Les années maigres

par Erwin Van Hove

19/12/16

Fin 2014, non seulement j’avais pris la résolution de renoncer, une année durant, à l’achat de nouvelles pipes, en plus je m’étais par la même occasion permis de vous tenir un discours dans lequel je prônais – qui l’eût cru – la sagesse et la modération : je recommandais en effet à tous ceux qui disposent d’une rotation de bouffardes qui correspond à leurs besoins personnels de ne plus succomber à la tentation. (artinventaire14.htm)

J’ai tenu bon. L’année passée, ma seule et unique acquisition, c’était une pipe du forum commandée en 2014. Pour le reste : nada. Voilà ce qui s’appelle avoir du caractère. Oui, oui, il est permis d’applaudir, messieurs dames.

Est arrivée l’année 2016. Et là ma résolution en a pris un coup. Parce que la chair est faible et que des appétits d’ogre, ça ne s’ignore pas éternellement. Donc, oui, j’ai craqué. C’est ça, moquez-vous. Pourtant, je peux vous prouver que je ne suis plus le camé que j’étais avant et que j’arrive de mieux en mieux à contrôler mes impulsions. Tenez, au courant de 2011 et 2012, il m’a fallu 55 nouvelles pipes pour assouvir mes désirs. En 2013, 22. Plus que 14 en 2014. Quand même un net progrès. Et là, en 2016, j’en suis à 7. Avouez qu’il n’y a pas photo. Désormais, c’est raisonnable, me semble-t-il.

Les sept achats, la PdF 2014, deux pipes qui m’ont été offertes et une autre que j’ai troquée, ça fait onze nouvelles recrues à vous présenter.

1. Claessen, Dirk

Voici quelques années, l’artisan belge avait présenté une pipe qu’il avait baptisée canadian with an edge. Un jeu de mots. D’une part, la tige de la canadienne n’était pas classiquement ovale, mais étalait de chaque côté une arête. An edge. D’autre part, le foyer pouvait en choquer plus d’un, vu que sa surface bien flammée et parfaitement lisse semblait complètement gâtée par un gigantesque défaut, en réalité un rusticage imitant la croute de plateau. Or, en anglais, l’expression with an edge signifie quelque chose du genre avec quelque chose de non conventionnel, de bizarre, d’imparfait, voire de provocateur.

D’emblée, j’étais sous le charme de cette ligne si particulière et de cette balafre délibérée qui, à mes yeux, illustrait à merveille le principe japonais du wabi-sabi, c.-à-d. de la beauté imparfaite. Je ne sais plus ce qui à l’époque m’a fait hésiter, toujours est-il que la canadienne s’est vendue sous mon nez. Et ce qui plus est, à un collègue forumniste. La vache.

Septembre 2015. Le propriétaire me contacte : est-ce que sa Claessen m’intéresse toujours ? Et comment. Je lui propose alors un échange plutôt qu’un achat, ce qu’il accepte. Il choisit ma seule et unique Victor Yashtylov. Une Yashtylov contre une Claessen, c’est dire toute l’estime que j’ai pour le travail de mon compatriote.

Et pourtant me voilà déçu. J’étais déjà le fier propriétaire de dix Claessen. Toutes d’excellentes fumeuses. Cette onzième s’avère l’exception à la règle : elle refuse de se donner et boude tous les mélanges que je lui propose. Remarquez que techniquement elle est irréprochable. Le travail du pipier n’est donc pas en question. Seulement voilà, il y a tout simplement des plateaux, même des plus beaux ou des plus âgés, qui pour une raison ou une autre produisent leur vie durant un goût insatisfaisant. J’ai joué, j’ai perdu. Ça arrive.

2. Liskey, Steve

Je dois avouer que les deux modèles proposés comme PdG 2014 ne m’enthousiasmaient guère, mais comme c’était une aubaine de découvrir à un prix attractif le travail du jeune pipier américain, j’ai quand même passé commande.

