Le retour d'une légende

par Erwin Van Hove

23/03/09
Dunhill LC

Une française naturalisée anglaise

N’en déplaise à tous ceux qui ressentent le besoin de critiquer la pipe au point blanc, il est impossible de nier qu’au cours de sa riche histoire, la vénérable marque anglaise a créé une série de modèles qui sont devenus des standards. Aucune billiard droite n’est aussi célèbre que la LB. Et c’est pareil pour la billiard courbe. La 120, aujourd’hui marquée du chiffre 5102, est la bent billiard archétypique et définitive. Pas étonnant donc que ces grands classiques toujours en demande sont devenus des objets de collection qui, par conséquent, n’ont jamais disparu du catalogue de Dunhill. Or, pour des raisons que j’ignore et qui me semblent tout simplement incompréhensibles, le fabricant anglais n’a pas respecté la même logique commerciale pour l’une des pipes les plus convoitées au monde : la légendaire LC. Allez comprendre : alors que les collectionneurs purs et durs sont prêts à débourser des sommes obscènes pour s’approprier une LC d’occasion et que les amoureux de cette sensuelle femme fatale pourraient fonder un club avec des milliers de membres, ça fait plus d’un demi-siècle que Dunhill laisse tant de clients avides sur leur faim. La LC est et restera selon toute probabilité une relique des années 20 et 30 du siècle passé. Quel dommage !

Dunhill LC

Illustration du site de John Loring

Il est grand temps de vous la présenter, cette aristocrate. En fait, une LC n’est rien d’autre qu’une 120 version turbo, une 120 injectée aux stéroïdes. Ceci dit, de grâce, ne concluez pas que cette grande dame qui fait entre 17 et 18 cm de long et qui arbore fièrement un fourneau de 6 à 7 cm de haut, doit être une grosse bobonne à laquelle les proportions parfaites de la 120 font défaut. Au contraire. Avec son col de cygne gracieux, avec sa tige et son fourneau sveltes et avec sa ligne en S toute en fluidité, la LC pourrait bien être la bent billiard la plus élégante jamais créée. Bref, son nom laconique de Large Curved ne fait pas vraiment honneur à cette forme toute en finesse. Pourtant le légendaire Alfred lui-même a porté un intérêt particulier à ce très ancien design de Dunhill. Il semblerait que le modèle s’inspire des pipes à col de cygne telles qu’on en voyait au tournant du 20ième siècle à St.-Claude. On peut même être plus précis : la LC était basée sur des modèles de chez Genod. Bref, la LC est d’origine française. Cocorico !

Dunhill LC

une col de cygne Genod

Une mission

Ca fait des années que je bave devant les photos de LC et de 120 surdimensionnées sur le site web de John Loring, le grand spécialiste des pipes Dunhill. Impossible cependant d’en dégoter une. Et même si par hasard j’étais arrivé un jour à en repérer une, sans aucun doute son prix aurait été inabordable. Il fallait donc me rendre à l’évidence : je n’aurais jamais le plaisir de fumer une de ces fabuleuses pipes. Toutefois, ma nature de pitbull tenace ne me prédisposant pas exactement à la résignation, je finis par m’imposer un défi : m’investir dans la défense et l’illustration de la LC et m’efforcer à sauver ce modèle en voie de disparition. Plutôt que de me vautrer dans la nostalgie, je décidai d’aller de l’avant. Une renaissance, voilà ce qu’il fallait. Et rien de moins. Il fallait donc attirer l’attention de pipiers contemporains sur cette forme d’antan, leur donner l’envie de la faire revivre. Pendant des années ce projet m’a hanté mais sans se concrétiser. A qui fallait-il que je m’adresse ? Les pipiers allemands, italiens et américains avec qui j’entretiens des rapports privilégiés, s’expriment tous dans un vocabulaire formel personnel qui n’a pas grand-chose en commun avec la tradition franco-anglaise. Je ne me voyais pas demander à un Cornelius Mänz, à un Marco Biagini ou à un Rad Davis d’abandonner leur style pour me faire une copie d’une forme étrangère à leur univers. Non, ce qu’il me fallait, c’était soit un pipier chevronné, classique, vieille école, soit un jeune qui n’ait pas encore développé de style personnel et qui ne soit pas insensible à l’esthétique d’avant la révolution scandinave. Et idéalement cet artisan expérimenté ou ce jeune à l’esprit ouvert, ce serait un Anglais ou un Français. Mais qui ? Je n’ai jamais été un grand fan des Bill Ashton Taylor, des Barry Jones ou des Les Wood. Quant aux fabricants français, après mes critiques publiques mal digérées, j’avais l’impression que pour eux j’étais persona non grata.

