Démenti

par Erwin Van hove

21/07/08

Il est vrai que je suis l’heureux propriétaire de quelques pipes. Je suis même prêt à avouer l’emploi passablement euphémique du vocable quelques puisque mon harem compte davantage d’odalisques qu’il n’en faut strictement pour constituer une rotation décente. Pire : malgré cet embarras du choix, je continue avec ferveur à scruter l’horizon de mon écran en quête de tentations toujours renouvelées. Je vous l’accorde donc sans problèmes : je suis un obsédé.

Suis-je pour autant un collectionneur ? A en croire ceux qui par ci par là me jugent, il n’y a pas de doute : ils m’appellent a collector, ein Sammler, un collezionista. Seulement voilà, j’ai beau me dire que mes confrères ne peuvent pas tous se tromper, je n’arrive point à déceler en moi, même pas enfouie dans les recoins les plus secrets de mon âme de pipophile, la moindre trace de convoitise de collectionneur. Je vous dis ça en toute franchise et sans ironie aucune. Cela étant, vous comprendrez que ceux qui veulent à tout prix et en dépit de mes protestations me cataloguer à tort, finissent par m’exaspérer. D’autant plus qu’aux yeux de certains le terme collectionneur n’est pas exempt de connotations défavorables aux relents de snobisme de nanti. Pourtant, les choses sont fort simples : je ne cherche nullement à collectionner. Tout ce que je veux, c’est de fumer un large éventail de pipes que je trouve belles, qui sont confortables en bouche, qui fument sans problèmes et qui arrivent à mettre en valeur les tabacs dont elles sont bourrées. Bref, je suis fumeur de pipes. Ni plus ni moins.

Dissipons d’emblée un amalgame coriace. Une accumulation de pipes, aussi abondante soit-elle, ne constitue pas fatalement une collection. Et dès lors, pas tout amasseur de bouffardes n’est nécessairement collectionneur. En d’autres termes, quoique tout collectionneur soit par définition plus ou moins obsédé, du moins je le présume, il y a bel et bien des obsédés de la pipe qui ne soient pas collectionneurs. Ce qui motive l’amoureux des outils de fumage n’a pas grand-chose en commun avec ce qui pousse le collectionneur. Les plaisirs du collectionneur, c’est la chasse et la quête, c’est la satisfaction de trouver, de compléter, d’amasser, c’est le désir de posséder et d’exhiber. En revanche, l’authentique pipophile tel que je le conçois, lui, est un insatiable curieux, un explorateur de l’univers de la pipe, un impulsif qui fonctionne au coup de foudre tout en étant connaisseur, un sybarite qui allie un sens esthétique personnel avec de strictes exigences d’ordre technique. Il veut découvrir et essayer. Le collectionneur, lui, ne sort pas de ses sentiers auto battus. Ce qui caractérise par définition le collectionneur typique, c’est son côté monomane. Le passionné par contre se distingue par son éclectisme et par son caractère volage. Le collectionneur est strictement monogame alors que le passionné papillonne à souhait.

Bien sûr, il existe mille et une façons de collectionner des pipes. Cependant, elles ont toutes un point en commun : la focalisation. Le collectionneur-type s’impose volontairement des limites, souvent très strictes et donc réductrices. A commencer par les bornes déterminées par le temps : les pre-trans Barling, les family era Sasieni, les Dunhill Patent, les écumes du 19ième siècle. Par la matière (toutes pipes en terre) ou par la finition (les Dunhill Red Bark). Par un quelconque thème allant des pipes sculptées en forme d’animal aux modèles novateurs des avant-gardistes tels Rolando Negoita, Michael Parks ou Stephen Downie. Par la taille et le volume, les magnums et autres XXL étant en vogue parmi plusieurs collectionneurs américains. Par le pays d’origine : on peut collectionner les japonaises ou les suédoises. Par le modèle : si certains collectionnent les interprétations personnelles de l’ukelele ou de la hawkbill taillées par toute une ribambelle de pipiers, d’autres poussent la monomanie à l’extrême et se limitent à un seul numéro du catalogue d’un fabricant (la Dunhill 120, la Castello 55). Et pour finir, bien évidemment, par la marque ou par l’artisan : on peut collectionner des Charatan comme on peut amasser des Talbert. Et on peut même se spécialiser en n’achetant que des Charatan Coronation ou des Talbert Halloween.

Ce n’est pas que je ne comprenne pas l’obsession de ces monomanes. Mais je la trouve bornée. A quoi bon se vautrer exclusivement dans le passé si le présent a tellement de choses passionnantes à nous offrir ou pourquoi ne jurer que par les modernes si les anciens nous ont laissé tant de petits chefs-d’œuvre ? Pourquoi se limiter aux danoises, aux écumes, aux lovats, aux lisses ou aux Comoy’s ? Bref, mettre des œillères et renoncer volontairement aux plaisirs de la diversité relève, à mes yeux, du masochisme.

Les bons pipiers achètent des matériaux de qualité et font des efforts considérables non seulement pour nous offrir des objets séduisants, mais aussi et surtout pour nous livrer des outils de fumage performants. Et pourquoi ? Parce que toute pipe, aussi belle, rare ou spectaculaire soit-elle, sert à être fumée. Or, jetez un coup d’œil sur eBay et sur les sites web spécialisés dans la vente d’estates. Vous y découvrirez bon nombre de pipes prestigieuses proposées à la vente, vierges et infumées. C’est dire le nombre de collectionneurs qui achètent des pipes sans l’intention de les fumer. Franchement, ça me dépasse. Quelles raisons peuvent-ils avoir pour refuser à une pipe sa destinée ? J’en devine quelques-unes : parce qu’ils ont peur d’abîmer un objet coûteux ; parce qu’ils refusent de dévaluer leur investissement ou pire, parce qu’ils comptent sur une flambée des prix et qu’ils espèrent vendre à profit ; parce que dans la pipe ils ne voient pas un outil de fumage mais un objet d’art à exhiber dans un cabinet. En tout cas, ces attitudes de frileux, de banquier ou de visiteur de musée n’ont de toute évidence rien à voir avec l’hédonisme jouisseur du vrai fumeur de pipes. Il me semble qu’entre un pipophile et l’ élue de son cœur le mariage doit être consommé. La femme fatale qu’est la pipe, est dotée d’atouts visuels, tactiles, olfactifs et gustatifs pour nous séduire et nous satisfaire. N’offrir à cette créature sensuelle qu’un amour platonique est en quelque sorte une terrible insulte : c’est nier son essence même, c’est lui refuser la vie.

J’ai vu des salons coûteux recouverts de plaids. J’ai connu un retraité qui tous les jours sortait sa grosse BMW du garage pour aller chercher sa femme à son lieu de travail, sauf les jours de pluie. Je connais un Allemand qui ne fume que des pipes à deux sous alors que dans sa salle de séjour il y a une vitrine où sont exposées des dizaines de high grade virginales. A mon avis, tous ces comportements relèvent de la pathologie. Ces personnes craignent la vie. Ils tentent de vivre sous une cloche, dans un univers parfait et immuable, sans usure. Ce qui les satisfait, ce n’est pas la jouissance que procurent leurs biens. Non, c’est le fait de posséder.

D’accord, il se peut bien que le portrait du collectionneur que je viens de peindre, soit quelque peu caricatural. N’empêche que fondamentalement l’attitude monomane du collectionneur se situe aux antipodes de l’ouverture d’esprit et du voluptueux épicurisme de l’amoureux de la pipe. Alors, de grâce, cessez de m’appeler collectionneur. Un passionné, voilà ce que je suis. Un passionné.