Foutez-moi la paix avec vos maîtres !

par Erwin Van Hove

20/05/13

Dans son excellent recueil d’articles The Perfect Smoke, le collectionneur américain Fred Hanna instaure une hiérarchie claire et nette entre les pipiers. Il y a des artisans, des artistes et des maîtres-pipiers. Examinons comment Hanna définit et circonscrit chacune de ces catégories.

Un artisan au sens où l’entend Hanna, est un pipier réellement compétent qui maîtrise tous les aspects techniques du métier, qui produit par conséquent des pipes parfaitement performantes et confortables, et qui est capable de tailler toute une gamme de modèles divers. Dès lors, un ouvrier qui depuis des années fait des pipes de A à Z chez Castello par exemple, peut être qualifié d’artisan. Par contre, Hanna attire l’attention sur le fait que relativement peu de pipiers ont suffisamment de métier pour mériter ce titre. Bref, ce n’est pas parce qu’un individu fait des pipes hand made qu’il peut automatiquement être considéré comme un authentique artisan. Je suis le premier à souscrire à cette thèse.

Un artiste est un pipier qui se distingue par sa créativité et son originalité. C’est donc quelqu’un qui invente et qui innove au niveau esthétique. Il peut être iconoclaste et nous dérouter ou au contraire nous impressionner par son raffinement. Remarquez que l’artiste n’est pas nécessairement supérieur à l’artisan : il se peut très bien qu’au niveau technique il soit moins calé. Pour preuve les nombreuses pipes artistiques qui inondent le marché et qui ne brillent ni par leur confort ni par leur fonctionnalité.

Un maître-pipier marie en quelque sorte la maîtrise technique de l’artisan et le flair esthétique de l’artiste et les porte à leur apogée. Non seulement ses pipes sont techniquement parlant en tous points irréprochables, elles sont en plus immédiatement reconnaissables, le maître ayant développé un véritable style personnel. C’est le genre de pipier qui arrive à créer de nouveaux modèles appelés signature shapes qui d’emblée deviennent de nouveaux classiques qui seront copiés ou réinterprétés par des collègues admiratifs. Chez le maître, fonctionnalité et art, performance et style vont de pair.

Brian Ruthenberg

Brian Ruthenberg

Christian Wolfsteiner - Tarock Briar

Christian Wolfsteiner - Tarock Briar

Bo Nordh

Bo Nordh

Cette classification a le mérite d’être claire. Les nombreux débutants qui poussent comme des champignons et qui proposent des bouffardes aux formes molles, mal proportionnées, manquant de fluidité, aux becs inconfortables, aux perçages maladroits et à la finition primitive, ne font tout simplement pas partie du corps de métier. Le pipier américain Brian Ruthenberg qui taille des pipes parfaitement bien exécutées dans un style emprunté aux marques classiques italiennes, est incontestablement un artisan. Il va de soi que Christian Wolfsteiner de Tarock Briar qui surprend par ses créations hautement originales mais dont la maîtrise technique n’est pas toujours à la hauteur, est un artiste. Et qui parmi vous oserait refuser à Bo Nordh ou à Michail Revyagin le statut de maître-pipier ?

Et pourtant. En y réfléchissant, on se rend vite compte que ce classement n’est pas aussi clair que ça. Prenons Jim Cooke. Est-ce que c’est un maître incontesté vu qu’il a porté l’art du sablage à son apogée et qu’on reconnaît immédiatement sa patte quand on voit une de ses pipes sablées ? Ou faut-il déclasser ce surdoué du sablage au rang d’artisan, étant donné qu’il n’a jamais créé des formes nouvelles ? Et que faire de Giancarlo Guidi, le patron de Ser Jacopo, qui a créé des séries à l’esthétique originale et reconnaissable devenues des classiques, mais dont l’exécution technique et la finition, toutes respectables qu’elles soient, n’atteignent peut-être pas le niveau de perfection de l’authentique high grade ? Et comment classer un Axel Reichert ou un Will Purdy ? Tous deux sont de fins techniciens de la pipe, tous deux ont créé de toutes pièces des formes hautement personnelles et esthétiquement réussies. Seulement voilà, ces modèles ne se sont jamais imposés comme de nouveaux classiques imités par leurs collègues. Sont-ce des artistes de la pipe ? Ou plutôt des maîtres méconnus ? Bref, la taxonomie de Hanna n’est pas exactement exempte de flou artistique.