Mais voilà que récemment tout a changé. Ce jeune Français qui a du talent et qui s’intéresse autant aux pipiers en vogue qu’aux grands classiques franco-anglais, désormais il existe. J’ai nommé David Enrique. Et ce qui plus est, il s’avère que lui et moi, nous entretenons des rapports des plus amicaux. Et puis, ô surprise, depuis que Pierre Morel, le vétéran le plus doué de St.-Claude, s’est lancé sur l’autoroute digitale, il a pris l’habitude de partager avec moi par voie électronique à la fois ses connaissances encyclopédiques et son humour inimitable. Ca ouvre des perspectives !

Il y a quelques mois j’ai donc envoyé à David Enrique et à Pierre Morel des photos de Dunhill LC et je leur ai demandé si ça pouvait les intéresser de m’en faire une réplique. Remarquez, le défi que je leur ai lancé, ce n’était pas de me livrer quelque chose dans le genre de la LC. Non, comme mon objectif était de vraiment faire revivre cette forme disparue, il me fallait une copie conforme. Tous deux, sans le savoir l’un de l’autre, ont immédiatement accepté. A la bonne heure ! Voilà le projet mis en route. Je leur ai indiqué parmi toutes les images de LC dont ils disposaient, les deux pipes qui à mes yeux captaient le mieux la si typique ligne de la Dunhill : un modèle de 1926 et un autre de 1934. Quant à la finition, j’ai demandé à Pierre Morel de me faire une pipe lisse, la finition traditionnelle des majestueuses pipes sanclaudiennes à col de cygne d’antan, alors qu’à David Enrique j’ai commandé une sablée qui rappelle les Dunhill Shell d’époque. Il ne restait plus qu’à attendre.

Je dois avouer que je ne suis pas le premier amoureux de la LC à avoir rêvé de la résurrection de la forme défunte. Il y a quelques années le vendeur américain d’estates Sam Goldberger a prié d’abord le pipier-star danois Teddy Knudsen, puis l’artisan autrichien David Wagner (Baff) de lui faire des copies de la LC. Vu les prix prohibitifs - $2000 pour une LC façon Teddy et $800 pour une LC Wagner - le marché n’en a pas exactement été inondé. Bref, un projet mort-né, même si le site web de David Wagner continue à proposer des répliques en diverses finitions.

Comment commander ?

Fermons cette parenthèse et revenons à nos oignons. Où en sont mes commandes ? Pierre Morel a étudié le jeu de lignes, m’a posé encore quelques questions, a fait des croquis, s’est demandé s’il procéderait à un perçage droit ou plutôt courbe. Quant à la bruyère, il n’envisage de travailler qu’avec un plateau qui permettra de tailler une pipe lisse flammée et sans défauts. Pas une sinécure pour une pipe aussi volumineuse. Il a donc décidé de chercher lui-même le plateau qu’il faut lors d’une visite imminente chez Mimmo, le coupeur qui approvisionne la plupart des pipiers haut de gamme. Bref, il me faudra encore un peu de patience. David Enrique, par contre, s’est déjà exécuté : la pipe est terminée et livrée. En fait, je devrais dire : « les pipes ». Et oui.

