Obscurantisme médiéval : l'épreuve du feu

par Erwin Van Hove

18/04/05

Quiconque consulte régulièrement les nombreux forums consacrés à la pipe se rendra tôt ou tard compte que la famille des pétuneurs, à première vue si unie, est fondamentalement divisée en deux clans qui, même s’ils ne cherchent pas systématiquement la confrontation, ont de manifestes problèmes à communiquer et à se comprendre.

Permettez-moi de vous présenter les deux camps. A ma droite, les collectionneurs passionnés, les clients des artisans pipiers haut de gamme, ceux pour qui la pipe n’est pas un simple récipient qui sert à brûler du tabac, mais pour qui la pipe est également un bel objet, ceux qui ne se contentent pas du bon, mais qui aspirent à l'excellence. A ma gauche, ceux que recherche esthétique, tuyaux faits main, flocs excavés ou perçages parfaits laissent de marbre, les amis de la bouffarde roturière qui répond parfaitement à leur attente: consommer du tabac dans un outil de fumage terre à terre au prix démocratique.

Il n’arrive que très rarement que les amateurs du haut de gamme se montrent dédaigneux envers les choix de leurs collègues moins exigeants. Cela s’explique : d’habitude ils sont passés eux-mêmes par là et ils se rappellent, parfois même avec une certaine nostalgie, les jours où les petites pipes industrielles leur procuraient de longs moments de satisfaction. En outre, il leur reste toujours quelques favorites de cette époque qu’ils continuent à fumer avec plaisir. En revanche, il est beaucoup plus fréquent que les défenseurs de la pipe populaire font des reproches à ceux qui font d’autres choix. Ces prodigues dépenseraient des sommes passablement immorales à ce qui, après tout, n’est rien d’autre qu’un bout de bois et de caoutchouc avec deux trous dedans. Ils seraient élitistes, voire snobs. Cela aussi, ça se comprend. D’habitude ces braves gens qui s’indignent n’ont jamais essayé eux-mêmes de pipe haut de gamme et ils ignorent donc complètement en quoi, à part le côté esthétique, une pipe d’un artisan prestigieux pourrait se distinguer d’une pipe fabriquée dans une usine. Dans ces conditions, il va de soi que toute discussion entre les deux clans est un dialogue de sourds.

Quand la discussion s’échauffe, le moment fatidique arrive où un naïf croit qu’il a trouvé le moyen parfait pour prouver au-delà de tout doute que la pipe dite démocratique se fume tout aussi bien que la pipe huppée et que dès lors il sera clair une fois pour toutes que les amateurs de haut de gamme sont en effet des snobards qui, en plus, sont victimes de mécanismes psychologiques inconscients. Le naïf propose donc avec beaucoup d’aplomb et sur un ton de défi l’ultime test qui révélera la vérité et rien que la vérité : la dégustation à l’aveugle. Il fallait y penser, n’est-ce pas ! Simple comme bonjour : on prend par exemple trois pipes sanclaudiennes, deux italiennes faites à la main et une pipe vraiment haut de gamme. Un panel fume toutes ces pipes sans les voir et le tour est joué. Ce "blind test" comme disent nos amis anglophones, démontrera deux choses à la fois. D’une part il révélera que les élitistes ne seront pas capables de reconnaître la pipe chichi et d’autre part il sera prouvé qu’au niveau goût, une bonne petite française vaut une Chonowitsch. D’ailleurs est-ce que ce n’est pas grâce à la dégustation à l’aveugle qu’on a déjà ob-jec-ti-ve-ment prouvé que tel petit Côtes-du-Rhône valait bien un Châteauneuf-du-pape cinq fois plus cher ou que rares sont les personnes qui arrivent à reconnaître un Saint-Julien prestigieux dans un lot de Haut-Médoc à l’étiquette nettement moins huppée !

Allons-y donc. Procédons sans tarder à ce redoutable test. Tremblez, ô snobards !

(……)

L’avez-vous remarqué, ce silence assourdissant dans le paragraphe précédent ? C’est le silence gêné dans lequel s’immerge un cerveau qui, tout en se concentrant du mieux qu’il peut, doit s’avouer qu’il ne s’en sort pas. Parce que c’est vrai, nom d’une pipe ! Comment s’y prendre pour organiser ce fameux blind test ?