En sortant la dublin de son colis, j’ai immédiatement senti qu’elle et moi, nous ne filerions jamais le parfait amour. Esthétiquement parlant, je la trouve plutôt quelconque avec sa teinture trop foncée et peu contrastée et surtout avec sa tige en bambou manquant de pureté et de finesse. Par ailleurs, il me semble assez absurde de faire l’effort de boucher les yeux du rhizome pour empêcher qu’ils ne s’encrassent, alors que le bambou employé est manifestement de piètre qualité, plein de petites taches foncées.

Il est vrai que le bec est confortable et que la pipe tire bien, mais niveau goût elle manque de douceur. Ce n’est pas qu’elle soit vraiment désagréable, mais elle a un caractère plutôt dur. Ceci dit, cette Liskey a l’avantage d’être polyvalente parce qu’elle n’est allergique ni au virginia, ni au latakia, ni au semois. C’est devenu une pipe que je fume régulièrement en conduisant, quand je pétune sans me concentrer sur les nuances des saveurs.

3. Morel, Pierre

A l’instant même où je l’ai vue apparaître sur le site de Pierre Morel, je savais qu’elle serait mienne. Un véritable coup de foudre. Quelle ligne parfaite, cette horn ! Et quelle combinaison réussie entre sablage et broussin ! Tout simplement une des plus belles Morel que j’aie jamais vues. Un cornet qui en jette.

Mais voilà que l’ami Pierre ne semble pas très chaud à l’idée de me la céder. Il m’oriente plutôt vers un autre cornet qu’il vient de terminer, lisse celui-là et arborant un grain AAA. Elle est en effet impressionnante, mais à mes yeux il lui manque la sensuelle pureté de la ligne qui m’émeut tellement. J’insiste donc. Et c’est alors que j’apprends pourquoi Pierre a eu une hésitation : il faut plier un peu la chenillette pour qu’elle passe de la lentille au trou de fumée et dès lors, Pierre a supposé que sa horn ne correspondrait pas à mes exigences personnelles. Je le rassure : tant que ça passe, je suis satisfait. Affaire conclue. Du moins, c’est ce que je pense. Mais Pierre me réserve une surprise : comme sa pipe me bouleverse tant, il tient à me l’offrir. Ca alors. En vérité, je ne suis qu’à moitié étonné parce que je savais déjà que sous ses airs de misanthrope ronchon se cache un cœur en or d’une très grande générosité.

Me voilà pourtant ébahi à l’ouverture du colis : en plus de la horn, en sort une bulldog fine et élégante, flammée et sans défauts. Parfaitement classique, elle pourrait sortir tout droit d’un vieux catalogue anglais. Pourtant, elle est signée Pierre Morel et gradée triple A.

Toute classique qu’elle soit, elle arbore un bec étonnant : sa sortie est bloquée par un bouchon en ivoire. Il s’avère qu’il s’agit d’une vis très finement travaillée. Simultanément je constate que comme elle est vissée en plein centre du bec, le passage d’air dans le tuyau a été percé en twin bore, c’-à-d que de chaque côté de la vis se trouve un perçage. Vu la finesse du bec, ces trois perçages, dont l’un taraudé, constituent un tour de force. Chapeau, le Morel. Mais Pierre m’informe qu’il s’agit en vérité d’une GBD d’avant-guerre faite à Saint-Claude. Il a voulu me prouver à quel point les pipiers sanclaudiens de l’époque maîtrisaient leur métier. C’est convaincant. Lui, il s’est borné à orner le pourtour du foyer d’un filet exécuté à main levée. Le résultat rappelle la Baker Street de la série Sherlock Holmes. Quant au bouchon en ivoire, j’apprends que c’est un régulateur de la fumée. Plus on le dévisse, plus la pipe tire. On peut donc adapter le tirage à ses propres préférences. Un pipophile contemporain, habitué aux passages d’air largement ouverts, fumera systématiquement sans aucunement bloquer les perçages. Dès lors, le bouchon me semble un gadget sans grande valeur, d’autant plus que la sensation en bouche de la vis qui dépasse du bec est assez bizarre. Pour le reste, c’est une excellente petite pipe qui respire facilement et qui fait honneur aux virginias.