Mais avant de vous montrer fièrement les résultats, attardons-nous quelques instants sur l’art de passer une commande et sur l’interaction entre artisan et client que toute commission nécessite. Soyez-en conscient : une commande est une entreprise à haut risque. Elle peut être la cause de déceptions et d’irritations de part et d’autre. Je me permets donc de vous donner quelques conseils en la matière. Grosso modo, vous pouvez adresser à un pipier trois sortes de demandes : vous avez vu un modèle qui vous plaît, soit de la main de l’artisan même, soit de celle d’un autre, et vous voudriez quelque chose dans ce genre ; vous êtes tombé amoureux d’une pipe d’un artisan et vous lui demandez de vous faire une copie ; vous avez le coup de foudre pour une pipe d’artisan X, mais c’est pipier Y que vous priez d’en faire une réplique. Chacune de ces trois formes de commissions nécessite de votre part une approche perspicace pour éviter les pièges.

Quelque chose dans ce genre, ça dit tout et rien. Il est clair que ça manque de précision. S’il doit y avoir des pipiers qui apprécient la liberté que vous leur accordez et la confiance aveugle que vous leur faites, en général ils redoutent un tel vague et un tel flou parce qu’ils savent d’expérience que leur client à première vue si peu exigeant et si accommodant risque, au moment de la livraison, de se transformer d’un coup en fine bouche déçue et mécontente. Bref, un minimum d’instructions concrètes est impératif pour éviter les mauvaises surprises. Analysez et communiquez ce qui exactement vous séduit dans les pipes qui doivent servir au pipier de source d’inspiration. N’ayez pas peur d’ajouter que vous êtes allergique par exemple aux tuyaux sifflets, aux teintures à contraste ou aux fourneaux XL. Ca vous évitera, à vous et à l’artisan, pas mal de tracas.

En principe les commandes les plus simples et les plus faciles à réaliser, ce sont les répliques qu’un pipier est prié de tailler d’un des modèles qu’il a l’habitude de faire. Là, les malentendus et les mauvaises surprises qui en découlent, sont exclus. A condition d’avoir des attentes réalistes : un pipier n’est pas un robot et deux pipes exactement identiques n’existent pas ! Même si l’artisan emploie pour votre copie un plateau de la même origine que celui dans lequel il a taillé la pipe que vous lui avez proposée comme modèle, il se peut parfaitement que la flamme soit moins parfaite, que le sablage s’avère moins régulier, que la surface présente quelques sand pits. Peut-être que le pipier jugera nécessaire d’employer une teinture plus foncée. La courbure du tuyau ou les dimensions pourront être légèrement différentes. Pour éviter la déception, là encore il faut bien communiquer et spécifier ce qui pour vous est essentiel, sans pour autant imposer au pipier des diktats maniaques du genre « la pipe doit peser 35g » ou « la tige en bambou d’un diamètre de 7mm doit compter 5 nœuds à des intervalles réguliers d’un centimètre et demi ».

Restent les commandes les plus difficiles pour l’artisan et les plus risquées pour vous : les copies de modèles d’un autre artisan. D’abord il faut bien savoir ce qui ne se fait pas : demander de copier une signature shape, c’.-à-d. une forme unique qui est associée exclusivement au nom de pipier X ou Y. On ne demande pas à un artisan de copier une Whale de Rolando Negoita, une P-shape de Peter Heeschen, une Clam de Jack Howell ou une Cala Lilly d’Alexander Florov. C’est tabou. Ai-je dit qu’il est par définition interdit de faire répliquer par artisan X un modèle de collègue Y ? Absolument pas. Personnellement j’ai déjà demandé à David Enrique de tailler une réplique d’une poker de Victor Yashtylov, d’une dublin de Mimmo ou d’une strawberry de Kei Gotoh. Bien que chacune de ces pipes présente des caractéristiques personnelles et originales, fondamentalement il s’agit de variations sur des thèmes classiques. Ces formes appartiennent donc en quelque sorte au domaine public. En outre, dans aucun de ces trois cas, il s’agit de formes dont leurs auteurs ont fait un thème personnel. Certes, ils ont créé un modèle particulier, mais ils ne l’ont pas clairement revendiqué en travaillant systématiquement dessus et, ce faisant, en donnant à ce modèle la stature de signature shape. Une dernière remarque : certaines formes nées de l’imagination d’un individu suscitent tant d’admiration et inspirent tellement de pipiers qu’elles finissent tôt ou tard par être considérées comme des classiques. Dès lors elles perdent leur statut de signature shape et le tabou est levé. C’est ce qui explique pourquoi on voit tant d’interprétations, voire de copies de modèles tels que la Ramses ou la Nautilus de Bo Nordh, la blowfish de Former et de Lars Ivarsson ou, plus récemment, la si typique cavalier de Hiroyuki Tokutomi.