J.T. Cooke

J.T. Cooke

Will Purdy

Will Purdy

Et puis il y a autre chose qui gêne. Me gêne. C’est la conviction qu’un pipier qui a développé un style personnel et reconnaissable, a par définition plus de mérite qu’un autre à l’esthétique moins individualiste. Il me semble qu’à cet égard il faut nécessairement faire une distinction entre deux genres de pipiers. Bo Nordh a taillé d’innombrables pipes classiques dont les formes ne se démarquent aucunement. En même temps, il a créé du jamais vu : la ballerina, la ramses, l’elephant foot, la nautilus et j’en passe. C’est donc un pipier remarquablement complet et universel. Pareil pour Michail Revyagin : il n’a pas fait que des modèles novateurs et surprenants. Il a taillé par exemple des billiards, des bulldogs, des horns. Ce genre de pipier est-il plus accompli et plus complet qu’un Ruthenberg ou qu’un Bonacquisti ? Cela va de soi. Mais qu’en est-il de pipiers comme Larry Roush ou Wolfgang Becker ? Nul doute qu’au niveau technique leurs pipes sont difficilement surpassables. En outre, il est incontestable qu’ils ont un style original et reconnaissable au premier coup d’œil. Il faut donc conclure que ce sont de véritables maîtres-pipiers. Et pourtant je me demande si le roi de la pipe compacte et virile serait capable de tailler une elephant foot parfaitement réussie ou si l’obsédé de la tige surdimensionnée saurait nous livrer une irréprochable spaghetto dans le style de son homonyme italien. Rien n’est moins sûr. Se pourrait-il que ce genre de pipier, tout capable et reconnaissable qu’il soit, manque d’universalité ? La frontière entre un maître au style personnel et ce que nos amis anglophones appellent a one-trick pony, c’est-à-dire quelqu’un qui n’a qu’un tour dans son sac, me semble tout sauf nette.

Michail Revyagin

Michail Revyagin

Wolfgang Becker

Wolfgang Becker

Le temps est venu de vous faire un aveu : personnellement, j’ai davantage d’appréciation, voire d’admiration pour un artisan polyvalent et versatile qui taille avec le même bonheur une Dunhill LC, une blowfish à la Tokutomi et une bulldog d’Ilsted, que pour un soi-disant maître au répertoire caractéristique mais limité. Le talent qui consiste à saisir l’essence d’une forme conçue par un autre, à en comprendre le jeu si particulier de lignes et de proportions et à les reproduire à la perfection me semble lourdement sous-estimé. Ce don-là, tout autant que celui qui permet de développer un style personnel, est rare. Très rare. Or, Dieu sait que vous et moi, on en a besoin, de ce genre de talent !

Comme moi, vous avez à maintes reprises connu ce moment de profonde déception : vous tombez sur une pipe pour laquelle vous éprouvez un coup de foudre, mais elle est marquée vendue. Pire : elle est bel et bien disponible, mais son prix dépasse largement votre budget. Dans le premier cas, vous pouvez toujours demander au pipier s’il accepte de vous tailler sa sœur jumelle. Le second cas est plus compliqué : il vous faudra partir à la recherche d’un artisan qui convient mieux à votre budget, qui se croit capable de copier la pipe en question et qui est prêt à le faire. Seulement voilà, dans les deux cas, votre commande risque sérieusement de se solder par un échec qui non seulement sera source de nouvelles frustrations, mais qui vous placera également dans une situation embarrassante vis-à-vis du pipier en question. C’est en tout cas mon expérience. Parce que l’artisan qui copie sa propre pipe, n’est ni un robot ni un tour copieur. Parce que sans s’en rendre compte il aura légèrement modifié la forme qui vous émouvait tant. Parce que dès lors vous ne retrouvez plus ces lignes et ces proportions qui vous paraissaient si parfaites. Bref, parce que là où le pipier voit une copie conforme, vous découvrez un objet bien fait, certes, mais qui ne fait pas vibrer vos cordes. La magie a disparu. Avec le pipier mercenaire, c’est pire. Parce qu’il vous livre une pipe similaire, mais qui à vos yeux ne se rapproche pas suffisamment du modèle. Parce qu’il n’a pas vraiment compris ce qui exactement vous attirait tant dans la pipe originelle. Ou tout simplement parce qu’il s’avère qu’il n’a pas suffisamment de métier pour copier une pipe d’un confrère plus habile que lui.