Mais revenons à ma horn. D’une taille gigantesque, je la fume uniquement devant la télé, en la gardant dans la main. Elle est très légère par rapport à son volume et fume comme un charme, sans jamais glouglouter. Ayant adopté mes virginias sans rouspéter, elle me procure énormément de plaisir. Sans aucun doute, c’est la pipe offerte en cadeau qui me tient le plus à cœur. J’en profite donc pour réitérer ici mes chaleureux remerciements au maître-pipier magnanime qu’est Pierre Morel.

4. Nuttens, Bruno

Toutes les semaines ou à peu près, quelque nouveau pipier américain, russe, allemand ou asiatique ouvre un site web ou présente ses premières œuvres sur Facebook. Ça n’en finit plus. En France et Navarre, par contre, il est extrêmement rare de voir surgir un nouvel artisan qui ne soit associé à une marque sanclaudienne. C’est donc avec une saine curiosité et rempli d’espoir que je me suis intéressé au Belge qui s’est expatrié dans la Drôme et qui pour faire ses premiers pas dans le monde de la pipe, s’est fait guider par Pierre Morel.

Pour me faire une idée précise de son travail, j’ai exploré sa gamme entière. J’ai donc acheté en quelques mois pas moins de cinq pipes : une Vintage Collection, une Série Custom, rebaptisée entre-temps Heritage, toutes deux faites à partir d’ébauches séchées pendant au moins deux décennies, deux pipes entièrement faites main et pour finir, le gimmick maison, à savoir une corn cob à système calabash.

Commençons par la cob. En 2015, La Missouri Meerschaum Company saute sur le hype des pipes à chambre d’expansion et présente une série limitée de reverse calabash corn cobs. L’accueil du marché n’est rien moins qu’enthousiaste. A la demande d’un client, Bruno en fait sa propre version et présente le résultat aux forumnistes. D’emblée, c’est un franc succès parce que d’une part c’est une pipe originale et rigolote et que d’autre part, elle permet à ceux qui ne l’ont jamais essayé, de tester sans dépenser une fortune le fameux système calabash.

Personnellement, j’ai un seul reproche à faire à ma cob : vu la surface rugueuse de la mortaise, le montage du tuyau est assez rudimentaire, ce qui fait qu’il n’est pas facile de le faire tenir solidement en place. Pour le reste, quel plaisir que de fumer une cob montée d’un tuyau confortable. Ceci dit, c’est une pipe à tenir dans la main, vu son poids conséquent. Quant au système calabash, il fait exactement ce qu’il est censé faire : amener en bouche une fumée fraîche et sèche. J’ai dédié ma cob au burley et c’est un mariage des plus heureux. Bref, je suis très satisfait de ma reverse calabash revue et corrigée par Bruno Nuttens.

Passons aux bruyères. Mon premier achat, c’est une courte billiard dodue et finement sablée de la Série Custom, mais montée d’un tuyau entièrement fait main. Ces Custom au tuyau tourné dans la masse se reconnaissent à la tige marquée d’une étoile. La suivante, une longue et fine billiard lisse de la Vintage Collection à la bague en argent ancienne et fort décorative, est montée d’un tuyau prémoulé modifié. Après avoir examiné ces deux pipes, je conclus que Nuttens n’est pas un de ces génies de la pipe, tel Cornelius Mänz, qui dès ses tout débuts a su impressionner le connaisseur le plus blasé par son exécution et sa finition absolument parfaites. Non, Bruno me rappelle plutôt le jeune David Enrique à qui il a fallu peu de temps pour livrer du travail techniquement correct. Bref, à défaut d’être wow, c’est de l’ouvrage tout à fait respectable. Qu’en est-il du fumage ? La Vintage s’avère une bonne fumeuse de VA. La Custom, par contre, refuse d’être domptée, quel que soit le tabac que je lui propose. Shit happens.

