Les pipes sablées Dunhill

par Fabio Ferrara, traduction de Renzo

03/05/10

Pourquoi consacrer un article aux pipes sablées de Dunhill ?

Les Shell

Simplement parce que la finition « Shell » est la mère de toutes les pipes sablées. Cela pourrait être un motif raisonnable pour leur dédier un papier. Cette innovation majeure, introduite par Dunhill en 1917, a eu un tel succès qu’elle a été adoptée par quasiment toutes les marques et pipiers existants.

En réalité peu savent que les Shell de Dunhill ne sont pas simplement des pipes sablées comme les autres.

Comme vous pourrez le constater en lisant ces quelques pages, mon analyse ne porte pas uniquement sur ce que les Shell voulaient être et sont toujours. Je crois que ce que je vais écrire ne correspond pas à ce que la plupart des fumeurs tiennent pour escompté. Je pense effet que, bien que sachant que Dunhill avec les Shell a inventé ce procédé esthétique, la plupart des fumeurs pensent aujourd’hui que ces pipes ne sont qu’un modèle sablé parmi tant d’autres en circulation un peu partout dans le monde. En réalité les choses ne se présentent pas tout à fait ainsi.

Commençons avec un peu d’histoire, peut-être mélangée avec un peu de légende…

Il se dit que la naissance des Shell soit survenue un peu par hasard. L’histoire raconte qu’Alfred Dunhill, un jour d’hiver, serait descendu dans sa cave avec quelques ébauchons de bruyère pour fabriquer deux pipes. Après avoir terminé la première et satisfait du résultat, il abandonna la deuxième près du chauffe-eau, et l’oublia. L’été suivant, en retournant à la cave, il retrouva cette pipe et remarqua avec grand étonnement que la chaleur diffusée par le chauffe-eau avait « creusé » la bruyère en lui donnant l’aspect que nous connaissons tous si bien de nos jours. Etait née la première pipe « sablée ».

Alfred Dunhill, qui était un observateur attentif doublé d’un homme d’affaire avisé et toujours à la recherche d’une nouveauté qui lui permettrait d’augmenter son business, voulut exploiter cette finition bizarre. Il réfléchit à la façon de perfectionner cette finition pour la commercialiser. Après quelques essais, il retint la bruyère algérienne, plus tendre que l’italienne et permettant d’obtenir un sablage plus profond et mieux sculpté. Insatisfait des résultats obtenus, il fit des essais en immergeant les pipes dans de l’huile (je crois qu’il s’agissait d’huile d’olive) avant le sablage, afin de rendre la bruyère plus malléable et d’obtenir un sablage encore plus profond et sculptural.

L’utilisation du trempage dans l’huile n’était pas une pure improvisation. Le brevet Dunhill permet de comprendre que cette pratique était assez commune à l’époque et utilisée pour améliorer l’esthétique des pipes. Le nouveau processus mis au point par Dunhill se différenciait cependant sous bien des aspects des traitements mis en œuvre par d’autres producteurs de l’époque.

Les Shell « oil cured » (selon une indication confiée à contrecœur le procédé pour les Shell serait différent de celui utilisé pour les autres oil cured) sont donc nées à la suite d’une réflexion d’ordre purement esthétique.

Il est à noter que ce traitement est très probablement fait à froid. L’immersion dans l’huile durait (et dure toujours) plusieurs semaines, à température ambiante, avant un temps de séchage également long de plusieurs semaines.

Il ne fallut pas longtemps à Alfred Dunhill pour s’apercevoir que ce procédé avait 3 autres avantages importants :

  1. L’huile semblait éliminer les imperfections de la bruyère
  2. Le fumage devenait plus plaisant et neutre
  3. La pipe devenait beaucoup plus résistante aux stress répétés du fumage

Je voudrais citer ici les mots de Edsel JAMES, un des plus importants collectionneurs de pipes Dunhill. Edsel JAMES a vu des milliers de Dunhill et en a fumé une quantité considérable; son avis me semble donc particulièrement avisé. Edsel parle des Shell en ces termes :

“It is so hard you couldn’t drive a nail in it. You could crack it, but it is so hard it wouldn’t absorb anything it would float forever. That’s why dunhills smoke better than any other pipe. Dunhill never made a bad smoking pipe; it doesn’t exist. In 1950’s I started to smoke dunhills and everybody thought I was nuts to smoke them, because they were too expensive. Every body said: - Edsel, you should somke Barlings, Charatan, they are cheeper - Well I did buy charatans and bought Barlings and others, but dunhill are better”

En substance, Edsel JAMES dit que les pipes Dunhill ainsi traitées sont tellement dures qu’il n’est pas possible de les égratigner, même avec un clou. Il est possible de les casser, mais elles sont tellement dures qu’elles n’absorbent rien. C’est la raison pour laquelle les Dunhill fument mieux que n’importe quelle autre pipe. Il termine en disant que dans les années ’50, beaucoup de ses amis lui déconseillaient d’acheter des Dunhill, trop coûteuses. Il essaya des Barling, des Charatan et autres, mais les Dunhill étaient les meilleures.