Maintenant que vous savez ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, je vous donne deux conseils supplémentaires. Primo, n’oubliez jamais qu’à l’impossible nul n’est tenu. N’attendez pas d’un jeune artisan qu’il vous fabrique une calabash en bruyère sertie d’un foyer en écume. Il n’y a qu’une demi-douzaine de pipiers au monde qui réussissent cette prouesse technique. Pas la peine non plus de demander au pipier du coin de vous livrer une pipe avec une finition en golden contrast façon Eltang. Il n’y a que Tom Eltang lui-même qui dispose des produits chimiques nécessaires et qui maîtrise à la perfection la technique dont il garde le secret. Secundo, si un pipier se montre réticent, ne lui forcez pas la main. Si vraiment il ne sent pas la forme que vous convoitez ou s’il se gratte la tête devant l’exécution technique, laissez tomber. Vous aurez fort probablement épargné une bonne dose de stress et de frustration à la fois à votre artisan bien aimé et à vous-même. Par contre, s’il accepte avec enthousiasme votre proposition, vous ne devez pas avoir peur de le guider. Sachez que vous et lui, vous ne regardez pas une pipe de la même façon. Par conséquent, il vous faudra essayer de lui communiquer le plus précisément possible ce qui fait pour vous l’attrait irrésistible du modèle à répliquer.

Vous l’aurez compris : quelque soit votre commission, une communication correcte et précise est d’une importance capitale. Mieux le pipier comprend ce que vous attendez de lui, moins vous courez le risque d’être déçu au moment de la livraison. Cela ne présuppose pas uniquement de votre part un regard analytique, mais aussi et peut-être surtout la maîtrise du vocabulaire pipier. Croyez-moi, il n’est pas rare que lorsqu’un client refuse de payer une commande, un artisan s’adresse à moi pour ventiler ses frustrations, voire son indignation. A juste titre. Le pipier a fait à la lettre ce qui lui a été demandé et pourtant cela ne correspond absolument pas à ce que le client avait en tête. Or, la plupart du temps ce genre de confusion, de malentendu et de conflit est dû à l’impuissance verbale du client. Exemples. Un client commande une pipe avec un tuyau en « lucite ». C’est le terme communément employé en anglais pour désigner l’acrylique. Le pipier s’exécute. Commande refusée à cause du tuyau. Le client a bêtement confondu lucite et vulcanite, un synonyme d’ébonite. Un autre insiste au moment de la commande que la tige doit être aussi fine que possible. Le pipier taille donc consciencieusement une tige dans le genre spaghetto de Paolo Becker. La pipe finie, le client pique une crise : c’est quoi ça, cette tige maigrichonne ? Il s’avère qu’il a confondu les termes tige et bec ! Et apparemment il y a également des clients qui ne connaissent pas la différence entre sablé et rustiqué, entre virgin et tan, entre une tige carrée et une tige en losange, entre une bulldog et une rhodesian. Et j’en passe. Bref, passer une commande dans les règles de l’art, c’est passer un message clair, net et précis.

Chronique d’une gestation

En guise d’exemple, permettez-moi de vous conter la genèse de ma LC façon Enrique. Première étape, en novembre dernier : envoi de photos et formulation de ma requête. Voici la réponse de David :

Aha, la fameuse Dunhill 120 LC ! C'est une très belle forme. Ce qui est attirant dans cette pipe, c'est l'élégance qu'elle dégage par ses proportions. Un foyer haut qui se rétrécit légèrement, une tige longue et fine, un tuyau assez long avec une courbure allongée. Oui, oui, ça me tenterait de m'essayer à cet exercice. En réalité, j'avais déjà hésité à m'essayer à cette forme, il y a plusieurs mois. Mais j'avais vraiment du mal à voir ce qui faisait sa personnalité et son élégance. En tout cas, je ferai de mon mieux pour essayer de capter l'essence de ce modèle. Je te proposerai une pipe et, si elle ne te convainc pas, tu me diras ce qu'il faut améliorer et je recommencerai. C'est le genre de pipe que je ne suis pas sûr de réussir du premier coup.