A plusieurs reprises, j’ai remarqué qu’il arrive à Bruno de reprendre et modifier des pipes finies. Qu’il change de tuyau ou qu’il corrige une ligne, chaque fois la deuxième version est visiblement meilleure que la première. C’est important. Parce que cela prouve que le pipier novice prend du recul pour juger ses œuvres d’un regard critique et qu’il a l’œil pour voir ce qui au niveau esthétique ne va pas. Il finit donc par trouver les proportions justes et des lignes naturelles et fluides. Remarquez que ça aussi, ça prouve que Nuttens n’a pas le génie d’un Mänz qui dispose d’un infaillible instinct du beau et d’un sens artistique raffiné qui lui évitent de pécher contre les règles de l’esthétique. Mais en même temps c’est cette aptitude à l’analyse autocritique qui permet d’ores et déjà à Bruno de se démarquer de la cohorte toujours grandissante de faiseurs de pipes molles, balourdes et disproportionnées, condamnés à demeurer d’éternels bricoleurs, capables uniquement de séduire un public dépourvu de sens esthétique ou frappé de cécité.

La dublin faite main que j’ai achetée, illustre à merveille cette capacité d’autocritique que je viens de décrire. Quand Bruno en a publié les photos, j’étais impressionné par la qualité du sablage, mais en même temps mon regard était choqué par ce qui me semblait une manifeste gaffe d’ordre esthétique. Pendant que dans les forums, les louanges fusaient de toute part, j’ai décidé de me taire et d’attendre. Moins de douze heures après la mise en ligne des photos, plutôt que d’accueillir tous ces applaudissements, soudain Bruno avoue publiquement que sa dublin présente un défaut : une boursouflure au niveau de la jonction tige/tuyau qui casse la ligne de la pipe. Voilà, bien vu. C’est exactement cela qui m’avait coupé l’appétit. Le lendemain, nouvelle série de photos. L’erreur est corrigée et désormais, la dublin a une ligne fluide. Un monde de différence. Maintenant, cette belle sablée est la bienvenue.

Toute belle qu’elle soit, je ne suis pas satisfait quand je l’examine. Je le dis en toute sincérité dans un courriel adressé à Bruno, mais sans spécifier ce qui ne va pas, vu que je n’ai plus l’énergie après une très rude journée. Il est alors sept heures du soir. Un quart d’heure plus tard, réponse du pipier : il est bien embêté et impatient de lire mes critiques. Mon e-mail a dû le tracasser au point de lui faire perdre sommeil parce qu’à une heure et demie du matin arrive une nouvelle réponse. Après avoir mentalement passé en revue les différentes étapes de l’exécution de sa dublin, il m’énumère point par point les éléments qu’il est certain d’avoir réussis. Et par déduction, il finit par mettre lui-même le doigt sur le principal problème. Voilà une preuve supplémentaire de son sens autocritique aiguisé.

Le lendemain, je lui explique ce qui à mes yeux est problématique. Vous me pardonnerez de ne pas partager avec vous mes critiques. C’est entre le pipier et moi. Tout ce que vous devez savoir, c’est que sans aucune discussion, Bruno Nuttens m’a proposé de faire les corrections nécessaires en prenant à sa charge mes frais de port. Par ailleurs, à cette occasion et à l’instar de Larry Roush, il a décidé de se servir à l’avenir d’une check list qui lui permettra d’examiner une dernière fois tous les aspects d’une pipe vendue avant de l’expédier au client.

Arrive le colis avec ma dublin retouchée. Grande surprise : Bruno ne s’est pas borné à corriger les problèmes, il a eu le culot de modifier la ligne de la pipe en la raccourcissant d’un centimètre et demi ! Sans demander ma permission. Le moment de consternation passé, je dois me rendre à l’évidence : les proportions sont plus harmonieuses qu’avant. Quand je lui fais la remarque qu’avec de telles surprises, il prend quand même un sacré risque de décevoir ou d’irriter le client, il me donne une réponse désarmante : normalement il ne se permettrait jamais pareille modification sans l’aval du client, mais dans mon cas il était sûr et certain que j’apprécierais sa décision de raccourcir le tuyau. Et il a raison. Désormais je suis le fier propriétaire d’une pipe légère et compacte au sablage remarquable et au tirage absolument parfait, qui se montre douce et docile avec les virginias que je lui propose.