Quelques pipiers comme Hermann Hennen, Pierre Morel, Rad Davis, Yuriy Aksenov ont réussi à me combler avec des copies. D’autres m’ont déçu. Parfois même cruellement. De tous les pipiers que je connais, un seul a réussi à m’éblouir systématiquement, quel que soit le modèle à dupliquer. Il a copié pour moi une Bing, une LC et divers modèles de pipiers aussi variés que Victor Yashtylov, Mimmo, Jeff Gracik, Adam Davidson, Kei’Ichi Gotoh ou Gert Holbek. Chaque fois il a réussi avec un instinct infaillible à capter l’essence et donc la logique interne des formes que je lui avais demandé d’étudier. Ce pipier, c’est David Enrique.

David Enrique

David Enrique

Adam Davidson

Adam Davidson

David Enrique

David Enrique

Mimmo

Mimmo

David Enrique

David Enrique

Il lui arrive de se plaindre de ne pas avoir de style personnel. Et c’est vrai, Enrique n’est ni Negoita ni Mänz. Cependant, il a un don tout aussi rare. Il a l’œil. Un œil analytique, certes, mais aussi et avant tout la modestie et l’ouverture d’esprit qui permettent de regarder la création d’un collègue sans que l’ego n’obscurcisse le regard et ne déforme l’image. Pour moi, Enrique est le seul et l’unique pipe whisperer que je connaisse. Les pipes lui livrent volontiers leurs secrets. Elles lui révèlent leur âme. Et lui, il est à l’écoute, il comprend, il assimile. Ce n’est pas tout. Encore faut-il le savoir-faire et la précision des gestes pour matérialiser le jeu de lignes et de courbes rêvé par autrui, pour transplanter patiemment et minutieusement l’âme d’une pipe dans un nouveau bloc de bruyère. En ce sens, David Enrique ne copie pas. Il recrée. Et cette capacité de redonner la vie à toute une panoplie de formes qui sans lui risqueraient de passer aux oubliettes, mérite autant de respect que les facultés créatrices d’un Talbert ou d’un Savenko.

Selon la taxonomie de Fred Hanna, David Enrique est un typique artisan. Dans la hiérarchie de la guilde, le pipier français se trouve en bas de l’échelle. De la piétaille. Et pourtant, nous venons de constater que ce simple artisan excelle et se distingue par un aspect particulier de son art. Tout comme Jim Cooke qui, lui, a droit au titre de maître. Cette observation me fait conclure que la classification de Fred Hanna est arbitraire et injuste. Dans ce système, un pipier polyvalent, versatile et complet mais dont l’esthétique ne se démarque pas, sera toujours moins apprécié qu’un autre qui s’exprime dans un style personnel mais qui aura peut-être moins de cordes à son arc.