Décidément David comprend parfaitement ce qui fait l’attrait de ce modèle et, ce qui plus est, il semble avoir vraiment envie de se jeter à l’eau. Je n’ai donc plus qu’à spécifier que malgré la ligne en S, j’apprécierais un perçage droit au lieu d’un perçage courbe à l’ancienne. David sait me rassurer :

J'ai fait un croquis de la 120LC, aucun besoin de perçage courbe : la pipe devrait même passer le test de la chenillette si elle est bien faite.

Pendant trois mois j’attends patiemment et je fiche la paix à David alors que nous continuons très régulièrement à faire la parlote. Pas un mot n’est échangé sur notre projet commun. Puis, soudain, je reçois une série de photos, une fiche technique et le message suivant :

Voici la pipe que j'ai terminée aujourd'hui. Il s'agit donc d'une réplique de la Dunhill 120 LC en finition tanshell. Je suis vraiment content de cette pipe car je retrouve la ligne fluide et la sensualité de la célèbre Dunhill. Le sablage est magnifique : un ring grain régulier et profond. Les œils-de-perdrix dessous sont moins intéressants. Le tuyau est en ébonite et le floc en delrin. La pipe est vraiment légère et équilibrée par rapport à sa taille. J'attends tes impressions avec impatience. N'hésite pas à me dire ce qui te plaît ou non : j'ai toujours du mal à juger une pipe lorsque je viens de la terminer.

Voilà donc le premier essai terminé et présenté. Fin de la première étape.

Je contemple et analyse en long et en large les photos. J’éprouve des sentiments mixtes : bien sûr il s’agit d’une très belle billiard courbe, mais à mes yeux elle ne capte pas suffisamment la délicatesse de la LC d’origine. Voici ce que je réponds donc à celui qui impatiemment attend ma réaction :

J'ai reçu ton mail hier soir, mais j'ai voulu prendre mon temps avant de te répondre.
Il est sûr et certain que c'est une très belle pipe. Pas de doute. Elle a du caractère, un beau sablage, une belle ligne. Ceci dit, à mes yeux, il y a un élément stylistique qui me paraît assez fondamentalement différent des vieilles LC. Une pipe est composée de trois parties et il y en a une qui ne capte pas l'esprit de la LC.
Le tuyau : rien à redire. Pourtant j'y reviendrai.
Le fourneau : bonnes proportions et tu as opté non pas pour des parois droites, mais plutôt pour une forme qui hésite entre la billiard et la egg, ce qui est typique de pas mal de vieilles LC.
La tige : là il me semble que tu as trop dévié du modèle et que tu n'as pas vraiment conservé la ligne d'une LC.
Regarde la série de pipes du côté droit :
Tu remarqueras que la jonction tige-fourneau se fait sur maximum 30% de la hauteur du fourneau. Chez toi on n'est pas loin de 50%. Le résultat, c'est que ta tige est assez massive, surtout près du fourneau alors que les LC sur la photo ont des tiges nettement plus sveltes. En fait, depuis la courbure du tuyau jusqu'au foyer on retrouve un diamètre quasi égal, alors que chez toi il y a une différence de diamètre évidente entre le point de courbure du tuyau et l'arrivée de la tige dans le fourneau. Et comme ta tige est plus massive, le tuyau lui aussi est moins fin que sur les LC. Or, à mon avis, c'est justement le côté svelte, tout en finesse de la tige et du tuyau et ce diamètre constant qui font la magie de la LC. Et c'est pareil pour le fourneau : grâce au fait que la transition tige-fourneau se fait vraiment dans le fond de la paroi du fourneau, le fourneau devient plus aérien et élégant.
Maintenant il faut ajouter que peut-être je me trompe parce qu'il n'est pas facile d'analyser à bon escient le jeu de lignes d'une pipe sur photo.
Honnêtement, que penses-tu de mes remarques ?