Organiser une dégustation à l’aveugle de vins est facile. Il suffit d’avoir une série de verres de dégustation appropriés et identiques, propres bien sûr, de l’eau pour se rincer la bouche, des chemises pour cacher les étiquettes des bouteilles. Il faut que ces bouteilles aient été débouchées et préalablement goûtées pour éliminer les vins bouchonnés ou présentant un autre défaut anormal. Dans ces conditions, on peut en effet parfaitement comparer différents vins, puisque la seule variable est le liquide, le récipient étant identique pour tous les vins et l’interaction chimique entre contenant et contenu étant exclue.

Qu’en est-il pour l’organisation d’un blind test de pipes ? Les difficultés sont nombreuses et souvent insurmontables.

Une dégustation à l’aveugle présuppose que les dégustateurs ne savent pas quelles pipes leur sont proposées. Il faut donc rendre les pipes anonymes. Comment ? En cachant simplement la nomenclature ? Insuffisant bien sûr. Des connaisseurs pourront reconnaître un pipier ou une marque à la forme ou à la finition de la pipe. Peut-être alors en cachant la tête entière avec du papier aluminium, de la bande adhésive non-transparente ou un chiffon ? Mais est-ce qu’ainsi on ne risque pas de changer la respiration naturelle des pipes et leur aptitude à évacuer la chaleur et est-ce qu’on ne risque donc pas d’influencer le résultat ? Et puis, il y a le problème des tuyaux. Des fumeurs chevronnés vont regarder la forme et l’épaisseur des lentilles, étudier les dimensions et le modèle des ouvertures, essayer le confort en bouche. Ainsi ils sauront immédiatement quelles pipes ont des tuyaux préformés de série et quelles pipes sont équipées d’un tuyau fait main. Peut-être qu’ils sauront même qui est l’auteur de ces becs. On pourrait bien sûr glisser un de ces embouts en caoutchouc autour des becs. Oui, mais l’ouverture restera visible. En plus, une majorité de fumeurs trouve cet embout si désagréable et gênant qu’il risque d’influencer leur jugement. Ce serait comme déguster du vin dans des verres à moutarde. Reste une seule solution : faire monter les pipes de tuyaux identiques pour les rendre complètement anonymes. Grave erreur, ça ! La façon dont se fume une pipe et dont la saveur se développe est en partie déterminée par la façon dont le tuyau est percé et par la façon dont est modelée l’ouverture. Changer de tuyau est donc exclu si on veut conserver les caractéristiques d’origine des pipes. Et de grâce, qu’on ne vienne pas me proposer de tester des pipes, les yeux bandés et les mains enfouies dans des moufles ! Vraiment commode pour allumer convenablement le tabac ou pour manier à bon escient le bourre-pipe ! Et puis, si le ridicule tuait, on ne trouverait point de candidats dégustateurs !

Bref, il est clair que la condition de l’anonymat est impossible à remplir.

Et puis, quelles pipes peut-on réellement comparer ? Suffirait-il d’acheter au hasard une demi-douzaine de pipes, toutes fourchettes de prix confondues, de producteurs différents ? Ne faudrait-il pas que les modèles soient identiques ? Oui mais, justement, les différents producteurs ne font pas de modèles identiques. Et ne faudrait-il pas que toutes les pipes retenues n’aient pas uniquement la même forme, mais également exactement les mêmes dimensions ? Peut-être qu’on pourrait demander à différents pipiers de fabriquer une pipe selon un cahier de charges très détaillé et rigide ? Oui mais, ce faisant on ne respecte ni la typicité de l’œuvre des pipiers, ni leurs propres choix d’ordre technique. On falsifierait donc les résultats.

Pour tester les pipes retenues, on devra les fumer. Il faudra donc choisir un tabac. Je présume le même tabac pour toutes les pipes et pour tous les dégustateurs. Voici que les choses se compliquent sensiblement. Il est connu que certaines marques de pipes ont une prédilection pour tel type de tabac alors qu’elles ne s’harmonisent guère avec telle autre herbe. On risque donc de faire des injustices. En outre, les fumeurs chevronnés ont l’habitude, quand ils déflorent une pipe neuve, d’essayer plusieurs sortes de tabac afin de déterminer quel mélange la pipe accepte sans rouspéter. Faudra-t-il faire pareil pendant le test ? Ou chaque testeur aura-t-il le droit de ne fumer que ses tabacs préférés ? Evidemment, tout ça constitue un sérieux problème de méthodologie. A priori on teste simultanément deux variables et leur interaction.