Plus loin Edsel ajoute deux autres curiosités :

  1. Pour les collectionneurs il faut savoir que les premières Shell de Dunhill n’étaient pas poinçonnées puisque facilement reconnaissables par leur finition
  2. Le nom de Shell vient de “shriveled” (rabougri, ridé). C’est ainsi qu’était apparue la bruyère aux yeux d’Alfred Dunhill et c’est ainsi qu’il nomma ces pipes.

Une fois tout ceci dit, quelles sont les particularités des Shell de Dunhill en comparaison aux autres sablées commercialisées de nos jours ?

La réponse est limpide : les Shell sont nées pour être sablées. Cela peut paraître absurde (ou banal), mais c’est la mentalité Dunhill, où rien n’est laissé au hasard. Dunhill achète de la bruyère algérienne, puis grecque (à partir de 1960), spécifiquement pour les sablées. Ce n’est pas important que le plateau soit parfait et sans défauts, comme pour une finition lisse. La bruyère est spécifiquement sélectionnée pour son grain permettant d’obtenir un sablage le plus beau possible. Les « ring grain » illustrent cette logique poussée à son extrême.

La production des Dunhill Shell n’est pas faite à partie de bruyère refusée pour les séries lisses. Les autres pipes Dunhill sont faites avec de la bruyère italienne, corse, sarde, etc., qui ne sont pas employées pour les Shell car cela entrainerait des résultats hétérogènes, incompatibles avec les standards de qualité en vigueur chez Dunhill.

Là où d’autres pipes sablées du commerce sont faites avec les « rebuts » des modèles destinés à une finition lisse, les Dunhill Shell naissent sablées.

Et vous voudriez que tout cela n’ait pas d’incidence sur le plaisir de voir un sablage parfait ou sur la qualité du fumage directement lié à un « acte scientifique et voulu » et non à la réutilisation de rebuts ?

Aujourd’hui comme hier, en achetant une Dunhill Shell, on fait l’acquisition d’un objet différent d’une simple pipe sablée.

Les Tanshell

Les Tanshell voient le jour en 1953 avec l’intention de posséder un sablage parfait et une teinte claire. Ces pipes n’ont rien à voir avec les Shell qui, comme nous l’avons vu, sont fabriquées à partir de bruyère algérienne, puis grecque.

Comme l’on peut l’observer, le sablage des Tanshell est très différent de celui des Shell. En effet, Dunhill choisit de fabriquer ces pipes avec de la bruyère provenant de Sardaigne. Je pars du principe que le traitement à l’huile est similaire à celui des Shell, mais le rendement de ces pipes est très différent du fait de la provenance de la bruyère. En sélectionnant la bruyère sarde (réservée uniquement aux Tanshell et Cumberland introduites elles en 1979) l’accent est mis sur des plateaux d’une telle qualité qu’ils pourraient tranquillement être utilisés pour des finitions comme les Root (pour lesquelles Dunhill a également utilisé de la bruyère de la péninsule italienne).

Beaucoup se sont demandés si ce n’était pas une folie que d’utiliser de la bruyère adaptée aux finitions lisses pour obtenir des pipes sablées. « knoxcigar » a parfaitement résumé la situation, je le cite :

"The Dunhill Tanshell pipe is a thing of beauty. A fine piece of briar is needed to produce such a clean sandblasted finish. Normally there is much debate about this finish as you need a piece of briar that is as clean as one of the Dunhill Root Briar finishes, so the argument is why finish it as a Tanshell when you might be able to make a Root Briar finish out of it. Well anyone who has owned an nice old Tanshell would never ask this question. A well seasoned Tanshell takes on a Patina like no other. It will develope a beautiful dark chocolatey finish that is second to none".

Encore une fois, nous sommes en présence d’une production de pipes sablées qui ne sont pas issues d’ébauchons rejetés mais produits avec un but très précis.

Les Cumberland

Comme je l’ai déjà indiqué, Dunhill a été obligé de remplacer la bruyère d’origine algérienne par de la bruyère grecque. La bruyère grecque présente des similitudes avec l’algérienne, mais est un peu plus dure. Alors Dunhill a inventé le « double blast », pour obtenir la même profondeur lors du sablage.

La Cumberland est née de la volonté de Dunhill d’augmenter le nombre de modèles de pipes sablées.