S’ensuit alors un dialogue qui va révéler d’une part que David et moi portons sur la LC un regard différent et d’autre part que parfois des impératifs d’ordre technique ont une incidence déterminante sur l’esthétique. En voici quelques extraits :

David : Etant donné que tu m'as dit que tu aimes la sensualité de cette pipe, j'ai décidé d'approfondir le côté arrondi, sans tomber dans l'exagération.
Moi : Ah, je vois. Comme quoi nous regardons tous une pipe de façon différente. Pour moi, la sensualité de ce modèle réside dans le mouvement fluide en S. Et je trouve ce modèle plus svelte qu'arrondi. Comme quoi.
David : Svelte oui, mais svelte et sensuel, svelte et souple. Pas svelte et rigide. Mais tu as raison : nous avons tous une manière différente de voir une pipe.

David : Là où je trouve certains tuyaux de LC assez monstrueux car ils restent trop longtemps à diamètre constant, je trouve mon tuyau plus élégant avec une courbure plus douce et moins abrupte.
Moi : Ben, c'est là que nous avons des goûts différents.

David : Tu as raison lorsque tu constates que ma tige est un peu plus massive. Elle l'est sans doute car je voulais garder suffisamment de bruyère pour pouvoir sabler sans déformer la tige et sans la percer. J'avais aussi la contrainte d'un perçage droit qui passe le test de la chenillette. J'ai donc pris quelques précautions pour ne pas ruiner un beau plateau. Pourtant, quand j’ai superposé sur l'écran ma pipe avec le modèle, je n’ai pas vu de différence vraiment flagrante : ma tige a un diamètre légèrement plus important, mais je n'ai pas détecté une différence d'agrandissement du diamètre, là où le diamètre du modèle reste constant. Maintenant que tu me le fais remarquer, je vois tout à fait de quoi il s'agit.
Moi : OK, je comprends tes contraintes d'ordre technique. Et si tu me dis que la tienne n'est pas clairement plus massive que les modèles, tu me rassures.
David : La tige est légèrement plus épaisse mais je ne pensais pas que ça allait à l'encontre de l'essence de cette pipe.

Je suis prêt à payer David, mais suite à cet échange qui s’avère être la deuxième étape dans la réalisation de ma commande, il me propose de se remettre au travail pour faire un deuxième essai qui tienne compte de mes remarques. J’accepte à la condition explicite qu’il en ait envie et que ce ne soit pas une corvée. David me rassure. Nous voilà prêts pour une troisième étape.

Une semaine plus tard je reçois le message suivant, accompagné d’une photo :

J'ai passé ma soirée d'hier à faire des croquis pour différents projets avec des clients. J'en ai donc profité pour refaire un croquis de la 120 LC à partir des modèles que tu m'as montrés. Quand je superpose ce croquis avec le croquis que j'ai utilisé pour faire le premier exemplaire, j'ai quelques différences. La tige est un peu plus longue sur mon deuxième croquis et le diamètre reste plus constant. Par ailleurs, la pipe est un peu moins ventrue devant. Sinon, c'est à peu près pareil. Est-ce que cela te convient si je pars sur ce croquis pour faire un deuxième exemplaire ?

Dunhill LC

Après avoir étudié le croquis, j’envoie ma réponse :

Merci pour ta persévérance.
Je trouve que ton dessin est plus proche de la LC archétypique que ta première pipe. Ceci dit, pour t’en rapprocher encore plus, je voudrais partager avec toi quelques observations qui peuvent bien être subjectives mais qui se basent sur mes observations personnelles.

1. Le fourneau du modèle me semble un peu plus svelte. J'y vois un effet "cheminée" que je retrouve un peu moins sur le croquis. Si dans ton croquis tu tires une ligne verticale imaginaire à partir du coin droit du rebord, il y a plus de bois qui reste à droite de cette ligne. Je crois que l'angle dans lequel tu dois dessiner l'avant du fourneau doit être un tantinet plus aigu. Pas facile à expliquer. Tu me comprends ?