Autre problème. Un blind test, d’accord. Mais de quoi ? Mettons qu’une demi-douzaine de dégustateurs participent au test. Quelles pipes fumeront-ils alors ? Les mêmes pipes seront-elles fumées à tour de rôle par les divers participants ? Mais alors, le dernier fumera des pipes culottées, alors que le premier aura fumé dans du bois vierge. Pas sérieux, ça. Ou faudrait-il commander chez les fabricants des séries de pipes identiques pour que chaque dégustateur reçoive sa propre pipe ? Mais d’un ébauchon à l’autre, il peut y avoir d’énormes différences gustatives. Par définition à éviter, ça. Il n’y donc aucune solution acceptable. C’est la quadrature du cercle.

Et les dégustateurs ? Faut-il exclusivement des fumeurs ayant une longue expérience de la pipe ? Des gens qui ont fumé au cours de leur carrière à la fois du bas de gamme et des pipes huppées ? Ceux qui n’ont jamais tâté du haut de gamme, disposent-ils du bagage nécessaire pour pouvoir juger et comparer avec discernement ? Ou faut-il au contraire des testeurs ingénus sans aucun préjugé ? Et puis autre chose. Qu’en est-il des préférences individuelles ? Certains apprécient avant tout le goût sombre d’une Dunhill ou d’une Ashton, alors que d’autres ont une prédilection pour la saveur cristalline d’une Castello. Et comment éliminer l’influence de ces préférences sur leur jugement ?

Il est évident qu'organiser de façon judicieuse une dégustation à l'aveugle n'est guère une sinécure. Mais je m'efforcerai un instant de faire abstraction de mon scepticisme. Mettons que quelqu'un de plus intelligent que moi a quand même trouvé une solution à tous les problèmes de méthodologie mentionnés. On peut donc enfin procéder au test. Ouf. Mais je vous le demande : pour prouver quoi ? Quelles pourraient bien être les conclusions qu'on pourrait tirer de pareil exercice ? Parcourons donc les possibilités.

Un des dégustateurs est un défenseur de la pipe haut de gamme. Cependant il n'a pas réussi à reconnaître la Jess Chonowitsch subrepticement introduite dans une série de pipes beaucoup moins chères. Conclusion ? Une Chonowitsch n'est pas meilleure qu'une pipe roturière ? Une Chonowitsch ne produit pas de goût typique ou reconnaissable ? Il est maintenant prouvé que le dégustateur en question est vraiment snob ? Le dégustateur n'a pas le sens gustatif performant ? Jess Chonowitsch est vraiment surestimé ? Le jour où Jess a taillé cette pipe particulière, il n’était pas en forme ? Ou une combinaison de ces hypothèses ? Je dis bien hypothèses, non pas conclusions. Ou est-ce vraiment beaucoup plus simple que cela et est-ce que je me complique inutilement la vie ? Echantillon X produit un goût nettement meilleur qu’échantillon Y. Par conséquent, marque X est meilleure que marque Y. Simple comme bonjour, non ! Si vraiment vous pensez ça, c’est que vous ne connaissez absolument rien à cette maîtresse mystérieuse et capricieuse qu’est la bruyère.

Chaque plateau et chaque ébauchon ont leurs caractéristiques propres. Dès lors, même si un pipier taille deux pipes parfaitement identiques en employant les mêmes outils et les mêmes techniques, mais en employant deux blocs de bruyère différents, il n’arrivera jamais, mais alors jamais, à produire deux pipes dont la saveur et les caractéristiques au fumage soient identiques. L’expérience a déjà été tentée. Et plusieurs fois. Des pipes identiques n’existent pas. Point à la ligne. Plus fort : un jour le grand Sixten Ivarsson a taillé une pipe dans un plateau énorme. Comme ce bloc de bois était suffisamment grand pour en faire une deuxième, le légendaire maître pipier s’est remis au travail et a taillé une copie parfaite de la première. Sans conteste les deux pipes se fumaient différemment et avaient indéniablement leur propre caractère. Voilà, tout est dit.

Finalement, il n’y a qu’une seule conclusion qui s’impose : le blind test de pipes est un leurre. L’histoire nous a d’ailleurs enseigné que tirer des conclusions de l’épreuve du feu mène d’office à de monstrueuses injustices. Croire en cette pratique est dangereux et avant tout vraiment stupide.