Richard Dunhill voulait quelque chose de différent. Bill Ashton Taylor, qui travaillait pour Dunhill, créa un premier prototype. Une pipe avec un tuyau quasiment marbré et un sablage particulier, avec une bruyère coloriée de manière à presque se confondre avec le tuyau. De plus, la pipe présentait une partie lisse assez importante sur le dessous et dans la partie supérieure de la tige. Le fumeur pouvait ainsi bénéficier des qualités de fumage d’une pipe sablée tout en profitant du visuel de la finition lisse mettant en valeur le grain de la bruyère. Le verni était également étudié de manière à mettre en valeur le grain du bois.

Ainsi naquit la Cumberland, qui présente une autre innovation : le tuyau en Cumberland, matériau similaire à l’ébonite avec cependant cet aspect caractéristique de « bois ». Le nom de cette pipe vient de la rue dans laquelle se trouvait l’usine Dunhill de l’époque : Cumberland Road.

Dans les années qui suivirent virent l’apparition de nombreuses autres finitions, dans une course à la nouveauté, la recherche du particulier. Ainsi firent leur apparition les Dress, Chestnut, Amber Root et les éphémères County, Russet et Red Bark.

L’arrivée de certaines de ces finitions a modifié l’aspect de certains modèles. La Chestnut est la version lisse de la Cumberland, avec des effets de couleur similaires. Cela a permis de varier la production de la Cumberland. Il existe ainsi des pipes Cumberland « old style » avec la partie supérieure du foyer en finition lisse, et aussi des « new style » avec la partie supérieure du foyer sablée.

La Shilling Grain et la Ring Grain

La Ring Grain n’est rien d’autre qu’une Shell avec une bruyère sélectionnée pour permettre un sablage particulièrement beau et uniforme. Le dessin du bois ainsi obtenu évoque une série de cercles superposés, d’où le nom. Comme la Shell, la Ring Grain a une finition noire.

La Shilling Grain est à la Cumberland ce que la Ring Grain est à la Shell. Il en découle une nouvelle forme de « finition exclusive ». Le nom vient de la monnaie anglaise, le Shilling. Le sablage ressemble, selon Dunhill, à un empilement de Shillings. Inutile de préciser que tant la Ring Grain que la Shilling Grain sont produites à partir de plateaux de bruyère aux qualités esthétiques particulièrement élevées. Le type de bruyère qu’un artisan danois aurait volontiers utilisé pour produire de superbes « Straight Grains » lisses !

dunhill sablees

Un exemple qui montre les qualités spectaculaires d’une Ring Grain

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Et une incroyable Shilling Grain

La Red Bark

Comme le nom le suggère, il s’agit d’une pipe sablée de couleur rouge, finition qui faisait défaut dans la gamme des sablées Dunhill.

Elle fut introduite en 1972. La couleur initiale était rouge foncé qui se mua dans l’espace de quelques années en rouge brillant avec des reflets roses. Cette variation fit chuter les ventes ; Dunhill décida de revenir à la coloration initiale en 1976. Inutile de préciser que ces variations ont fait le bonheur des collectionneurs.

En 1987 Dunhill décida de ne plus produire ce modèle.

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Une Red Bark dans sa coloration initiale

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Et une de la courte période « pincky »

La County

Cette finition fut assez vite abandonnée car peu appréciée par les clients.

L’intention était d’offrir une pipe plus foncée que la Tanshell, avec un tuyau en Cumberland, de manière à pouvoir proposer toute la gradation de couleurs dans la gamme des sablées.

Il y avait également des variations dans le sablage et dans la bruyère utilisée, de manière à présenter un panorama de choix très intéressant et varié.

Pour résumer (en excluant les Shilling et les Ring Grain déjà illustrées ci-dessus) la gamme des coloris et des sablages peut s’illustrer de la manière suivante (note : j’ai choisi de prendre les photos du site de Jeff Folloder qui ont l’avantage d’avoir été toutes prises par le même photographe, au même moment et dans des conditions de lumière identiques) :

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Shell

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Cumberland

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Red Bark

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County

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Tanshell

L’oil cured et le sablage

Comme je l’ai dit au début de cet article, le traitement à l’huile (huile d’olive) est effectué à froid, par immersion complète des têtes pré-travaillées durant une longue période.

A la suite de cette immersion, il faudra faire exsuder l’huile à la pipe par un procédé thermique.

Ce procédé aura deux conséquences notables :

  1. l’huile va, par substitution, enlever certaines impuretés et divers éléments chimiques naturellement présents dans la bruyère
  2. le traitement thermique successif va enlever l’huile du bois

Suivent ci-dessous les dessins et spécifications originales pour le traitement des « oil cured ».

Il est à noter qu’il est question d’huile végétale ou minérale avec une indication spécifique pour les pipes sablées (bruyère algérienne à l’époque du texte) pour lesquelles est spécifiquement fait mention d’huile d’olive. Cela laisse supposer que le traitement pour d’autres finitions et bruyères pouvait être différent.