2. Le fond de la LC a un arrondi plus doux que chez toi. Chez toi c'est un peu plus pointu.

3. Se peut-il que la tige de la LC soit très légèrement plus svelte ? Se pourrait-il que si l'intersection entre la tige et le foyer se faisait une fraction plus bas, tu captes mieux la sveltesse de l'ensemble ?

N'hésite pas à me dire que je me goure ! :-)

David réplique :

Il se peut qu'il y ait de sensibles différences mais c'est assez étonnant car j'ai décalqué le croquis en utilisant une impression de la pipe à l'échelle. Regarde, je viens de mettre la pipe en dessous en transparence. Mis à part une toute petite différence au niveau du haut du fourneau, c'est exactement pareil, il me semble. Mais je suis d'accord avec toi. Un rien déstabilise ce modèle. Je vais quand même essayer de voir si je peux faire quelques corrections, sachant que la pipe sera certainement encore sensiblement différente du croquis, et essayer d'affiner légèrement la tige et de lui faire un cul plus rond, puisque tu aimes les tailles sveltes avec un gros cul. :-)

Puis, peu après, arrive le message suivant :

J'ai commencé un nouvel essai de LC. Je crois que j'ai compris de quoi tu parlais lorsque tu me disais que la tige devait démarrer plus bas. Cela lui donne une allure un peu comme celle qu'on retrouve sur les pipes Ulm. On verra si j'ai, cette fois, réussi à capter la ligne de la LC. Le fait est que je ne me suis rendu compte de cette caractéristique qu'une fois le travail avancé. J'ai essayé d'aller dans ce sens mais je ne sais pas si ce sera assez marqué. J'ai déjà sablé la nouvelle pipe et le sablage est un peu moins beau que sur la précédente. Je pense qu'une teinture plus foncée lui conviendrait mieux. Je verrais bien une finition un peu comme sur les Shell.

Quelques jours plus tard, arrive une nouvelle série de photos. Le deuxième essai est prêt et David présente le résultat.

Poids : 58 grs
Longueur : 177mm
Diamètre chambre : 20mm
Hauteur : 66mm
Profondeur chambre : 61mm
Epaisseur du bec : 3,7mm
Passage d'air : 4mm
Tuyau en ébonite d'origine allemande taillé à la main
Finition sablée shell

Je pense que, cette fois, la tige est assez fine et le diamètre est constant. Le fourneau est plus en cheminée et moins en forme d'œuf. Le sablage est joli, même si je trouve qu'il ne passe pas très bien en photo. Cette finition est difficile à photographier. Il est moins régulier que sur la pipe précédente mais entoure néanmoins le foyer d'un ring grain appétissant. La pipe est légère pour sa taille et elle passe le test de la chenillette. Dis-moi ce que tu penses de ce deuxième essai. N'hésite pas à être franc, comme toujours.

Ce que je vois sur les images me permet de faire une réponse laconique :

Tu vois quand tu veux ! :-) Là je suis très satisfait. Je n'ajoute donc pas d'autres commentaires.

A quoi David, soulagé, répond :

Je suis content qu'elle te plaise. Et je dois t'avouer que, une fois de plus, tu m'as fait progresser à travers tes conseils et la commande de cette pipe. Il y a, en effet, des caractéristiques dans cette pipe qui m'ont permis de voir le raccord tige-fourneau sous un autre œil et de travailler donc d'une autre façon. Je pense que le résultat à l'avenir se verra dans certaines formes qui possèdent les mêmes caractéristiques.

Enchanté que David ait parfaitement compris ce sur quoi j’avais essayé d’attirer son regard, j’écris :

Je suis content d'apprendre que cette commande t'a permis d'apprendre et de progresser. Le raccord tige-fourneau est en effet un des éléments où l'on voit la différence entre un pipier accompli, disons Barbi, et une cloche, disons Bruce Weaver.