Reste le dernier achat : le tout premier exemplaire de la série de pencil shank inspirée par Paolo Becker. J’ai immédiatement aimé son élégante finesse et le contraste entre son austère raideur et le charme organique du broussin. Bruno la propose préculottée vu le foyer conique aux parois minces, mais je fais enlever la couche protectrice. Par principe. Si une pipe est d’une finesse telle que le risque de brûlure est réel, elle est par définition mal conçue et n’aurait jamais dû voir le jour. Na.

Pour s’attaquer à des tiges spaghetti à la Becker, il faut une assurance certaine. Du coup, je ne suis pas exactement surpris de constater que le progrès qu’a fait Bruno depuis mes premiers achats, est clair et net. Le raccord tige/tuyau est nettement mieux exécuté qu’avant et il saute aux yeux que le bois est bien mis en valeur par une finition profonde et chatoyante. Je suis sûr que Bruno a employé de la Danish oil avant d’appliquer la couche de cire de carnauba, ce qu’il confirme. Pour une pipe aux parois minces qui risquent de chauffer, c’est un choix judicieux : quand la carnauba fondra, l’huile danoise continuera à protéger le bois, tout en lui donnant une teinte chaude et une finition satinée. Et puis et surtout il y a la lentille qui est nettement mieux réussie que sur les pipes précédentes : sensuellement arrondie, elle est fort agréable en bouche, d’autant plus que la pencil pèse deux fois rien. Bref, voilà une pipe irréprochable.

Pourtant l’épreuve du feu est un cauchemar. La température dans le foyer monte tellement qu’il faut poser ma pipe toutes les deux minutes. Et ce qui plus est, la chaleur se répartit d’une façon anormale : au milieu du fourneau, il y a ce qu’on appelle un hot spot qui surchauffe immédiatement et d’où l’on sent rayonner la chaleur excessive. Quand Bruno apprend ça, il veut m’envoyer dès le lendemain une pipe de rechange. Je refuse parce qu’avant d’accepter cette proposition, je veux être absolument sûr que ma pipe est condamnée à cramer. Je me mets alors à la fumer deux fois par jour en essayant différents tabacs. Après chaque fumage, je bouche le foyer de ma paume pendant que je secoue la pipe pour que les cendres adhèrent uniformément aux parois. J’espère ainsi stimuler la formation d’un culot protecteur. C’est peine perdue. En un temps record le hot spot atteint des températures telles qu’il est impossible de poser un doigt dessus et à plusieurs reprises il se met carrément à suer, c’est-à-dire qu’il devient humide et brillant. Et puis un autre phénomène ne laisse plus de place au doute et confirme définitivement la thèse du hot spot : comme il s’agit d’une bruyère peu dense, la tige très fine devient de plus en plus foncée, ce qui n’a rien d’étonnant vu que l’épaisseur du bois y est minimale. Mais le même phénomène se produit au milieu du foyer à l’endroit du hot spot : y apparaît une tache qui s’assombrit à chaque fumage. Cela prouve qu’à cet endroit précis la paroi du foyer manque d’épaisseur. Or, un hot spot n’est rien d’autre qu’un vice caché sous la surface du bois, tel qu’une fissure, une crevasse ou même un petit caillou. L’indéniable présence de pareille anomalie scelle définitivement le sort de ma pencil : la belle à la poubelle.