En vérité, ce classement est le fruit d’un préjugé qui trahit une insatiable soif de nouveauté, d’originalité, voire de spectaculaire. A cet égard, les exemples de maîtres-pipiers cités dans l’article sont éloquents. Horry Jameson, l’employé qui taillait pour GBD les Unique, une série de freehands dont les formes détonnaient dans l’univers de la pipe anglaise classique, mérite le titre de maître-pipier. Quant à la Scandinavie, il va de soi que Fred Hanna cite Sixten et Lars Ivarsson, Jess Chonowitsch, Bo Nordh, Poul Ilsted, Teddy Knudsen, Kent Rasmussen et Tom Eltang. Cependant, les raisons pour lesquelles ces pipiers incontournables ont droit au titre de maître peuvent surprendre. Ainsi Kent Rasmussen n’est pas cité pour son remarquable style sculptural et fluide, mais parce qu’il a créé la cobra. Pareil pour Eltang : ce ne sont ni l’étendue inégalée de sa maîtrise des formes qui lui permet de tailler avec le même bonheur des classiques irréprochables et des modèles résolument contemporains, ni ses finitions époustouflantes qui lui ont valu d’être cité. Non, c’est parce qu’il a créé un modèle en forme de cœur. Sur les vraies signature shapes d’Eltang, notamment une courte et très basique poker droite et une élégante cutty, toutes deux finies avec un rusticage typiquement eltangien, Hanna ne dit strictement rien. Ces formes ne seraient-elles pas assez spectaculaires ? Il est d’ailleurs significatif que dans la longue liste de maîtres scandinaves, il manque un pipier pourtant monumental. Depuis maintenant un demi-siècle Hans Jonny Nielsen, mieux connu sous son pseudonyme Former, fait des pipes techniquement parfaites dans une panoplie de formes matures, élégantes, voire raffinées. Seulement voilà, il ne verse ni dans l’innovation, ni dans le spectaculaire. Il passe donc inaperçu.

Horry Jameson

Horry Jameson

Tom Eltang

Tom Eltang

Peut-être même que l’idéologie qui se trouve à la base du classement de Hanna recèle un autre préjugé. D’Ivarsson à Nordh, de Knudsen à Rasmussen, de Baldi à Cooke, il s’agit de pipiers qui travaillent dans le créneau de la Über high grade, avec des prix en conséquence. Devons-nous comprendre que c’est exclusivement parmi les pipiers les plus chers au monde qu’on trouve les vrais maîtres ? Ceux qui pratiquent des prix plus démocratiques seraient-ils par définition exclus du cénacle de l’élite pipière ? C’est en tout cas l’impression que j’ai quand je constate que Fred Hanna décerne le titre de maître à Mike Butera, bien entendu un excellent pipier, mais qui s’exprime dans un style tout italien et qui dès lors n’a jamais fait montre d’une quelconque esthétique individuelle, alors que le grand styliste résolument non-conformiste qu’est Trever Talbert n’est nullement mentionné. Il est vrai qu’une Talbert n’atteint pas les prix exorbitants d’une Butera. Et que penser de cet autre oubli qui me semble impardonnable ? Connaissez-vous beaucoup de pipiers qui ont développé un style aussi personnel et réussi que Paolo Becker ? Or, cet esthète de la pipe qui continue à pratiquer des prix somme toute restés sages, est complètement passé sous silence.

Trever Talbert

Trever Talbert

Paolo Becker

Paolo Becker

Franchement, qui parmi vous a besoin d’une classification de pipiers ? Ca vous importe de savoir si Michael Parks est un excellent artisan, un artiste ou un maître ? Avez-vous besoin d’un classement pour pouvoir comparer la maîtrise et l’envergure de Victor Yashtylov et de Kevin Arthur ? Certes, il y a des artisans plus chevronnés que d’autres et il y en a qui sont plus talentueux, plus habiles, plus perfectionnistes, plus artistiques, plus personnels. N’empêche que tous sont artisans. Pas des artistes. Pas des maîtres. Des artisans. Tous. Point barre.

Pour terminer, un dernier mot sur ce Graal qui selon Fred Hanna constitue la différence fondamentale entre l’artisan moyen et le véritable maître : le style personnel. Dans les forums consacrés à la chose pipière, de temps à autre on s’amuse à un petit jeu qui consiste à montrer aux membres une pipe anonyme et à leur demander qui l’a faite. Il va de soi que sur ces images on ne retrouve ni une ballerina de Bo Nordh, ni une Wespe de Wolfgang Becker, ni une blowfish cavalier de Tokutomi. Non, d’habitude il s’agit soit d’une pipe atypique pour son auteur, soit d’une pipe qui à première vue manque de caractéristiques nettes et reconnaissables. Si je ne suis pas infaillible, loin s’en faut, j’ose quand même prétendre qu’à ce jeu-là, je ne suis pas mauvais. Comment ça se fait ? La réponse est simple. Parce qu’en fin de compte, tous les artisans présentent des caractéristiques qui leur sont propres. Et par conséquent, tous les artisans ont leur propre style. Tous. Il suffit de savoir regarder. Tout est là.


Konstantin Shekita