieu la choisisse encore. En réalité, les fumeurs de pipe sont d’affreux polygames.

J’ai pratiqué, comme tout le monde, cette épousaillerie étourdissante. Je m’en suis lassé. Tant de saveurs mêlées, tant de retrouvailles qui ne se faisaient finalement plus, tant de moments que je n’arrivais pas à retrouver. La mémoire joue des tours, fait jaillir des souvenirs enjolivés, des désirs flamboyants que la réalité vient détremper. Je constatais cette déception comme le Narrateur de la “Recherche” proustienne mesure l’inadéquation et la distance entre les mots, nos désirs, nos sensations. La mémoire est une fieffée salope, parfois.

Dès lors, je suis passé récemment à de meilleures résolutions. D’aucuns diraient que je me suis repenti, ou passé du côté lumineux de la Force, selon son référentiel. Oh ! Je ne le fais pas par pure bonté d’âme envers ces demoiselles métalliques. Je reste un primate comme vous tous, mû par de sombres intérêts de survie et d’opportunisme même si je me donne toutes les justifications et alibis que je peux. Alors, je tente la monogamie boitière ou paquetière selon le mode d’emballage d’origine. Dans un cas comme dans l’autre, mon janissaire de verre, Le Parfait, devient son chaperon quotidien.

Pourquoi cela ? Pourquoi cette fidélité subite et puritaine alors qu’il y a tant de tentations où l’on peut fourrer les doigts sans vergogne ? Parce que je fume peu et donc, les boites durent longtemps, et que l’éparpillement ne me dit plus rien. Je préfère regarder celle ouverte les yeux dans les brins durant plusieurs semaines, la voir me délivrer sa saveur petit à petit jusqu’à sa dernière petite poussière. Alors, je la laisse partir avec la satisfaction de savoir que l’on a passé de bons moments sans infidélités notoires. Toutefois, la contrepartie de cette fidélité sera la valse des pipes. Elles vont toutes tourner, les belles, toutes connaître l’ivresse d’un même tabac. Ah oui, tiens ! Même celle qui jouent les vierges effarouchées en ne jurant qui du V/A, qui du Latakia. Allez hop, pas de chichi, on multiplie les expériences, Mesdames. “Adopte un mec” ? “Tinder” ? De la rigolade les filles, on passe au régime Chippendales tous les jours ! De toutes façons, je n’ai jamais senti de vraies différences avec la spécialisation. Je suis un rustre de la narine et de la rétro-olfaction, je mélange. Quoi ? on fait bien des cocktails !

Et puis, parce qu’il faut bien finir une fois qu’on a bien emm...ouscaillé le lecteur, les pipes et le tabac, c’est bien une chose, mais le contexte dans lequel on les fait agir, s’en est une autre. Vous n’avez pas la même sensation en fumant dans la lumière et dans l’obscurité, dans le bruit et le silence, la sécheresse et l'humidité, à la ville et à la campagne. Vous n’avez pas les mêmes sensations en lisant du Poe, du Proust, du Baudelaire ou en feuilletant le Parisien et Paris Match. L’oeil, la lumière, le son, tout influe sur l’appréciation personnelle que l’on porte sur un tabac. L’expérience tabagique étant une lanterne qui n’éclaire que celui qui la fume, je clavarderai aussi sur les circonstances du fumage. Gare à l’esprit d’escalier, ça va dévaler, et que ceux que ça ennuie prennent l'ascenseur.

Alors voilà, après ce prologue de prolégomènes baillants et poncifs, place aux errances d’une volute.

homme invisible pipe