Et voilà, tout aurait pu se terminer là si je n’étais pas si amoureux du look des Dunhill d’antan. Tout en me doutant qu’il doit se dire que je suis un emmerdeur première classe, j’ose donc faire part à David d’un détail qui me tracasse : je trouve que sa teinture présente pas mal de points fort clairs que je n’ai jamais vus sur une vraie Shell. Je lui explique qu’en étudiant mes vieilles Shell, je remarque que c’est une teinte aubergine qui domine quand on regarde de loin, alors que quand on observe de près, on découvre également du bordeaux et du brun foncé. Pour lui donner une meilleure idée, je lui joins quelques photos d’une billiard courbe de 1924. David, bon enfant, me répond qu’il peut corriger sa teinture sans aucun problème. Et hop, nous voilà partis pour l’étape 4.

Un projet réussi

Le lendemain, nouvelle série de photos. Dès que j’ouvre les fichiers, je vois que cette fois-ci il n’y a plus rien à redire. Maintenant c’est parfait. Quand une semaine plus tard, les pipes arrivent à mon domicile, j’envoie à David le courriel que voici :

Encore une fois je constate que des photos, même très bien faites, ne rendent jamais justice à une belle pipe. Bref, je trouve tes deux pipes vraiment très réussies. Elles sont bien proportionnées, élégantes et elles ont à la fois de la classe et du "Schwung".
La tan shell est bien sûr plus en rondeurs que l'autre, mais elle ne fait absolument pas grosse bobonne. C'est tout simplement une très belle bent billiard. En prenant de la patine, elle affichera son beau sablage et elle en sera encore plus belle.

La LC style Dunhill, et ben c'est vraiment une LC style Dunhill. Tu as parfaitement capté l'esprit et la ligne. J'en suis ravi. J'adore aussi ta finition qui ne donne pas un aspect flambant neuf à la pipe, mais plutôt le look d'une pipe qui a un certain âge et qui a vécu. C'est ce qu'il fallait pour rappeler les vieilles Dunhill. Et j'aime beaucoup sa surface assez irrégulière et accidentée. Ca aussi ça rappelle les sablages d'antan. Un ring grain régulier aurait d’ailleurs détourné le regard de la forme, alors que c’est la « Gestalt » de la pipe qui mérite de capter d’emblée le regard.

Tuyaux. Tous les deux sont courbés élégamment et en parfaite harmonie avec le reste des lignes des pipes.
Becs : très confortables.
Jonctions : parfaites.
Poids et équilibre en bouche. Rien à redire.
Perçages et passages d'air : un grand coup de chapeau. La chenillette passe sans aucun problème de la lentille au foyer et en plus quand on regarde à l'intérieur de la mortaise, on découvre du travail très propre exécuté de main de maître.
Fumage : ça ne chauffe pas trop, ça ne produit pas d'humidité, ça a un tirage facile et ouvert. Les chenillettes ressortent propres. Ce sont donc des passages d’air sans excès de turbulence et de condensation. Rien à redire.

Bref, tu as fait un très bon job. Ca a coûté du temps et de la sueur, mais tu viens de terminer une belle LC dans le style Dunhill. Il n'y en a pas beaucoup qui peuvent s'en enorgueillir.

Le message final de David montre bien à quel point il se soucie de la satisfaction de sa clientèle :

Ben écoute, ça demande le temps que ça demande, mais ça vaut le coup d'avoir au final un client satisfait. Je viens de relire posément tes commentaires et je suis vraiment ravi. Je suis très heureux qu'elles te plaisent, surtout la vraie LC, et j'espère qu'elles seront toutes les deux de bonnes fumeuses.

Et bien, elles le sont. Toutes les deux. Après quelques essais avec des tabacs différents, je les ai dédiées aux mélanges anglais à base de latakia chypriote. Quand le soir, confortablement installé devant la télé, je fume tranquillement ces pipes majestueuses, l’expérience est voluptueuse et profondément satisfaisante.

Au terme de cet article, quoi de mieux pour nous quitter qu’une dernière image de ces deux beautés ?

Elles font rêver, non ? Si en admirant les lignes fluides d’une LC, vous éprouvez un coup de foudre, ne vous gênez surtout pas. Contactez le pipier de votre choix, montrez, commandez, commissionnez, réservez. Non seulement vous jouirez avec délectation du rare plaisir de succomber à la tentation, en plus vous contribuerez à la renaissance d’une des pipes les plus élégantes qu’un siècle de travail de la bruyère ait jamais produites.

Dunhill LC