Comme je me sens tout de même un peu coupable d’avoir fait enlever le préculottage, Bruno me rassure : toutes les autres pencil shank qu’il a vendues, ont un foyer vierge et tout se passe bien. Ouf. Il m’envoie immédiatement des photos d’une pencil de rechange qu’il avait déjà taillée et mise de côté. Elle me plaît, affaire réglée. Celle-là aussi est taillée dans du bois peu dense, ce qui fait qu’elle fonce à vue d’œil, mais de façon uniforme. Pas de hot spot cette fois-ci. Pourtant, je continue à penser que pour ce genre de pipe à parois très fines, la bruyère poreuse d’origine espagnole dont se sert le pipier, ne fait pas l’affaire.

Bruno Nuttens est loin d’être arrivé. Il a encore un bon bout de chemin à parcourir avant de mériter le titre d’artisan pipier accompli. Pour preuve le fait qu’il lui arrive régulièrement de tâtonner avant de trouver les proportions justes ou des lignes fluides. Ou le fait que les transitions tige/tuyau ne sont pas toujours parfaites. Ou encore le manque d’uniformité de ses lentilles. Ceci dit, il est incontestablement sur la bonne voie. En témoignent entre autres ses sablages qui d’ores et déjà sont particulièrement réussis ou le manifeste progrès qu’il a réalisé au niveau de ses finitions. En outre, Bruno a bien compris que pour nous livrer de belles et bonnes pipes exécutées dans les règles de l’art, il faut un outillage performant et du bois de la meilleure qualité. Et par conséquent, il investit systématiquement ses bénéfices dans son atelier et récemment dans des plateaux de chez Mimmo. Finalement, son évident sens de l’autocritique qui lui permet de prendre ses distances et de juger son propre travail sans indulgence ni complaisance, démontre que Bruno Nuttens a la mentalité pour réussir. A suivre donc avec grand intérêt.

5. Pastuch, Wojtek

En 2014, je vous disais que le jeune pipier polonais ne cessait de progresser et qu'en particulier ses sablages s'étaient sensiblement améliorés. Dommage que les photos un peu floues n'arrivent pas à faire justice à l'incroyable régularité de la surface sablée, mais croyez-moi, la volcano achetée à Premal Chheda prouve au-delà de tout doute qu'à present Wojtek est un sableur accompli.

Par ailleurs, cette volcano XXL a d'autres atouts comme l'évidente harmonie des teintes ou comme l'océan d'oeils-de-perdrix sur le fond bombé lequel produit un amusant effet rocking chair quand on pose la pipe. This is the most entertaining pipe I have come across in a long time, m'a écrit le patron de Smokers' Haven, lui-même pipier doué à ses heures. C'est dire que cette Pastuch, elle a de la gueule.

La gueule, je l'ai faite quand j'ai constaté que le Polonais, pourtant longtemps adepte des foyers vierges, a préculotté ma pipe et que, ô horreur, comme liant il a employé du verre liquide. Un péché mortel. Ca vous bousille le goût d'une bruyère en un tour de main. Et effectivement, les premiers fumages se sont révélés passablement infects. Depuis, ça va mieux, mais un foyer enduit de verre liquide plus jamais ne développera l'authentique saveur d'un foyer vierge.

Rien à redire par contre côté confort. Le bec un tantinet plus épais que d'habitude vu le volume de la pipe, présente une lentille sensuellement arrondie qui est un plaisir à tenir en bouche. Là aussi, on voit que Wojtek Pastuch a atteint la maturité.

Bref, ma volcano est parfaitement bien exécutée. Quel dommage que le jeune Polonais se soit fait influencer par l'obsession du préculottage que semblent partager tant de pipiers high grade.

6. Talbert, Trever

Je suis certain que vous connaissez les Goblins et les Halloween de l’enfant terrible américain. Mais connaissez-vous sa série Old Sea Captain ? C’est moins sûr. Voici la définition qu’en donne Trever : des formes classiques et droites, des tuyaux extravagants et des sablages noirs tellement extrêmes qu’ils semblent le résultat d’un siècle d’érosion par les vents de mer.

Quand je tombe sur la petite dublin tout juste présentée sur la page Facebook de Trever, je ne fais ni une ni deux. Cette Old Sea Captain-là est mienne. Tout me plaît dans cette pipe : sa forme toute simple, son sablage rugueux et la combinaison de la déco en bois de zebrano et du fascinant tuyau qui semble contenir de la fumée ou des gouttes d’encre tombées dans l’eau.

Ma précipitation va s’avérer une erreur. Normalement Trever aurait présenté sa pipe en long et en large sur son site de vente. Parfois ces descriptifs détaillés contiennent des mises en garde du genre attention tige fragile ou déconseillé aux clenchers. Or, cette fois-ci la pipe est déjà vendue avant que Trever n’ait pu rédiger son texte. Plus tard, trop tard pour moi, il me dira que chaque fois qu’il propose à la vente une pipe montée de pareil tuyau, il stipule clairement que cette résine qu’il fabrique lui-même est plus fragile que l’ébonite ou l’acrylique.

Je vous épargne les détails, mais j’ai fini par casser le bec de ma dublin. Horreur ! Je contacte Trever qui m’explique ce qui a dû se passer et qui me propose de me remplacer le tuyau en employant un matériau qui me conviendra mieux. C’est un peu la douche froide parce que justement j’adorais l’apparence du tuyau d’origine. Trever me console en me garantissant qu’il va chercher des barres d’ébonite qui s’harmonisent avec le zebrano. Le lendemain, il m’envoie une série de photos pour faire un choix. Nous sommes d’accord : le matériau qui convient le mieux, c’est une barre d’ébonite marbrée datant des années 30 et destinée à la fabrication de porte-plume.

Moins d’une semaine après que ma pipe a traversé l’Atlantique, Trever m’envoie des photos de la Old Sea Captain version 2.0. Est-ce que je suis satisfait ? Et comment ! Le nouveau tuyau va à merveille avec le zebrano et les anneaux en cuivre. D’ailleurs, Trever lui-même est si content du résultat qu’il décide à l’instant de fabriquer une autre Old Sea Captain avec la même combinaison de matériaux.

Désormais ma dublin ne me pose plus aucun problème et consume allègrement mes virginias. Tout est bien qui finit bien. Grâce à un pipier motivé et serviable à l’extrême qui a refusé tout paiement pour sa réparation. Chapeau.

Conclusion

Quatre pipes sur onze au goût plus ou moins décevant, ça fait beaucoup. D’accord, par rapport aux aperçus précédents, ce pourcentage de 36% est anormalement élevé. Il n’en demeure pas moins que des pipes exécutées dans les règles de l’art, mais au bois récalcitrant, ce ne sont pas exactement de rarissimes anomalies. Du moins chez moi. Suis-je malchanceux ? Possible. Blasé au point d’être trop exigeant ? Ça se peut. Ou serais-je tout simplement un fumeur incompétent ? Je n’exclus rien. Quoi qu’il en soit, je me sens bien seul. En parcourant les forums, je tombe sur des griefs et doléances de tous genres : perçages décentrés, becs inconfortables, tirage difficile, glougloutage et j’en passe. Mais des plaintes concernant des bouffardes au caractère de chien qui systématiquement vous spolient du plaisir d’une fumée agréablement douce, c’est à peine si j’en trouve. Au contraire. A en croire les forums, mes confrères pipophiles ont un sixième sens qui leur permet au moment de l’achat d’éviter méthodiquement tout ce qui n’est pas excellent. Toutes leurs pipes triées sur le volet sont même délicieuses dès les premiers fumages. Je ne vous cache pas que je suis bassement jaloux. Je vous dirai plus : je trouve ça injuste. Moi qui pendant quatre décennies me suis voué, corps et âme, à l’étude et à l’éloge de la bruyère, je n’ai manifestement pas droit à la bénédiction de la déesse Erica, alors que n’importe quel béotien qui approche la pipe avec désinvolture voire avec maladresse et ignorance, rentre d’office dans ses bonnes grâces. Ca fait grincer des dents. Et c’est comme ça que je bousille des tuyaux.

Non, vraiment, je suis dégoûté.